Olivier Père

Que le diable nous emporte : entretien avec Jean-Claude Brisseau

Le nouveau long métrage de Jean-Claude Brisseau, Que le diable nous emporte, sort mercredi 10 janvier, distribué par Les Aciacias. On pourra le découvrir en 2D mais aussi en 3D dans certaines salles. Une belle manière de commencer l’année cinématographique, avec un film passionnant dans lequel Brisseau renoue avec ses thèmes de prédilection, mais peut-être de façon plus apaisée, et optimiste, que par le passé, porté par un trio d’actrices remarquables – demain nous vous proposerons des entretiens avec Fabienne Babe, Anna Sigalevitch et Isabelle Prim, réalisés pour le dossier de presse du film, comme celui avec Jean-Claude Brisseau.

 

 Quel a été le point de départ de votre nouveau film Que le diable nous emporte ?

Cela m’intéressait de faire un travail de stylisation en utilisant la 3D et le mélange des images, comme dans cette séquence où l’on voit les filles dans le ciel. J’avais déjà fait une première tentative avec un film de 25 minutes qui n’est pas sorti dans lequel je testais la 3D.

La plupart des choses qui sont dites dans le film sont authentiques. Je me suis inspiré de témoignages. J’ai voulu présenter des personnages et montrer ce qu’il y avait derrière la façade.

J’ai d’abord été surpris quand une jeune femme m’a confié qu’elle envoyait des images intimes à ses petits amis par portable. J’ai écrit un scénario à partir de ça.

J’ignorais que ces pratiques existaient. Je me suis dit que cela devait modifier la vie des gens. Je pense que s’il y avait eu des ordinateurs du temps de ma jeunesse je serais moins allé au cinéma. Ces petites machines miniaturisées se sont immiscées dans notre vie privée et ouvrent de nombreuses perspectives. C’est sans doute plus important que la machine à vapeur dans la transformation de notre quotidien. J’avais envie d’en savoir davantage.

Pourquoi débuter avec une citation de Pouchkine dont la dernière phrase donne son titre au film ?

Nous ne savons pas où nous allons, alors laissons le diable nous emporter. C’est ce que raconte le film. Il met en scène des gens un peu paumés, qui n’ont plus de guide. Les guides sont en train de disparaître. J’étais en train de me poser la question à propos du cinéma. Avant nous lisions les journaux. Maintenant les gens se fient à des avis sur internet. C’est souvent n’importe quoi, ce qui personnellement me choque. Il n’y a plus de guides de l’opinion réellement sérieux.

Ce film aborde une nouvelle fois le thème de l’érotisme, mais il s’intéresse de surtout aux questions de la liberté, de la transgression.

Je recherche la beauté et ne peux supporter la moindre complaisance pour les images sales. Si je montre un corps, féminin en particulier, je me refuse à l’enlaidir et je veux sublimer quelque chose. Dans mon premier métrage super 8 qui remonte à 1975 il y avait déjà de l’érotisme.

Dans Que le diable nous emporte, j’ai voulu aller un peu plus loin que dans mes films précédents. J’avais deux objectifs : d’abord renvoyer à la réalité et montrer les effets traumatisants de certains excès à travers le personnage interprété par Fabienne Babe, en utilisant le sexe comme élément dramatique. Ensuite je voulais exprimer davantage de compassion pour mes personnages féminins.

Dans cette quête de soi et d’aventures, il est rapidement question d’argent. La question de la liberté est conditionnée à celle de l’indépendance financière des trois héroïnes.

Je suis né dans une famille prolétarienne, ma mère était femme de ménage. J’ai toujours connu ce rapport à l’argent : il y en avait ou pas. Pour aller au cinéma le plus souvent possible, j’empruntais vingt centimes à plein de gens. Pourquoi vingt centimes ? Parce que cela ne se rembourse pas. Ou alors j’économisais l’argent de la cantine ou des tickets de métro. Nous vivons tous dans une prison en partie matérielle. L’argent élargit les murs de cette prison. J’ai toujours travaillé pour vivre.

