ARTE diffuse Docteur Folamour (Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, 1964) lundi 4 février à 22h45.
Après le succès de scandale de Lolita, Stanley Kubrick accède au début des années 60 à une forme d’indépendance artistique totale longtemps désirée qui va lui permettre de produire ses films comme il l’entend.
Kubrick décide d’adapter avec l’écrivain Terry Southern le roman Red Alert de Peter George, sur une des plus anciennes phobies du cinéaste, la menace atomique. Le sujet, centre des préoccupations du monde occidental, invitait à un traitement sérieux, à l’image du roman, très documenté. Au contraire, Kubrick refuse de livrer un film à thèse et choisit d’adopter le ton de la farce. En pleine guerre froide, Kubrick signe une comédie très noire et désopilante. Il y fustige l’incompétence des politiciens et des militaires montrés comme des pantins psychopathes ou débiles. Kubrick explore les thèmes des dangers de la technologie et de l’angoisse du futur que l’on retrouvera dans 2001, l’odyssée de l’espace sur un mode plus métaphysique que burlesque. Le délire des personnages et l’absurdité des situations n’enlèvent rien à la crédibilité de l’ensemble et n’empêchent pas de démontrer à quel point il est extrêmement facile de déclencher une guerre nucléaire. Peter Sellers avait fait des étincelles dans Lolita en pervers mondain. Ici le comédien transformiste interprète génialement trois (au départ quatre) des principaux rôles, parmi lesquels le fameux docteur Folamour, nostalgique du nazisme au comportement excentrique, présenté comme le sauveur de l’espèce humaine. Le film inaugure la trilogie futuriste de Kubrick, composée de 2001 et Orange mécanique. Tableau d’un monde cauchemardesque voué à son autodestruction, Docteur Folamour est une indépassable fiction du dérèglement.
« Docteur Folamour est une indépassable fiction du dérèglement ». En effet, c’est bien ce qui caractérise le mieux ce film. Quelques éléments sur le contexte historique : La crise des missiles de Cuba est un évènement majeur dans la confrontation entre les deux superpuissances de la guerre froide. Il s’agit surtout pour les Soviétiques de répliquer à l’installation en novembre 1961 par le président Kennedy de 15 fusées Jupiter en Turquie qui pouvaient atteindre Moscou, Leningrad et les grands complexes industriels en deçà de l’Oural. Et aussi de 30 fusées en Italie, destinées à frapper l’URSS en cas de guerre nucléaire. Pour les Soviétiques, cette épée de Damoclès est inadmissible… Il en va de même pour les USA avec l’installation par les Soviétiques de fusées similaires à Cuba.
Historiquement, Dr Folamour, ou : Comment j’ai appris à ne plus m’inquiéter et à aimer la bombe, rend compte de l’impact terrifiant de cette crise d’octobre 62, qui a amené le monde au bord de la destruction nucléaire. Ce film hilarant et provocateur, se base suite à l’achat par Kubrick des droits cinématographiques de Red Alert de Peter George de la Royal Air Force.
Un élément non fictif présent à l’intrigue : le prédécesseur de Kennedy, Eisenhower, avait approuvé les plans d’urgence américains en vue d’une attaque nucléaire totale. Si Eisenhower en avait vu les dangers, mais avait refusé de faire obstacle à l’achèvement du Plan opérationnel intégré unique (SIOP), qui précisait les conditions de représailles massives de la part des militaires agissant en l’absence de civils. Une fois déclenchée, une telle attaque ne pourrait jamais être rappelée. C’est la base de l’ordre émis dans le film par le général psychotique Jack D. Ripper, phonétiquement » Jack l’Eventreur » brillamment interprété par Sterling Hayden en référence à celui des généraux qui ont exhorté Kennedy à bombarder Cuba. Il est secondé par un extraordinaire George C. Scott, Le général Turgidson, qui lui fait à la fois un portrait crédible et une caricature convaincante du général avec son amour un peu excessif pour la guerre. Ce général rappelle, lui, Curtis LeMay, chef belliqueux du Strategic Air Command. Ses propos s’inspirent de l’analyste Herman Kahn de la Rand Corporation, le puissant Think Tank toujours actif du Pentagone, qui, dans On Thermonuclear War (1960), compare l’escalade nucléaire à un acte sexuel menant au Wargasm ! ; lui est aussi empruntée l’idée d’une « machine infernale ».
Le film est surtout emmené par les interprétations incroyables de Peter Sellers qui joue trois rôles, surtout par sa prestation délirante du fameux docteur. Le docteur Folamour l’ancien nazi promu conseiller présidentiel, évoque aussi bien le physicien faucon Edward Teller, un des cerveaux de la bombe H, que von Braun, inventeur des V 2 et père du programme spatial US. L’apparence de Folamour fait écho à l’archétype du savant fou comme on le voit dans Metropolis.
Comme toujours avec Kubrick, une mise en scène très inspirée lui permet de développer une préoccupation profonde, non pas du fait de la guerre elle-même, déjà traité dans les Sentiers de la Gloire, mais plutôt le développement politique dont la guerre moderne a été le plus grand symptôme : la bureaucratisation de la terreur.
L’explosion nucléaire finale entraîne la fin du monde au son ironique de We’ll Meet Again, chanson emblématique de la 2ᵉ Guerre mondiale. Film intelligent et drôle qui suscite une sorte de rire qui amène à la réflexion, il mérite bien sa place parmi les œuvres indispensables du cinéma par sa qualité et sa pertinence contemporaine.
Livres :
L’indispensable Kubrick de M Ciment et celui de Norman Kagan.
Pour le contexte :
La Guerre Froide d’Henri George Soutou et l’entretien de McNamara, l’ancien conseillé à la sécurité de Kennedy, présent sur le DVD.