Olivier Père

Profession : reporter de Michelangelo Antonioni

Après le triomphe critique et commercial de Blow Up (1966), Antonioni choisit de radicaliser sa démarche d’artiste et de voyageur. Il s’éloigne de l’Italie, s’embarque pour des aventures aussi cérébrales que géographiques, et des expériences inédites où les innovations techniques sidérantes (le fameux avant-dernier plan séquence à 360 degrés de Profession : reporter, où la caméra s’envole par la fenêtre d’une chambre d’hôtel dans un long mouvement aérien) s’accompagnent d’un ton de plus en plus désenchanté. Zabriskie Point (1970) part à la rencontre de la jeunesse contestataire américaine mais aussi des immensités désertiques de la Vallée de la Mort, regard d’un artiste Italien sur les États-Unis, sa société consumériste mais aussi son cinéma. Le film est une variation sur La Mort aux trousses, et l’œuvre d’Antonioni entretient avec celle d’Hitchcock une étrange et fascinante relation qui pourrait résumer celle qui lie le cinéma moderne au cinéma classique. Cette relation se poursuit avec Profession : reporter (The Passenger, 1975), sur lequel plane une nouvelle fois l’ombre de La Mort aux trousses. Le titre français du film d’Hitchcock colle littéralement à celui d’Antonioni, à une inversion près : ce n’est pas la mort qui poursuit le personnage central, mais le héros paradoxal de cette aventure métaphysique qui s’achemine lentement vers une disparition progressive, jusqu’à un effacement total, une mort à la fois réelle et symbolique. Le film d’Antonioni illustre à la perfection la crise de l’image-action théorisée par Deleuze. Les péripéties du thriller d’espionnage et de la course poursuite qu’auraient pu inspirer cette fuite à travers l’Europe, aboutissent au contraire à une méditation lente sur la quête et la perte de soi, la fin des idéaux politiques, le climat de violence autour des trafics d’armes et des guerres postcoloniales, au gré d’une intrigue opaque et volontairement elliptique. Souvent désigné comme un cinéaste de la féminité, Antonioni s’attache dans Profession : reporter à un personnage masculin, interprété avec sobriété par Jack Nicholson, assez génial dans le registre – étonnant chez lui – de l’underacting. Dans l’œuvre d’Antonioni Profession : reporter fait écho à un titre antérieur, Le Cri, qui racontait aussi l’errance d’un homme ayant largué les amarres, et développait un esthétique du temps mort qui allait devenir le signe de reconnaissance de l’écriture cinématographique du cinéaste.

Chef-d’œuvre absolu, aboutissement d’années de réflexions et de voyages, Profession : reporter est aussi le film le plus lumineux et sensuel d’Antonioni, même si la mort y rôde du début à la fin. Antonioni adopte le point de vue de son personnage et enregistre la beauté ensoleillée des paysages d’Afrique ou d’Espagne. Le film est presque entièrement tourné en extérieurs et décors naturels, tirant un parti exceptionnel des lieux déserts et de l’urbanisme – les bâtiments de Gaudí à Barcelone par exemple. Le regard de peintre et d’architecte d’Antonioni se pose sur une matière vivante et documentaire. La sophistication de la mise en scène d’Antonioni, la beauté constante des plans n’empêchent pas un sentiment de liberté et de légèreté qui correspond à l’idée de voyage et de fuite qui traverse le film. Le projet d’échange d’identité du reporter, poursuivi à la fois par des tueurs et la curiosité de sa femme, est voué à l’échec, mais il parvient, un bref moment à « devenir lui-même » en volant la vie d’un autre, à goûter à la liberté véritable et découvrir, comme le notait Alberto Moravia au sujet du film, que l’homme n’existe vraiment qu’en dehors de la société.

 

Profession : reporter ressort mercredi 26 juillet, distribué par Park Circus. Il sera proposé à Paris à la Filmothèque du Quartier Latin.

 

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