J’ai lu Marx et Freud presque pour les mêmes raisons, et je les ai lus comme un roman policier. On y voit que ce n’est pas en fonction de ce que les gens pensent d’eux même qu’il faut les juger ou les comprendre, mais en fonction d’autres éléments. Par exemple l’inconscient chez Freud, d’un point de vue individuel et un autre inconscient qui est une sorte d’inconscient collectif – pas au sens jungien du terme. On pénètre dans un monde déjà régi par les classes sociales, et on est imprégné par ce monde matériel et son idéologie. Il faut du temps pour en prendre conscience. J’ai relu le Manifeste du Parti communiste. Dès la première partie nous sommes en plein monde moderne.

Que le diable nous emporte illustre des thèmes qui apparaissent de manière plus prégnante que dans vos films précédents : ceux de l’amitié, de la complicité et de la solidarité féminines.

Oui, même si on s’aperçoit que la plus gentille (interprétée par Anna Sigalevitch) se fait quand même un peu rouler à la fin. Heureusement elle en rit.

Il y a une sorte de solidarité qui s’instaure très vite entre les trois filles. Elles nouent des rapports d’amitié qui leur permettent d’aller plus loin dans les confidences et révélations sur elles mêmes, et donc de s’entraider.

J’ai voulu m’intéresser à la souffrance inexprimée des gens. La seule manière à mon avis de pouvoir surmonter ou pallier la peine et la souffrance, c’est la sublimation. Par les arts en général. Ce n’est pas nouveau, j’en parle dans tous mes films. Freud à la fin de sa vie disait que les cures psychanalytiques pouvaient réussir ou pas, mais que la seule chose qui comptait vraiment était la capacité à sublimer. Tous les gens qui ont la possibilité de pratiquer une activité artistique possèdent une chance considérable. Mais rien n’empêche les autres de pratiquer la sublimation passive, en étant spectateurs par exemple.

Il y a aussi la sublimation par l’amour.

Ce thème revient dans tous mes films. Le problème avec l’amour, c’est que nous souffrons lorsque l’objet de notre amour vient à disparaître. L’idéal serait d’arriver à une sorte d’amour sans objet, un amour universel. C’est très proche de ce que dit le Christ.

Et la méditation ?

La méditation est différente de la sublimation. Comme le dit le personnage de Tonton (Jean-Christophe Bouvet), méditer c’est arriver à ne plus penser. Quand la conscience est fixée et que l’intelligence cesse de passer d’un sujet à un autre et en particulier les choses qui font souffrir, vous ne pensez plus. Quand vous ne pensez plus la souffrance s’arrête et la conscience peut devenir autre.

Le film parle des forces destructrices des familles et du besoin d’inventer ses propres refuges – ici un gynécée – pour se protéger de la violence du monde.

Je ne suis pas du tout contre la psychanalyse, malgré ce que je raconte dans le film au sujet des parents de l’une des filles. J’ai été professeur pendant de longues années. Je suis pour laisser les jeunes gens en contact avec tout, par le biais entre autres de la littérature, de la musique ou du cinéma, mais ensuite de les laisser choisir par eux mêmes, sans leur imposer quoi que ce soit. En revanche, je suis beaucoup plus nuancé en ce qui concerne le rôle des parents. Les jeunes gens ont besoin d’aide pour sortir de leur souffrance. Livrés à eux mêmes ils ont tendance à s’enfoncer.

Il y a quelque chose de tragique à vivre dans une société donnée. Les parents, les amis ou leurs substituts doivent être là quand il le faut pour pouvoir assurer aux enfants une certaine colonne vertébrale psychique.

