Olivier Père

Terreur aveugle de Richard Fleischer

Sur une période très courte, entre 1971 et 1975, Richard Fleischer qui avait débuté sa carrière avec le beau et méconnu Child of Divorce réussit coup sur coup neuf films formidables qui comptent parmi les meilleurs de sa riche et longue filmographie, et aussi de toute la décennie. D’une grande variété, ils forment néanmoins une sorte de sous-ensemble dans son œuvre. Fleischer a réalisé des films extraordinaires dans les années 40 (L’Assassin sans visage), 50 (20.000 lieues sous les mers, La Fille sur la balançoire, Les Vikings) et 60 (Barrabas, L’Etrangleur de Boston) mais on a une passion particulière pour ses neuf films qui témoignent de l’intelligence et de l’évolution de Fleischer au sein du cinéma commercial américain, capable d’appréhender des sujets audacieux avec des implications morales et un sens inné de la mise en scène. Kiyoshi Kurosawa, admirateur de Fleischer, a dit lors d’une leçon de cinéma à la Cinémathèque française que l’œuvre de Fleischer contenait à elle seule toute l’histoire du cinéma et l’évolution des formes cinématographiques, de l’âge classique à l’âge moderne, des années 40 aux années 80. Pas faux.

Le 9 novembre Carlotta édite un coffret providentiel qui réunit trois de ces films, pour la première fois disponibles en blu-ray. Commençons par le premier, qui appartient à la brève période européenne de Fleischer.

Mia Farrow dans Terreur aveugle de Richard Fleischer

Mia Farrow dans Terreur aveugle de Richard Fleischer

Tourné en Angleterre avec une équipe entièrement britannique à l’exception de l’actrice principale Mia Farrow, Terreur aveugle (Blind Terror, 1971) confirme l’efficacité de Fleischer dans le thriller pur et les histoires de tueurs en série. Il avait déjà, très tôt dans sa carrière, réalisé un joyau du genre, L’Assassin sans visage (Follow Me Qiuetly, 1949).

Dans une maison isolée, une jeune femme aveugle (Mia Farrow) est terrorisée par un tueur psychopathe qui a massacré sa famille. Le scénario est signé Brian Clemens, connu pour ses contributions au cinéma fantastique et policier anglais et pour avoir créé plusieurs séries télévisées, notamment les célèbres Chapeau melon et bottes de cuir.

Terreur aveugle est une histoire de « home invasion », et traite de manière plus générale de l’invasion de la violence dans la société occidentale. L’idée de départ est originale, mais la mise en scène de Fleischer l’est encore plus. En jouant avec la cécité de l’héroïne (et du spectateur), il s’agit de filmer le tueur sans jamais montrer son visage, en filmant des parties de son corps (inquiétants plans sur ses bottes). Nous sommes en 71 et quelques années plus tard ce parti-pris sera repris par de nombreux films horrifiques, en premier lieu Black Christmas (1974) de Bob Clark, La Nuit des masques (Halloween, 1978) de John Carpenter et Vendredi 13 (Friday the 13th, 1980) de Sean S. Cunningham, et même Cruising (1980) de William Friedkin qui reprendra l’attirail fétichiste de Terreur aveugle. Il est donc possible d’affirmer que Fleischer, sans en valider les débordements sanglants, est l’inventeur avec Terreur aveugle du « slasher » moderne, avec deux autres films également réalisés en 1971 : l’italien La Baie sanglante (Reazione a catena) de Mario Bava et l’anglais Fright de Peter Collinson.

Pourtant, Fleischer prend une fois de plus ses distances avec la représentation de la violence. Il ne filme pas le massacre d’une famille mais montre l’après du drame, avec les corps inertes gisants dans les pièces de la maison, invisibles pour l’héroïne et aperçus par le spectateur au détour d’un plan ou d’un cadrage, ce qui rend leur présence beaucoup plus terrifiante encore. Terreur aveugle tord le cou aux clichés du film d’épouvante en privilégiant les ambiances diurnes, que ce soit dans une vaste demeure éclairée et confortable ou dans la paisible campagne anglaise. L’héroïne aveugle transporte la nuit avec elle, et par la même occasion l’angoisse, le danger et la fragilité. En s’éloignant du décorum gothique Fleischer invente une horreur moderne, dans la lignée de Psychose.

L’acclimatation au paysage – social, politique et naturel – anglais est parfaitement réussie par Fleischer, aidé par son scénariste et son directeur de la photographie, Gerry Fisher. Le film capte une violence typiquement britannique qui est bien plus profonde que celle d’un détraqué : celle des rapports de castes. Terreur aveugle se déroule dans la grande bourgeoisie, la relation entre maîtres et valets va y jouer un rôle déterminant, sans parler de la présence des Gitans, suspects idéaux en butte au racisme des fermiers. Le dernier plan, muet, sur des visages miséreux agglutinés derrière une grille, spectateurs impassibles d’un drame dont ils sont irrémédiablement exclus, confère au film de Richard Fleischer une dimension politique aussi subtile que profonde.

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