Olivier Père

Crash de David Cronenberg

Entre le titre du roman de J. G. Ballard et celui du film, un point d’exclamation a disparu. Ce manque, voulu par Cronenberg, suffit à exprimer ce que Crash (1996) n’est pas, et peut-être ce qu’il est. Ceux qui s’attendaient à un film plein de bruit et de fureur, construit autour de l’adrénaline de la vitesse et du vacarme des moteurs vrombissants, en seront pour leurs frais. Nous sommes aux antipodes d’un cinéma « fast and furious », pour reprendre une expression qui désigne une « franchise » actuelle mais également le mode de fonctionnement de la plupart des « blockbusters » hollywoodiens, construits autour de stimuli violents envoyés aux spectateurs. Ce n’est pas le projet de Cronenberg, qui a déjà, d’une certaine manière, réalisé ce genre de films.

Crash, s’il évoque l’accident de voiture comme un spectacle morbide, par l’intermédiaire des reconstitutions théâtralisées de Vaughan, n’est pas un film spectaculaire. Le douzième long métrage de David Cronenberg entend pénétrer avant tout dans l’intimité d’un couple, et explorer la part d’ombre d’un petit groupe d’hommes et de femmes à la recherche de sensations et de jouissances inédites. C’est la raison pour laquelle tout le film se déroule dans une atmosphère de secret et de silence. Crash nous invite aussi, dans un univers proche du nôtre mais marqué par une sorte de distanciation onirique, à faire l’expérience de la solitude et de l’isolement modernes. Dès la première séquence, passé un générique aux lettres chromées, et légèrement déformées par un choc, surgies de l’obscurité et éclairées par des phares de voitures, nous nous trouvons dans un espace habité par des machines, à l’arrogante cinégénie – des avions privés. Une très belle femme blonde, elle aussi sublimée par la lumière glacée du hangar désert, dénude un sein et le frotte sur le fuselage d’un aéronef. Elle semble davantage troublée par cette caresse avec l’acier que par les efforts de son amant, accroupi derrière elle et qui plonge sa tête entre ses fesses. La séquence inaugurale de Crash instaure le « modus operandi » des nombreuses scènes érotiques qui vont se succéder dans le film. La disposition des corps interdits l’échange de regards. La recherche du plaisir est solitaire, presque onaniste, même si l’acte sexuel se pratique à deux, ou à trois.

Les humains semblent minoritaires, petite communauté isolée dans un environnement urbain et industriel envahi par les machines, et principalement voitures. Ballard observe de son balcon le trafic automobile incessant sur le périphérique, constate que le flux des voitures a grossi, comme une invasion ou la propagation d’un virus dans un organisme. Cronenberg n’a plus besoin dans Crash d’effets spéciaux perfectionnés pour donner à sentir une présence technologique qui aliène l’être humain. Comme tous les grands cinéastes visionnaires, son cinéma relève avant tout de l’enregistrement du réel – ici une simple bretelle d’autoroute – qu’il charge d’une signification implicite.

Pour exprimer le glacis émotionnel qui étreint ses personnages, mais aussi leur valeur d’élus, comme les premiers membres d’une secte, Cronenberg choisit de les mettre en scène dans des espaces vidés, désertés par la figure humaine. C’est très sensible dans la séquence de l’hôpital après le premier accident, lorsque Catherine vient rendre visite à son mari convalescent. Ballard est le seul occupant d’un immense dortoir. Les dialogues expliquent cette absence surprenante de patients ou de personnel hospitalier – nous sommes dans un hôpital d’aéroport, paré à accueillir les éventuelles victimes d’une catastrophe aérienne – mais l’impression visuelle est celle d’un entre-monde, qui fait comprendre aux spectateurs que Ballard et Catherine ont perdu tout contact avec leurs semblables. Les passades sexuelles sont devenues l’unique moyen de communication entre eux, insuffisant à combler leur frustration.

Il n’y a jamais foule dans les films de Cronenberg. On se souvient que les récits de La Mouche, Faux-semblants ou M. Butterfly se concentraient autour d’un noyau très réduit de personnages. Crash prolonge cette raréfaction de l’humain – seule une grappe de spectateurs assiste aux « happenings » automobiles de Vaughan. A un moment du film, constatant la baisse du trafic sur l’autoroute, Ballard se pose la question : « où est passé tout le monde ? » Les héros de Cronenberg sont seuls, parce qu’ils évoluent déjà dans une dimension parallèle – antichambre de la mort ou porte vers une nouvelle existence.

