Olivier Père

Le Venin de la peur de Lucio Fulci

Le Chat qui fume a édité – avec Studiocanal – Le Venin de la peur (Una lucertola con la pelle di donna, 1971) de Lucio Fulci dans un superbe combo blu-ray DVD et CD avec l’intégralité de la colonne sonore de Ennio Morricone composée pour le film, plus de trois heures de suppléments et un livret reprenant le matériel publicitaire d’époque de plusieurs pays. Il s’agit d’une première mondiale et la qualité de l’image est absolument renversante. Même les connaisseurs avisés du film de Fulci auront l’impression de le découvrir – et de l’admirer – pour la première fois, tant ce blu-ray haute définition rend hommage aux qualités visuelles de ce giallo hors-normes. Les trois versions – anglaise, italienne et française sont disponibles. La version intégrale et originale est l’anglaise, langue dans laquelle le film fut tourné, comme de nombreuses coproductions italiennes, mais les deux autres versions présentent des montages sensiblement différents, avec des variations intéressantes décryptées par des spécialistes du cinéma bis. Dans les bonus Le Chat qui fume a aussi poussé le vice, un rien fétichiste, d’ajouter la version française en VHS, format dans lequel nous fûmes nombreux à apprécier ce film pour la première fois. Le titre Le Venin de la peur provient d’ailleurs de cette VHS éditée par Hollywood Vidéo dans les années 80, avec un visuel accrocheur. Le titre français originel était Carole – discrète distribution salles – tandis que le film de Fulci fut par la suite exploité dans des salles spécialisées de province sous le titre fort racoleur Les salopes vont en enfer. Carole avait au moins la qualité d’expliciter la valeur de portrait de femme que prend le film de Fulci à la revoyure. Le titre italien Una lucertola con la pelle di donna « un lézard à la peau de femme » renvoie à la mode du thriller italien et des premiers films de Dario Argento qui possédaient tous un nom d’animal dans leur titre, inspirant de nombreux copieurs. Si le film de Fulci possède un bestiaire inquiétant, réel ou fantasmatique (des chauve-souris, un cygne blanc, des chiens éventrés…), nulle trace de lézard, ce qui rend ce titre assez incompréhensible.

Anita Strinberg dans Le Venin de la peur

Anita Strinberg dans Le Venin de la peur

Encadré par deux grands films, La fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava et La sindrome di Stendhal (1996) de Dario Argento, le thriller à l’italienne, autrement dit le « giallo » (en italien jaune, en référence à la couleur des couvertures des romans policiers) a décliné une série de figures immuables, fixées par Bava et Argento, sous les influences croisées de Hitchcock et Lang, l’expressionnisme allemand et le pop art, la modernité antonionienne et le roman-photo. Il en résulte un curieux dosage de trivialité et de sophistication, où d’alambiquées intrigues criminelles servent de prétexte au défoulement de pulsions érotico sadiques. Après le succès du premier film de Dario Argento L’Oiseau au plumage de cristal (1969, également premier scénario de Dardano Sacchetti), les cinéastes bis (Duccio Tessari, Aldo Lado, Fernando Di Leo, Massimo Dallamano, Armando Crispino, Sergio Martino, Umberto Lenzi) s’engouffrèrent avec plus ou moins d’opportunisme dans ce nouveau filon très populaire, quoique difficilement exportable en raison d’une cruauté outrancière typiquement latine.

Dans cette mouvance, le film de Fulci, remarquable par ses qualités intrinsèques, représente le haut du panier. Il s’agit sans conteste de l’un des meilleurs films du cinéaste italien, souvent critiqué ou méprisé en raison de son cynisme et de sa fascination pour la violence, mais dont on ne peut négliger l’originalité de son style, avec une approche personnelle, moderne et même savante du fantastique et de l’inconscient dans ses films les plus ambitieux. Le Venin de la peur appartient à une période charnière de la filmographie de Fulci, quand ce dernier va radicalement s’orienter vers l’horreur. Ce film s’inscrit dans un ensemble qui comprend Liens d’amour et de sang (sur Béatrice Cenci), La Longue Nuit de l’exorcisme et L’Emmurée vivante. A chaque fois il s’agit de récits psychosexuels mettant en scène des femmes persécutées, victimes de visions terrifiantes, en proie à des désirs refoulés mais pouvant aussi céder à des pulsions criminelles. Ces thématiques trouvent leur apogée dans Le Venin de la peur qui convoque Freud et Jung, traite de la sexualité féminine, de l’aliénation et des rapports de classes. Une intrigue policière tordue va à l’encontre de tous les clichés du genre : peu de meurtres, des retournements de situations qui n’ont rien de gratuit, une psychologie particulièrement fouillée et des relations complexes entre les personnages, qui détiennent tous un secret.

Fulci laisse son goût du morbide s’épancher en pleine époque psychédélique – le film se déroule dans la haute bourgeoisie londonienne, dans une atmosphère extrêmement sulfureuse, soutenue par la sublime partition d’écoute distraite de Ennio Morricone et les non moins troublantes égéries saphiques Florinda Bolkan (actrice brésilienne découverte dans Les Damnés de Visconti) et Anita Strinberg, dans un rôle entièrement muet. La distribution est complétée par Jean Sorel, Leo Genn et Stanley Baker.

Ce blu-ray indispensable offre des entretiens exclusifs avec Jean Sorel et Anita Strinberg qui reviennent aujourd’hui sur leur travail et leur relation avec Lucio Fulci.

Le Chat qui fume a aussi donné la parole à des spécialistes ou amateurs de Fulci – j’en fais partie – et on retiendra particulièrement les interventions inspirées de Jean-François Rauger et Christophe Gans, qui délivrent des interprétations souvent brillantes du Venin de la peur, œuvre beaucoup plus riche en signification et en symboles, plus réflexive et complexe que la plupart des petits classiques de l’âge d’or du cinéma bis transalpin.

la jaquette fantaisiste de l'édition vidéo du film de Fulci

La jaquette fantaisiste de l’édition vidéo du film de Fulci

 

 

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2 commentaires

  1. Jean-Damien GOURGUES dit :

    Le titre n’est pas si incompréhensible que cela car lorsque l’inspecteur Corvin interroge le hippie à la fin du film sur ce qu’il a vu le soir du meurtre alors qu’il était en plein trip hallucinogène, il dit  »a woman in a lizard’s skin ». Ce qui désigne le coupable comme étant une femme, sa description étant altérée par les effets du LSD. Le titre prend ici tous son sens à mon avis. Même si, évidemment, c’est une concession habituelle aux titres incluant un nom d’animal dans les gialli, quais-systématique à cette époque.

    Cordialement,

    JDG

  2. oui on lit souvent sous la plume des critiques hâtifs que le titre est incompréhensible, ce qui est faux puisque c’est un morceau de dialogue de la police avec le hippie rouquin. Ce sont un peu des lieux communs, comme de renvoyer la thématique à une mode du film psychédélique. C’est parresseux

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