Olivier Père

L’homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg

Après Ne vous retournez pas Potemkine a édité en blu-ray l’autre titre majeur de Nicolas Roeg, L’homme qui venait d’ailleurs (The Man Who Fell to Earth, 1976) avec David Bowie.

On a souvent relevé l’apport de la mythologie personnelle de la rock star anglaise à son personnage d’extraterrestre solitaire exilé sur Terre sous le nom de Thomas Jerome Newton, cherchant désespérément à sauver sa famille restée sur une planète ravagée par la sécheresse. Par extension l’univers de Bowie se déploie sur l’ensemble du film de Nicolas Roeg, qui se nourrit des biographies imaginaires des avatars créés par Bowie sur scène – Ziggy Stardust, The Thin White Duke – et de sa discographie, sous forte influence de la science-fiction et des voyages dans l’espace. A la fin du film de Roeg Newton publie un album en forme de message à sa femme sous le pseudonyme The Visitor. Inversement, Bowie reprendra bon nombre d’éléments visuels et sonores de L’homme qui venait d’ailleurs, faute d’avoir pu en composer la bande originale, dans ses futures créations – notamment les albums de rock progressif Station to Station (1976) et Low produit à Berlin en 1977.

Il est vrai que L’homme qui venait d’ailleurs saisit Bowie de manière presque documentaire tel qu’il était au moment du tournage. Dans sa période américaine, avec un look dandy des années 20, physiquement affaibli par une consommation quotidienne déraisonnable de cocaïne, maigre et blafard. Dans le film, cette addiction sera remplacée par l’alcoolisme – le gin transforme progressivement Newton en épave. Bowie, à la maigreur et à la pâleur inquiétantes, traverse le film comme un fantôme, une âme errante, loin des compositions expressionnistes et flamboyantes qui firent sa gloire en pleine mode glam.

David Bowie dans L'homme qui venait d'ailleurs de Nicolas Roeg

David Bowie dans L’homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg

Pourtant, le film de Nicolas Roeg, très certainement le plus ambitieux et impressionnant de toute sa carrière, est aussi une œuvre autonome qui ne doit pas tout à la présence / absence de Bowie, aussi fascinant soit-il. Même si le rôle semble écrit pour lui, Roeg envisagea également de le confier à Mick Jagger ou – plus surprenant – à l’écrivain Michael Crichton.

L’homme qui venait d’ailleurs est l’adaptation (assez fidèle) d’un roman américain de science-fiction écrit par Walter Stone Tevis en 1963, par le scénariste anglais Paul Mayersberg. Mayersberg écrira dans les années 80 Furyo – l’autre film marquant de Bowie – et Eureka, de nouveau pour Roeg, qui entretient des correspondances avec L’homme qui venait d’ailleurs.

L’argument science fictionnel est un alibi pour Roeg qui souhaite dresser un gigantesque portrait kaléidoscopique de l’Amérique moderne. Le film se présente comme une fable critique sur le capitalisme et les médias, le pouvoir corrupteur et destructeur de l’argent. Les rares personnages qui gravitent autour de l’inaccessible Newton (l’avocat Farnsworth, l’universitaire Bryce) finiront exécuté par les services secrets ou intellectuellement détruit par le système après s’être enrichis au contact de l’extraterrestre milliardaire.

La seule comparaison à laquelle le film de Roeg nous invite n’est pas à chercher du côté de la science-fiction, mais du Citizen Kane de Welles. L’homme qui venait d’ailleurs se déroule sur plusieurs décennies – ce n’est visible que grâce aux vieillissements artificiels et grotesques de certains acteurs, Newton/Bowie ne change pas d’apparence physique du début à la fin – et tente de décrypter la vérité profonde d’un être mystérieux et surpuissant, qui aura une influence considérable sur son entourage et son époque. A peine tombé du ciel Newton se retrouve à la tête d’une multinationale, la World Enterprises Corporation, grâce à une série de brevets révolutionnaires comme par exemple le développement photographique instantané.

Le film enregistre l’irrésistible ascension de Newton puis sa chute vertigineuse, provoquée par le gouvernement américain qui prend ombrage des recherches technologiques du milliardaire. La motivation secrète de Newton, incomprise par tous à l’instar du « Rosebud » de Charles Forster Kane, est l’amour pour sa femme et l’espoir fou de pouvoir la sauver.

Comme Welles, Roeg intègre à son style baroque et surdimensionné plusieurs natures d’images, du faux reportage aux prémisses du vidéo clip en passant par de nombreux extraits d’œuvres préexistantes, consommées comme une drogue par Newton qui reste rivé devant ses nombreux écrans de télévision.

L’autre influence de Roeg est bien sûr la figure de Howard Hughes, qui fut l’un des hommes les plus riches et puissants des Etats-Unis, à la tête d’un immense empire, avant de sombrer dans la folie et de vivre reclus les huit années qui précédèrent sa mort, alité, nu et drogué, la plupart du temps devant la télévision, exactement comme Newton.

Ainsi, L’homme qui venait d’ailleurs est autant un film sur Howard Hughes que sur David Bowie.

L’homme qui venait d’ailleurs demeure un sommet récapitulatif du cinéma psychédélique, certes plus maîtrisé que les délires de Ken Russell, mais aux visions bien allumées, rendues encore plus agressives pour la rétine par l’usage immodérée de Roeg du montage parallèle, figure de style récurrente de son cinéma. Le film peut paraître trop long (il fut souvent présenté dans des versions mutilées par la censure), boursouflé, ivre de lui-même, mais il regorge d’images et de séquences stupéfiantes, dans tous les sens du terme.

Une autre dimension, non négligeable, de L’homme qui venait d’ailleurs, concerne le regard d’un cinéaste étranger sur l’Amérique, ses paysages, sa société et sa civilisation montrée en déclin. L’homme qui venait d’ailleurs filme la queue de la comète, l’explosion de la contre-culture et sa récupération par l’industrie du spectacle et les médias de masse. Le britannique Nicolas Roeg appréhende de manière grandiose les déserts et les petites villes du Nouveau Mexique, aussi bien que New York et Los Angeles. Ce regard fasciné d’un esthète européen adepte des effets photographiques sur les immenses étendues sauvages ou urbaines de l’Amérique se double d’un jugement moral sur la monstruosité d’un pays contaminé par la violence politique et économique, les excès écœurants du consumérisme et de la publicité. La description du luxe et de la richesse est féroce dans L’homme qui venait d’ailleurs, rempli de personnages aliénés ou décadents. La sexualité y est complaisamment montrée comme un défoulement névrotique, reliquat de la révolution des mœurs. Les nombreuses provocations, les incessants maniérismes de L’homme qui venait d’ailleurs ne pouvaient venir que d’un cinéaste étranger à la culture et aux mentalités américaines. Antonioni voulait conclure son Zabriskie Point d’un « Fuck you, America ». Ce pourrait aussi être le mot de la fin du film de Nicolas Roeg.

Pochette du disque Station to Station illustré par une photo extraite de L'homme qui venait d'ailleurs

Pochette de l’album Station to Station illustrée par une photo extraite de L’homme qui venait d’ailleurs

Idem pour celle de Low, un an plus tard

Idem pour celle de Low, un an plus tard

 

 

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