A cette esthétique de l’espace vide vient s’ajouter une utilisation très particulière de la voix. Crash est un film murmuré, dans lequel aucun personnage ne vient crier ou même hausser le ton. C’est une des caractéristiques du cinéma de Cronenberg, qui privilégie la parole murmurée, ou calmement énoncée, à l’éclat de voix. Cela participe à l’étrangeté de ses films, où les personnages évoluent dans un état presque hypnotique, entre rêve et réalité. Crash, qui s’approche au plus près de l’intimité de ses protagonistes, est l’apogée de ce principe. La voix douce et imperturbable de Catherine ne fait que renforcer la tristesse de ses conversations avec son mari. Ballard est incapable, malgré sa beauté, de regarder sa femme dans les yeux, de penser à elle ou de lui faire l’amour sans transiter par un objet écran, amant intermédiaire ou fantasme homosexuel. Cette douceur n’élude pas la violence et la perversité de situations décrites par le film, mais elle souligne la profonde mélancolie qui se dégage du couple formé par Catherine et Ballard.

La douceur des voix contamine celle des images, et des sons. De lents travellings latéraux viennent caresser les surfaces de paysages industriels anonymes, parkings ou bretelles d’autoroute, ou pire de carcasses fumantes de voitures accidentées. La musique lancinante d’Howard Shore participe à cet état de rêve éveillé. Nous assistons dans Crash à l’épanouissement d’une écriture cinématographique que Cronenberg a eu le temps d’expérimenter, de ses premiers essais « gore » aux grands films de la maturité comme La Mouche et Faux-semblants.

 

Extrait du chapitre 4 de Rêves d’acier, notre essai consacré Crash que l’on peut retrouver dans le coffret Ultra Collector du chef-d’œuvre de David Cronenberg édité par Carlotta.

 Crash est diffusé lundi 23 janvier à 23h35 sur ARTE.

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12 commentaires

  1. COMET dit :

    Bonjour. Est-ce vrai que lors de sa sortie en France, Crash, du moins certaines de ses versions, aurait été largement amputé d’une quinzaine de minutes. J’ai l’impression que le film que j’ai vu en salle il y a un paquet d’années était beaucoup moins puissant que le blu-ray de Carlotta. Mais parfois la mémoire joue des tours…

  2. Ballantrae dit :

    Bonjour,
    Le film vu en salle en 1996 est le même que celui du coffret tout comme celui de la reprise de l’an passé: beau, étrange, puissant et terriblement dérangeant.
    Je m’étais préparé à la sortie des Crimes du futur comme à une fête en revoyant sur grand écran ( Crash, chromosome 3) et dans mon salon ( History of violence, Videodrome, La mouche, Le festin nu, Cosmpolis ) quelques Cronenberg … plus dure fut la chute!
    Cette fois, je suis obligé de reconnaître que ce grand cinéaste n’a pas du tout réussi son coup. il s’agit même selon moi d’un désastre absolu confinant à la caricature de tout ce qui fit la grandeur de cette oeuvre magistrale.
    Je ne sais comment vous l’avez perçu Olivier.
    Parfois je ne dis rien face au ratage d’un cinéaste admiré mais là je ne peux faire semblant car j’étais plutôt en colère à l’issue de la projection.
    Mais cela ne saurait changer mon admiration envers un parcours parmi les plus importants des 80′, 90′, 2000′.

    • Olivier Père dit :

      Bonjour Ballantrae. J’ai été moi aussi terriblement déçu par Crimes of the Future. Mais Cronenberg a marqué le cinéma pendant plus de trois décennies…

  3. damien dit :

