ARTE diffuse lundi 6 avril à 20h50 Les Orgueilleux (1953) de Yves Allégret, dans le cadre d’une soirée en hommage à Gérard Philipe. Le célèbre film d’Allégret est l’un des titres emblématiques d’un certain cinéma français « de qualité » des années 50, à la fois prestigieux et populaire, interprété par des grandes vedettes, mais honni par les Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague en raison de son académisme et de son assujettissement à la littérature.
A l’origine des Orgueilleux il y a Typhus, scénario de Jean-Paul Sartre écrit en 1943 et qui se déroulait en Chine. Comme souvent avec Sartre le texte se révélera difficile à adapter à l’écran et le scénariste Jean Aurenche optera pour une transposition au Mexique – plus commode que la Chine pour un tournage à l’époque – et le typhus deviendra une épidémie de méningite cérébrospinale dans le village de Alvarado, dont la première victime est un touriste français. Cependant Les Orgueilleux doit encore beaucoup à la philosophie de Sartre, avec notamment le thème de la souillure qui traverse le film. La description d’une communauté vivant en autarcie dans une misère noire, exploitée par une poignée de puissants, renvoie à un autre succès tricolore sous influence mexicaine des années 50, Le Salaire de la peur de Clouzot, et correspond à l’engagement politique des auteurs impliqués dans le film, à commencer par son acteur principal.
Le cinéma d’Allégret se caractérise par une vision très noire de l’humanité et un goût du sordide. L’histoire des Orgueilleux permet au cinéaste d’exprimer cette tendance à la noirceur et aux situations dérangeantes. Allégret ne nous cache rien des vomissements d’un homme à l’agonie, des détails d’une ponction lombaire, des cafards qui pullulent…
Le film se déroule pendant la fête des morts, dans une atmosphère de religiosité. Pour certains plans, images et inserts Allégret s’inspire sans doute du Bunuel période mexicaine qui vint faire un tour sur le tournage.
La fin des Orgueilleux surprend par son optimisme: il s’agit d’une conclusion imposée au réalisateur par les producteurs, qui tranche cruellement avec le reste du film.
Les Orgueilleux conte avant tout la rédemption et le sursaut moral d’un ancien médecin sombré dans la déchéance et l’alcoolisme. Le personnage de Georges offre à Gérard Philipe l’occasion de casser son image d’éternel jeune premier séduisant et élégant. Allégret érotise Michèle Morgan elle aussi dans un registre éloigné de ses rôles habituels. L’humidité et la chaleur de sa chambre d’hôtel l’obligent à se dévêtir et la vision de l’actrice en soutien-gorge blanc aura longtemps un vif impact sur le public masculin, notamment sur un jeune cinéphile new-yorkais nommé Martin Scorsese.
Ce film est une réussite totale : scénario inspiré de Sartre avec un naturalisme digne de Zola, une ambiance à la Bunuel, une mise en scène efficace, une musique parfaite et enfin une interprétation légendaire. Michèle Morgan tourne un de ses plus beaux films. Quelle présence tout en sobriété! Quant à Gérard Philipe, c’est sans aucun doute son plus beau film : il est attachant, un peu fou et affiche un mysticisme qui vient de certaines de ses racines, la Mitteleuropa. « Les Orgueilleux », c’est le cinéma à la française dont on a le droit d’être fier. Dommage qu’il n’ait plus successeur, si ce n’est Ozon ou Benoit Jacquot!