Olivier Père

La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne de Éric Rohmer

La Cinémathèque française propose une rétrospective intégrale des films de Éric Rohmer, du 9 janvier au 11 février. A cette occasion, ARTE consacrera la soirée du lundi 21 janvier au cinéaste français, avec la diffusion, en version restaurée, de Conte d’été à 20h55 et de Pauline à la plage à 22h45. De son côté, le magazine « Court-circuit » proposera un numéro spécial Éric Rohmer dans la nuit du 19 au 20 janvier, qui permettra de revoir accompagnés de sujets inédits les deux premiers contes moraux, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne. Les quatre films seront également disponibles gratuitement en télévision de rattrapage pendant sept jours, sur le site d’ARTE.

Les « six contes moraux » constituent le premier grand cycle de la filmographie d’Éric Rohmer qui signera ensuite, outre des films autonomes, la collection des « comédies et proverbes » et les « contes des quatre saisons ». Rohmer aime former des ensembles de films, variations autour des mêmes thèmes qui confortent son idée selon laquelle il n’existe que peu d’histoires à raconter au cinéma – qui assume enfin dans ses films sa dette à la littérature. Cependant, l’importance du propos de Rohmer, c’est-à-dire le libre-arbitre, l’amour et la tentation, ainsi que les subtiles variations psychologiques de ses récits peuvent bien nourrir six films. Comme l’explique Rohmer, ses contes sont moraux car ils sont presque dénués d’actions physiques (pas de sexe, donc, mais des stratégies de séduction), remplacées par des débats, des discours et des conversations, des monologues. Les films épousent en effet le point de vue d’un personnage masculin en quête d’amour ou d’aventure et qui met sa liberté à l’épreuve des contingences et de la morale. À partir de thèmes qui peuvent sembler arides, le cinéaste met en scène des films dont l’intelligence, la sensualité et la préciosité conduisent à un état proche de l’ivresse, la rigueur implacable de la démonstration du Rohmer débouchant sur des perspectives vertigineuses. Rohmer se plaît à varier les décors et les saisons, mais aussi les âges de la vie de ses personnages, au gré des six contes : selon un ordre chronologique, aux étudiants de La Boulangère de Monceau (1962) et de La Carrière de Suzanne (1963) succèdent les célibataires de Ma nuit chez Maud (1968) et La Collectionneuse (1966), le futur marié du Genou de Claire (1970) et le père de famille de L’Amour l’après-midi (1972). On retrouve chez Rohmer une influence balzacienne, non seulement dans son goût du romanesque (ses héros se prennent volontiers pour des personnages de romans) et du complot (ici le libertinage remplace la politique) mais également dans cette volonté de couvrir différents aspects de la société française, de la province à la capitale, de la bohème chic à la petite bourgeoisie intellectuelle.

Les deux premiers contes moraux, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne, trahissent par leur courte durée et l’amateurisme de leur interprétation des conditions de tournage très pauvres. Rohmer sort difficilement de l’échec de son premier long métrage Le Signe du lion réalisé trois ans plus tôt, mais il sait qu’il a trouvé, avec la préméditation de son projet de six films, la bonne voie. La Boulangère de Monceau raconte l’histoire d’un étudiant qui observe et désire une jeune fille qu’il croise tous les jours. N’osant pas l’aborder franchement, il décide de la prendre en filature dans les rues du XVIIIème arrondissement. Lors de ses déambulations dans le quartier, il prend l’habitude de s’arrêter dans une boulangerie pour y acheter des sablés. Il remarque la serveuse et décide de la draguer. Un homme cherche une femme (blonde, altière, bourgeoise) et en trouve une autre (brune, sexy, amusante), un temps diverti de son objectif premier. On aura reconnu l’argument qui sera développé Ma nuit chez Maud, le quatrième conte moral sorti en 1969. Le personnage principal est interprété par Barbet Schroeder, futur cinéaste qui crée avec Rohmer Les Films du Losange afin de pouvoir produire leurs films. Sa voix sera doublée par Bertrand Tavernier. La Carrière de Suzanne est peut-être le seul film autobiographique de Rohmer. Le cinéaste s’y inspire de sa relation amicale avec Paul Gégauff, l’âme damnée et le mauvais génie de la Nouvelle Vague. Un étudiant timide, Bertrand, est influencé par un autre garçon, Guillaume, séducteur cynique et sûr de lui qui multiplie les conquêtes. Ils rencontrent Suzanne dans un café, sortent ensemble puis décident de lui jouer un sale tour. La jeune femme prendra sa revanche sur les deux garçons, sans que l’on sache vraiment si elle a agi par calcul ou sans préméditation – le mot « carrière » du titre semble pourtant apporter un élément de réponse. La Carrière de Suzanne propose une description quasi ethnographique d’une certaine jeunesse parisienne dans l’après-guerre et des relations compliquées entre les sexes. On drague mollement en surboums ou à la terrasse des cafés, on effleure le bras ou la main de vraies jeunes filles. La perception des femmes est entachée de misogynie et de préjugés, dans une société encore très frileuse et conservatrice. Le triomphe de Suzanne à la fin du film est celui d’une intelligence libre, sensuelle et féminine contre les étudiants qui se conduisent comme des goujats ou des petits vieux et cherchent à l’humilier. Comme dans La Boulangère de Monceau, Rohmer a recours, faute de mieux, à la postsynchronisation. Ce n’est qu’avec La Collectionneuse qu’il pourra tourner en son direct, accédant à une modernité et une valeur documentaire longtemps désirées. Les acteurs sont des non professionnels que Rohmer a choisi parmi des connaissances ou des rencontres. On trouve dans les deux premiers contes moraux deux allusions discrètes à l’OAS, qui venait d’être créée en 1961 et faisait beaucoup parler d’elle : un graffiti sur un mur dans La Boulangère de Monceau, et le choix de Christian Charrière pour interpréter Guillaume dans La Carrière de Suzanne. Charrière, qui allait devenir journaliste, écrivain et grand voyageur, avait fait de la prison avant de tourner dans le film de Rohmer, en raison de ses sympathies pour l’organisation terroriste.

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