Olivier Père

Le Diable boiteux de Sacha Guitry

Après la rétrospective au Festival de La Rochelle l’été dernier ainsi que la ressortie en salles de certains titres, la redécouverte de Sacha Guitry se poursuit avec l’édition pour la première fois en Blu-ray et en version restaurée, du Comédien (1948) et du Diable boiteux, réalisé la même année, grâce à Rimini. L’occasion, si cela était encore nécessaire, de rappeler le génie longtemps incompris de Sacha Guitry cinéaste, son importance et sa singularité dans l’histoire du cinéma français. Guitry fut un inventeur de formes cinématographiques, pas seulement un homme de théâtre qui se servait du cinéma pour « mettre en boîte » ses propres pièces. L’œuvre de Guitry est très variée, partagée entre les comédies du couple et du désir amoureux, les grandes machines à remonter le temps et les essais sur les hommes célèbres, sans oublier les contes moraux de la dernière période, où il est souvent question de crime. Le Comédien est consacré à la vie et l’œuvre de son père, le grand acteur de théâtre Lucien Guitry. L’auteur y interprète à la fois son père et lui-même. Le Diable boiteux n’est pas le film le plus charmeur de Guitry ni le plus inventif. On a le droit de lui préférer des films plus légers, libres et irrésistiblement drôles comme Bonne chance ou Faisons un rêve. Il revêt cependant une importance capitale dans la filmographie de Guitry. Le Diable boiteux appartient à la veine historique et biographique de Guitry qui raconte la vie de Talleyrand. Il possède aussi et surtout un intérêt historique dans la propre biographie de Guitry. Le scénario fut d’abord refusé par la censure en 1947, puis a été transformé en pièce de théâtre jouée en 1948, puis est enfin devenu un film tourné la même année. Le Diable boiteux est en fait un autoportrait à peine déguisé (Guitry y interprète bien sûr le rôle de Talleyrand) ou l’auteur veut démontrer son patriotisme, rappeler son intelligence, sa mégalomanie et son perfectionnisme, et exprimer aussi son mépris pour les calomnies dont il fut la cible. C’est une sorte de plaidoyer pro domo de Guitry qui s’identifie au grand homme français agissant dans l’ombre au service de son pays, pour expliquer son attitude contestable durant l’occupation (pétainiste, il fut emprisonné puis acquitté sans procès à la libération par les comités d’épuration). Guitry n’en perd pas pour autant son sens de l’humour et de la répartie légendaires, ni son ironie et son insolence. Exemple : ce sont les mêmes acteurs secondaires qui jouent les domestiques de Talleyrand et les grandes figures de l’Histoire comme Napoléon, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe.

Le BR du Comédien contient en bonus le premier essai filmique réalisé par Guitry, le court métrage documentaire Ceux de chez nous (1915) qui enregistre quelques-unes des plus grandes personnalités de son temps. Guitry les filme « dans leurs attitudes les plus familières, c’est-à-dire au travail, chaque fois que cela fut possible ». Quant au BR du Diable boiteux, il propose le court métrage expérimental De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain (1944), si radical dans sa forme (c’est un livre filmé) qu’il anticipe aussi bien le cinéma de Chris Marker ou Jean-Marie Straub que les vidéos sur YouTube.

Combo BR/DVD avec un troisième DVD spécialement dédié aux suppléments. BR d’après un master 4K, restauré par TF1 studio. Excellentes interventions du critique et historien du cinéma Noël Herpe, qui procède à un travail d’analyse et de contextualisation du film.

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Un commentaire

  1. derouet dit :

    Ce personnage essentiel de l’histoire de France a bénéficié de 2 très belles incarnations. Celle que vous citiez et le Souper.

    Concernant la vision par Guitry, difficile de ne pas faire quelques rapprochements historiques vengeurs de la part de Sacha Guitry comme vous le soulignez. Il faut savoir que dans un premier temps, le scénario a été censuré. C’est une adaptation de sa pièce de théâtre après une générale houleuse et c’est un succès. C’est là que Guivry dira : Décidément, on ne peut compter sur personne !  Dans le film, les différents personnages sont de simples faire-valoir de Guitry. On pense forcément aux problèmes rencontrés par Guitry à la libération, qui trouve dans le film un écho et un exutoire dans le mépris, l’incompréhension, les calomnies rencontrées par le grand diplomate tout au long de sa vie. Talleyrand-Guitry s’en console par la certitude de son indéfectible patriotisme. Guitry acteur est prodigieux.
    À noter que symboliquement, les 4 acteurs qui interprètent ses domestiques jouent aussi Napoléon, Louis XVIII, Charles X et Louis Philippe ! Au niveau de la forme, c’est un film transitoire entre la fantaisie ses films d’avant-guerre et la sécheresse de style d’un film comme La Poison.

    Le Souper de Molinaro là aussi, c’est une adaptation de la pièce de théâtre. On est dans la création, en effet, ce souper n’a pas de réalité historique, c’est une pure invention. 6/07/1815. Après la défaite de Waterloo, 2 hommes soupent à huis clos. Talleyrand et Fouché se livrent à un duel verbal dont l’enjeu est l’avenir de la France. L’opposition de caractère entre un Talleyrand maniéré, Claude Rich, subtil manipulateur et Fouché, Claude Brasseur, assassin sous la Terreur, ayant des dossiers sur tout le monde et jouissant de ce pouvoir, est un moment savoureux. Fouché, resté profondément jacobin, avec ce que cela implique, veut rétablir la République. Talleyrand, qui sait pertinemment que les Alliés, vainqueurs de Napoléon, ne l’accepteront jamais, milite en faveur des Bourbons, seuls légitimes à gouverner la France. Comme le dit Talleyrand : que voulez-vous ? Il faudra vous y faire : aujourd’hui, l’avenir est au passé !
    Pour finir, la citation extraite des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand dite par la voix de Michel Piccoli est extraordinaire :
    Ensuite, je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m’assis dans un coin et j’attendis. Tout à coup une porte s’ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant, soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment.

    Quelques citations de Talleyrand : 
    L’art de la politique consiste à prévoir l’inévitable et à accélérer sa survenue. 
    La parole a été donnée à un homme pour dissimuler ses pensées. 
    La trahison est une question de dates.
    J’ai plus peur d’une armée de 100 moutons menés par un lion que de 100 lions menés par un mouton.

    Livres :
    Dictionnaire du Cinéma de Jacques Lourcelles.
    Talleyrand, Le prince Immobile d’Emmanuel de Waresquiel.

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