    Bonjour Olivier, très belle critique du film
    CRASH est bien le film le plus réussi de Cronenberg. Sa vision, à sa sortie en salle, avait été une joie pour moi de me dire que des films comme cela sont encore possible à voir. Beauté esthétique, musique implacable du grand Howard Shore, réflexions philosophiques sur le devenir du monde…
    Pour moi, c’est un film Antoninien, dans la lignée de LE DESERT ROUGE.
    Olivier, vous écrivez: « Les héros de Cronenberg sont seuls, parce qu’ils évoluent déjà dans une dimension parallèle – antichambre de la mort ou porte vers une nouvelle existence. »
    Je pense simplement qu’ils sont les témoins-acteurs malgré eux de la déshumanisation de l’espèce humaine par la maladie de la modernité. La voiture est le symbole de cette déshumanisation. Elle empêche les rencontres humaines, elle pollue, elle doit par sa vitesse faire tourner encore et encore plus vite le système pour le rendre toujours plus rentable. Le crash de deux voitures, l’arrêt soudain, l’immobilisme, est le retour à l’humain, la possibilité d’une rencontre entre deux individus qui avaient oublié, pris par la vitesse, leur mortalité et leur vie. Ils étaient en train de devenir des machines de métal et prennent conscience, lors du crash, qu’ils sont encore faits de chair. Cette petite pulsion de vie renaissante se traduit par des pulsions sexuelles qui à la fois les rallument en tant qu’humain mais les plongent aussi dans le doute existentiel. N’est-il pas trop tard ?
    « La porte vers une nouvelle existence » comme vous l’écrivez Olivier, n’est-elle pas déjà définitivement fermée?
    Le monde entier a vécu un crash lors de la pandémie de Covid. La machine mondiale s’est arrêtée. La nature est réapparue pendant les confinements, pendant l’immobilisme des hommes. On a parlé  » d’un monde d’après » qui serait meilleur…
    Mais la machine a redémarré et le monde poursuit à nouveau sa course vers l’abime.

  4. JICOP dit :

    Quelle claque ce film . Un véritable tour de force d’avoir pu adapter le livre de Ballard .
    Je me souviens comme si c’était hier la scéance un après-midi d’été dans le petit cinéma à Chantilly .
    Un soleil de plomb à l’entrée et surtout à la sortie de la scéance , qui décuplait l’impression d’avoir pénétré dans une  » interzone  » fantomatique , pluvieuse , désaxée en complete opposition à l’atmosphère solaire de la réalité .
    C’est parfaitement un film Antonionien , on s’immerge ou non .
    Dans cette scéance , j’entendais au fil de la projection les sièges qui claquaient , les spectateurs qui sortaient n’y entendant rien de cet OFNI implacable et intransigeant , peu aimable mais tellement passionnant .
    Le directeur du cinéma était meme venu voir les spectateurs  » survivants  » à la fin du film ; demandant s’ils avaient vraiment aimé . Et moi de lui répondre :  » j’ai adoré  » . Presque une provocation .
    Souvent je pense à cet entrelac d’autoroutes à Toronto , noyé sous une pluie de fin du monde , et magnifiquement mis en musique par Shore . Cette photo bleue metallique de Peter Suschitzky .
    Tout concourt à faire de ce film un chef d’oeuvre maudit dès sa naissance .

  5. damien dit :

    Même expérience lors de sa sortie en France. Plusieurs personnes ont quitté la salle pendant la séance. Et il a fallu quelques minutes pour retourner dans la réalité avec le sentiment d’avoir voyager dans un futur désenchanté avec ce film.
    Je pense qu’il est aussi intéressant d’associer le film aux travaux de Paul Virilio qui a beaucoup écrit sur la dictature du progrès et de la vitesse. Il a écrit par exemple:
    « Ce qui est venu avec l’engin rapide, ce ne sont plus les hasards du voyage, c’est la surprise de l’accident »
    « L’incarcération du monde, le grand renfermement, dans un monde réduit par l’accélération des transports et des transmissions. Le pouvoir de la vitesse nous enferme, nous conditionne. La vitesse est une violence »
    Antonioni, Virilio… des influences pour l’auteur du livre et le réalisateur du film CRASH ? Qu’en pensez-vous Olivier ?

    • Olivier Père dit :

      Oui pour Antonioni. Cronenberg n’a montré qu’un seul film à son équipe et ses acteurs lors de la préparation de Crash : Week-end de Godard et son fameux travelling interminable sur un embouteillage provoqué par un accident de la route, mais aussi les confidences sexuelles de Mireille Darc face à la caméra.

  6. Ballantrae dit :

    A JICOP
    Crash est loin d’être un « chef d’oeuvre maudit » en fait car ila eu droit à une assez belle couverture critique, a obtenu le Prix spécial du jury lors du festival de Cannes 1996 et a eu droit dans certains pays dont la France à un vrai succès public si on tient compte de la particularité de son univers et de son récit ( budget de 9 millions et recettes estimées à 23 millions avec en France plus d’un demi million d’entrées)
    Les films maudits de Cronenberg existent:

    -Videodrome avait été peu vu même si la video avait permis une réhabilitation progressive ( environ 200000 entrées France, sortie France différée d’un an)

    -Le festin nu a été peu vu et pas vraiment très bien compris ( – 100000 entrées, – 3 millions recettes pour un budget avoisinant les 17 millions) mais Cronenberg avait enchainé alors des succès

    -M Butterfly est dans les mêmes eaux et en plus s’avère toujours difficile à voir ( SVP faites un petite effort Arte ou JB Thoret pour la collection Make my day!)