Vos héroïnes rêvent ou désirent des choses contradictoires. Elles sont en quête du bonheur, de l’amour, de la liberté, de la paix intérieure, voudraient un peu tout en même temps…

 Comme nous tous, dans la vie. L’abondance des choses qui sont autour de nous et que nous pouvons désirer, gêne. Il faut faire un tri, sinon on s’accroche à trop de choses contradictoires. Le principal paradoxe est de vouloir désirer sans souffrir. Certaines personnes sont tellement attachées à des idéaux ou des personnes que cela peut se muer en désespoir et conduire au suicide en cas de désenchantement et de destruction des rêves.

Que le diable nous emporte est un film sur la puissance de la parole. La parole joue un rôle central dans la cure psychanalytique mais aussi dans votre écriture cinématographique.

Dans une scène importante, le personnage de Fabienne Babe se confesse à ses amies et raconte des choses qui l’ont profondément traumatisée.

Je me suis longtemps demandé comment j’allais filmer ça. J’aurais pu adopter une autre solution. Je me suis contenté de filmer la femme qui parle, sans faire de flash back. J’aurais pu combiner les deux, le meilleur exemple étant Soudain l’été dernier de Mankiewicz.

J’y ai songé mais je me suis résolu à être le plus simple possible. Cela a nécessité un gros travail de la part de Fabienne Babe. Ce n’est pas tout à fait un plan séquence car je me méfie des plans séquence, mais c’est une longue scène qui dure environ dix minutes. J’avoue que j’avais peur de faire durer cette séquence trop longtemps et d’ennuyer le spectateur. Surtout qu’il y a deux autres séquences d’une durée semblable dans Que le diable nous emporte : la rencontre entre Fabienne Babe et Isabelle Prim au début du film, où j’espère qu’une sorte de suspens s’installe, qu’on se demande ce qui va se passer entre elles ; puis le jeu de la psychanalyse entre Suzy (Isabelle Prim) et Tonton (Jean-Christophe Bouvet).

Le film pose la question suivante : comment peut-on sortir de son enfer ?

Il faut d’abord avoir la possibilité de le faire, c’est-à-dire posséder un minimum de langage.

On peut aussi se libérer par le sport, mais c’est essentiellement par la parole qu’on peut se libérer. Les suicidaires qui passent à l’acte ne parlent pas, ils renferment tout. Le fait de parler sert. Parler et pleurer, cela soulage, je le pense véritablement. On peut aussi être soulagé par la pratique des arts. Quand j’étais enseignant, je faisais étudier à tous mes élèves un poème de Baudelaire que l’on retrouve dans mon premier film en 35 mm Un jeu brutal et qui s’appelle La musique. Baudelaire explique comment la musique parfois le transporte et fait remonter toutes les émotions cachées. On dirait presque que c’est Freud qui parle de l’inconscient. Baudelaire dit que cette remontée le berce, et le verbe « bercer » est même mis en valeur par la versification. L’art sert à ça. Je suis allé au cinéma voir Autant en emporte le vent quand il est ressorti en France dans les années 60. Lors d’une scène émouvante je me suis retourné dans la salle pour voir les spectateurs : tout le monde pleurait. Pourquoi paye-t-on l’équivalent de dix euros pour pleurer ? Probablement parce que les arts – et le cinéma – réveillent la souffrance, mais d’une manière qui aide à vivre.

Quand j’étais enfant, j’étais victime de terreurs nocturnes violentes. Lorsque j’ai vu Psychose au cinéma au moment de sa sortie j’ai eu vraiment la trouille, et pourtant je suis retourné le voir au moins quinze fois. Je pense qu’un certain type de narration littéraire, musicale ou cinématographique est là pour faire ressurgir certaines émotions et nous aider à les accepter ou les surmonter. Mais il y a tout un équilibre à maintenir. Je pense que le cinéaste qui a été le meilleur équilibriste est Ernst Lubitsch. Dans Angel avec Marlene Dietrich, Lubitsch joue très délicatement avec le désir du spectateur. Ce qui marche au cinéma, c’est qu’on réveille les émotions des spectateurs, sans lui faire oublier qu’on est au spectacle. Dans la vie, on ne sait pas quand notre souffrance va s’arrêter.

