Olivier Père

Les Chiens de paille de Sam Peckinpah

Alors qu’un inutile remake vient de sortir aux Etats-Unis dans l’indifférence générale, le chef-d’œuvre de Sam Peckinpah Les Chiens de paille (Straw Dogs, 1971) est désormais disponible en Blu-ray zone 1 chez MGM, dans une version « unrated ».
Lors du montage d’Un nommé Cable Hogue (The Ballad of Cable Hogue, 1970) Sam Peckinpah envisage plusieurs projets. Celui qu’il préfère est une adaptation du roman de James Dickley « Deliverance ». Le travail de Peckinpah prend du retard et Délivrance (Deliverance) sera finalement mis en scène par John Boorman en 1972. Déçu par l’abandon de ce qui devait être son film suivant, « The Summer Soldiers », Peckinpah accepte de tourner « The Siege of Trencher’s Farm », d’après un roman anglais du même nom de Gordon M. Williams (pseudonyme de J. Anderson Black), soumis à Peckinpah par le producteur Daniel Melnick et qui avait suscité de la part du cinéaste un enthousiasme modéré. Le scénario final, écrit par David Goodman et Peckinpah, ne conserve pas grand-chose du roman si ce n’est l’assaut final d’une ferme par une bande de voyous. Les auteurs ajoute le viol de l’épouse. Le titre devient Les Chiens de paille (Straw Dogs), expression extraite d’une citation du philosophe chinois Lao-tseu. Les premiers choix de Peckinpah pour la distribution sont Jack Nicholson et Carol White. Mais Dustin Hoffman se montre vivement intéressé par le rôle du professeur tandis que le cinéaste impose la starlette Susan George, au vif regret d’Hoffman qui aurait souhaité une actrice plus âgée et moins sexy. Peckinpah s’installe à Londres pour son premier tournage sur le continent. Ses monteurs attitrés depuis La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969) ne sont pas disponibles et Peckinpah choisit une équipe de jeunes monteurs anglais parmi lesquels le futur cinéaste Roger Spotiswoode qui collaborera ensuite à plusieurs films de Peckinpah aux Etats-Unis. C’est Jerry Fielding, fidèle compositeur du cinéaste, qui signera la musique. Dès le début des prises de vues en Cornouailles (tous les extérieurs seront filmés à Londres) un conflit éclate entre les producteurs et le directeur de la photographie Brian Probyn qui sera remplacé par John Coquillon à la grande satisfaction du cinéaste. Victime des conditions climatiques épouvantables, Peckinpah tombe gravement malade, mais parvient à rester aux commandes du film grâce à une forte consommation d’alcool et des injections de vitamines B. Réputé pour son perfectionnisme et son caractère ombrageux, Sam Peckinpah ne tarit pas d’éloges sur le travail de Dustin Hoffman. Dans un environnement très viril, Susan George doit subir l’hostilité d’Hoffman, et le comportement ambivalent de Peckinpah. Ce dernier, conforme à sa réputation de macho, mais aussi de cinéaste obsédé par le réalisme, s’oppose à l’utilisation d’une doublure pour la scène clé du viol. Une fois le tournage terminé, Peckinpah s’envole pour les Etats-Unis afin de préparer son prochain film, Junior Bonner, mais aussi monter tranquillement Straw Dogs loin de ses producteurs qui souhaiteraient une fin moins noire. Dans le scénario original le couple était confronté après la tuerie de la ferme aux enfants du village armés jusqu’aux dents. La fin actuelle est peut-être moins pessimiste, mais elle conclut le film sur une note ambiguë et déstabilisante pour le spectateur. La même année que Orange mécanique (A Clockwork Orange) de Stanley Kubrick, la sortie de Straw Dogs réactive la polémique sur la violence au cinéma. La critique américaine est très impressionnée et le film est un gros succès de scandale, tandis que plusieurs journalistes en Europe n’hésitent pas à taxer Peckinpah de fasciste. Cette accusation, alimentée par la fascination du cinéaste pour la violence, aura la vie longue et continuera d’entacher la filmographie de Peckinpah, comme celle de Samuel Fuller ou de William Friedkin.

Sixième long métrage de Sam Peckinpah, Straw Dogs est le premier film du cinéaste à ne pas être un western et dont l’action est contemporaine de son tournage. En abandonnant non seulement le territoire des Etats-Unis mais aussi le genre américain par excellence, Peckinpah décide de se confronter à un sujet qui le passionne : la barbarie, enfouie sous le vernis plus ou moins épais des lois et de la civilisation, toujours prompte à exploser. Si le film emprunte au drame psychologique pour s’interroger sur l’importance de la violence, on retrouve dans Straw Dogs des situations qui appartiennent au western : en particulier l’assaut final, dans lequel le “héros” doit à la fois protéger un fugitif ayant trouvé refuge sous son toit, sa femme, mais surtout sa maison. Tout le film de Peckinpah installe une tension progressive jusqu’au morceau de bravoure final, déchaînement baroque de violence et de mort, mis en scène avec un art du montage et du ralenti établi depuis The Wild Bunch et ses fusillades sanglantes.
Le goût du cinéaste pour les scènes de violence emphatiques, à la fois stylisées et brutales, s’accompagne d’une misanthropie et d’un pessimisme encore plus spectaculaires.
Si le film de Peckinpah est aussi passionnant, c’est parce que son ambiguïté l’empêche de sombrer dans les travers du film à thèse. Et l’ambiguïté est toujours plus intéressante que la complaisance. Il est évident que Peckinpah ne dénonce pas la violence, mais en analyse les raisons et les conséquences. Le choix de Susan George est symptomatique des intentions du cinéaste. Son physique juvénile et sa sensualité la transforment dès le générique (gros plan sur ses seins pointant sous son chandail) en objet de concupiscence pour son ancien petit ami et ses compagnons de beuverie. Il n’est pas interdit de penser que la jeune femme est secrètement attirée par son ancien amant, même si sa fidélité et son amour à son mari lui interdisent de céder à ses avances autrement que sous la menace du viol. Si Susan George est trop aguichante, Dustin Hoffman est trop lâche. Les deux premiers tiers du film s’obstinent à le décrire en individu veule incapable de tenir tête aux voyous dont les intrusions répétées dans l’intimité du couple inquiètent à juste titre la jeune femme. Malgré sa supériorité sociale et intellectuelle, il ne cesse de se montrer en position d’infériorité devant la menace physique de la bande de Tom Hedden. Seule avec sa femme, il réaffirme son besoin de puissance par un comportement misogyne en lui reprochant implicitement son ignorance et en la considérant uniquement – au même titre que ses futurs agresseurs – comme une créature sensuelle apte à assouvir son désir sexuel. Il est significatif que l’éveil du personnage de Dustin Hoffman à la violence s’effectuera au moment de défendre sa maison contre l’assaut des voyous, et non après les multiples intimidations et le viol subis par son épouse. Dans l’ivresse du combat, il ira jusqu’à gifler cette dernière, exactement comme son violeur, pour ensuite l’entraîner dans sa frénésie meurtrière. Si Peckinpah illustre dans Straw Dogs la rémanence des pulsions primitives chez l’homme civilisé, il ébauche surtout une réflexion à la fois cynique et lucide sur le couple et ses fonctionnements paradoxaux, un thème qu’il abordera de manière plus frontale dans un autre grand film, Guet-apens (The Getaway, 1972) interprété par un vrai couple à la ville, Steve McQueen et Ali McGraw.

Dustin Hoffman dans Les Chiens de paille (1971)

Dustin Hoffman dans Les Chiens de paille (1971)

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