    -Spider dans une moindre

    Les quatre sont de grandes réussites voire des chefs d’oeuvre plus ou moins maudits pour le coup.

    Les très gros succès publics de Cronenberg sont surtout La mouche, Dead zone, Scanners, History of violence et Les promesses de l’ombre.

    Crash est pensé comme un geste rageur et inquiet qui suscite adhésion ou rejet mais il n’a pu être invisibilisé comme d’autres et si on le compare à d’autres films chocs tels que Trouble everyday de C Denis, Sombre de Ph Grandrieux ou Martyrs de P Laugier, Croenenberg a totalement réussi son pari comme Pasolini parvenait à le réussir fréquemment.

    Pasolini est l’autre nom qui me vient avec Antonioni et Virilio quand je pense à ce chef d’oeuvre qu’est Crash: cette sensation qu’un cinéaste devient médium de son temps et nous prévient des vents mauvais à venir tout en nous impressionnant par l’expression de sa vision.

  7. Olivier Père dit :

    Oui Crash a été un succès (de scandale) en France. Orchestrée par le distributeur Bac Films, la sortie de Crash, le 17 juillet 1996, est une réussite. Le film enregistre 585 375 entrées ; un succès comparable à celui de Faux-semblants (597 256 entrées) qui vient effacer les échecs publics de M. Butterfly et du Festin nu et consolide la cote d’amour de Cronenberg auprès des spectateurs français.
    Dans d’autres pays, les répercussions cannoises sont moins heureuses. La presse britannique se déchaîne contre le film en Grande-Bretagne, au point d’organiser une campagne anti-Crash. Le film subit des appels au boycott et à la censure de la part du Daily Mail et du Evening Standard, qui hurlent à la pornographie et à la dépravation morale. Malgré ce tollé, le film sera exploité sans coupes et avec une interdiction aux mineurs au Royaume-Uni, avec un an de retard. Cas sans précédent, il sera néanmoins interdit de projections dans le West End, quartier central de Londres, par décision du conseil de Westminster.
    Aux États-Unis, la carrière du film sera tuée dans l’œuf par le système d’évaluation de la MPAA (Motion Pictures Association of America), qui lui attribue la cote NC-17. Cette cote restrictive interdit le film aux moins de 17 ans et a pour conséquence de réduire drastiquement le nombre de salles où le film sera projeté sur le territoire américain. David Cronenberg et ses producteurs gardent un souvenir amer de leur collaboration avec New Line, le studio indépendant qui distribuait Crash aux États-Unis. New Line n’a rien fait pour soutenir le film. Le studio appartenait à l’époque à Ted Turner, dont l’épouse Jane Fonda avait fait savoir qu’elle haïssait Crash.

  8. Jicop dit :

    Merci Ballantrae pour ces precisions .
    Le bon score du film en France ne saurait tout de meme occulter comme le precise Olivier Pere l’accueil glacial au festival de Cannes , ou FF Coppola a vomi le film .
    Par ailleurs ce score ou la couverture mediatique ne signifient pas pour autant adhesion. La preuve avec les spectateurs desorientes quittant les sceances , les salves des critiques pourtant acquis a la nouvelle orientation artistique de Cronenberg ( quand ils detestaient les premieres bandes horrifiques du Canadien ) .
    Alors peut etre pas maudit mais maltraite quand meme un peu .

  9. COMET dit :

    Sans vouloir être lourd sur le sujet de la sortie d’une version amputée de 10 mn de Crash en 1996 dans les salles (hors festival de Cannes), mais cet élément est mentionné dans le lien suivant. Par exemple, dans ma mémoire (peut être défaillante) la scène explicite sur l’homosexualité masculine ne figurait pas dans la version de 1996. Il avait été fait mention dans je ne sais plus quel article que des copies différentes auraient pu être distribuées. En tout cas le film est une bonne claque, comme la plupart de ses films précédents. Surtout, au début des années 80 Cronenberg était totalement ignoré de la  »critique institutionnelle » mais il était célébré à sa juste valeur par L’Ecran fantastique.
    https://www.rts.ch/info/culture/cinema/10849414-david-cronenberg-ressort-crash-film-culte-sulfureux-et-controverse.html

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