Tonton dit à Suzy : « ce sont les plus grands pécheurs qui sont le plus proches de Dieu. »

C’est juste. On peut avoir l’audace de ne pas être conformiste et de trouver autre chose que ce que vous dit le monde, y compris par l’intermédiaire du langage. Les audacieux peuvent trouver autre chose, pourquoi pas en passant par la transgression et le sexe. On peut avoir un amour spirituel et charnel à la fois. C’est un lien très fort. Les scènes érotiques sont pour moi un symbole visuel de l’attachement et de la difficulté à se détacher.

D’où vient la théorie de la « pensée je » exprimée dans le monologue de Tonton ?

Cela vient d’un guru indien, Ramana Maharshi, qui pratiquait le yoga. Le monde n’existe que dans la manière où moi je le perçois. Je m’attache aux objets et aux sons que je perçois. Si la pensée je, c’est-à-dire le moi, disparaît, l’intérêt pour les choses disparaît aussi. Et curieusement on découvre d’autres choses en même temps. C’est vrai pour le yoga mais aussi le christianisme et d’autres disciplines religieuses. On prêche le détachement et quand le détachement arrive, des phénomènes de type parapsychologiques se produisent. Les mystiques disent qu’il ne faut pas y prêter attention car cela a tendance à renforcer l’égo.

Pourquoi la 3D ?

Cela modifie pas mal de choses. J’ai eu beaucoup de satisfaction en faisant pour la première fois l’expérience de la 3D dans un court métrage Des jeunes femmes disparaissent, en 2014. J’y utilisais le relief pour créer de la peur, en dramatisant du vide. Avec la 3D la notion de cadre est modifiée, c’est comme si vous pénétriez dans la vie réelle, alors que le cadre du cinéma vous renvoie quand même à un spectacle. J’aurai aimé aller plus loin avec le relief.

La 3D aide à une appréhension cosmique du sexe.

Je cherchais une forme de stylisation pour les scènes érotiques. J’ai toujours été fasciné par la beauté des images des étoiles et des galaxies. Quand j’étais enfant les reproductions dans les bouquins m’émerveillaient. Aujourd’hui avec les nouvelles technologies c’est encore plus spectaculaire. Cela renvoie thématiquement au fait que le désir et l’amour peuvent nous rapprocher de temps en temps à du surnaturel, mais avec une limite. Cela demeure pour moi une énigme, un grand point d’interrogation

Que le diable nous emporte apparaît comme votre film le plus apaisé, le plus optimiste. Il se termine sur un éclat de rire.

 Ce n’est pas faux. Ce n’est pas un film désespéré, même si on y voit des gens à la limite du désespoir. Mais ils finissent par s’en sortir. Les trois filles de trois manières différentes, plus le personnage d’Olivier et celui de Tonton qui disparaît dans la nature, momentanément.

Que le diable nous emporte se permet beaucoup plus d’humour que vos films précédents.

Il m’arrive souvent de me marrer à la vision de mes films. Il y a de l’humour noir dans De bruit et de fureur. J’avais déjà mis des éléments comiques dans certains de mes films. Il y a un mélange des registres et des genres dans mes films qui n’est pas du tout dans la tradition française. Un Français n’aurait jamais pu écrire les pièces de Shakespeare.

Comment s’est effectué le choix des comédiens ?

J’avais envie de faire un film pour les trois actrices, Fabienne Babe, Anna Sigalevitch et Isabelle Prim. J’ai écrit le scénario en pensant à elles en partie. Je connais Fabrice Deville depuis longtemps, j’ai tout de suite pensé à lui pour le rôle d’Olivier. Je ne connaissais pas Jean-Christophe Bouvet et il m’a très agréablement surpris. Je suis très content de lui dans le rôle de Tonton.

Propos recueillis le 4 octobre 2017

Avec Jean-Claude Brisseau © Loïc Mahé

Avec Jean-Claude Brisseau © Loïc Mahé

 

 

 

Catégories : Actualités · Rencontres

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