ARTE diffuse ce soir à 22h45 Frenzy (1972), dernier film de son cycle Hitchcock, dernier chef-d’œuvre du cinéaste (avant son ultime long métrage Complot de famille diffusé le même jour à 20h50), et retour sur le sol natal de la Grande-Bretagne.
En 1967, Hitchcock fait des essais pour un projet jamais tourné, Kaleidoscope, aux frontières de la pornographie. Le succès de Psychose, le relâchement des mœurs et de la censure l’incitent à se lancer dans ce type d’expérience plus explicite, dont on retrouvera la trace dans Frenzy.
Au début des années 70, Hitchcock se trouve dans un période de crise et de désarroi : L’Etau a été un échec terrible, les films d’Hitchcock sont trop chers pour la nouvelle économie des studios, qui ont compris que le public américain, plus jeune, plus éduqué, préfère les productions indépendantes en phase avec des préoccupations modernes, aux films de vieux maîtres, obsolètes et onéreux.
En revenant en Angleterre, avec une adaptation d’un roman policier et un scénario du dramaturge Peter Schaffer (Le Limier), Hitchcock entend renouer avec le succès. Il y parviendra avec un film où se croisent deux thèmes chers au cinéaste : celui du criminel et celui du faux coupable. Frenzy suit en effet les trajectoires croisées de deux hommes qui se connaissent : l’un est un ancien combattant qui a sombré dans l’alcoolisme, un chômeur qui voue une haine à la société et entretient des relations exécrables avec son ex femme ; l’autre est un maraicher d’apparence joviale et avenante mais qui dissimule un violeur et un tueur de femmes, coupable de crimes en série qui terrorisent Londres. Le premier va éveiller les soupçons de la police, tandis que le second poursuit ses funestes desseins en toute impunité. Frenzy dresse donc le portrait d’un psychopathe (comme dans Psychose), mais aussi d’un raté, antipathique de surcroit, ce qui est plus rare dans l’œuvre d’Hitchcock.
Frenzy est le grand film trivial d’Hitchcock, et un grand film sur la vulgarité. Frenzy est ainsi le parfait représentant d’une esthétique de la laideur et du poisseux qui allait triompher dans le cinéma britannique du début des années 70, sans doute le moins « glamour » du monde.
En 1972, deux cinéastes confirmés réalisèrent en Grande-Bretagne leur film le plus glauque : Alfred Hitchcock et Frenzy, Sidney Lumet et The Offence ; cette même année le jeune Mike Leigh signa son premier long métrage Bleak Moments (pas vraiment une partie de plaisir) tandis que des jeunes réalisateurs comme Pete Walker ou Norman J. Warren allaient réaliser à la même période des films d’horreur beaucoup plus « sales » et réalistes que ceux de la Hammer déclinante, souvent dans le même environnement urbain sinistre (banlieue, quartiers défavorisés de Londres, rase campagne), avec des acteurs et actrices loin des canons esthétiques hollywoodiens (comme chez Mike Leigh aussi).
Hitchcock avait renoncé au star system après Le Rideau déchiré, dont la moitié du budget résidait dans les salaires de Paul Newman et Julie Andrews. Hitchcock ne s’intéressait pas aux nouvelles stars hollywoodiennes, et ses acteurs fétiches James Stewart et Cary Grant étaient déjà vieillissants dans les années 50, donc pas question de les réutiliser dans les années 70. Pas question non plus d’employer dans Frenzy des célébrités anglaises, même si Hitchcock avait pensé à Michael Caine, devenu une vedette internationale grâce à Zoulou et Alfie le dragueur, connu pour ses origines populaires et son accent cockney, pour interpréter le tueur.
Lorsque nous avions rencontré Michael Caine dans son appartement londonien, il nous avait confié : « J’ai refusé de jouer dans Frenzy d’Alfred Hitchcock. Il m’avait proposé le rôle de Robert Rusk, un sadique qui violait et étranglait des femmes. Je ne suis pas sûr que j’aurais été crédible dans un rôle aussi vicieux. J’adorais Hitchcock mais j’aurais aimé jouer le rôle de Cary Grant ! Hitchcock ne m’a plus jamais adressé la parole. Finalement, Barry Foster m’a remplacé, et il est terrifiant dans Frenzy. »
Terrifiant et laid, ce que n’était pas non plus Michael Caine. Idem pour les actrices du film, dotée d’un physique extrêmement commun, et dans une certaine mesure Jon Finch, comédien sans grand charisme.
Les scènes de viols et de meurtres, et aussi une scène incluant un cadavre de femme dans un camion sont filmées avec une grande crudité, avec pour la première fois chez Hitchcock des plans de nudité choquants. Nul doute que Frenzy se rapproche de ce que le cinéaste considérait comme de la pornographie. L’obscénité du sexe et de la violence qu’il avait jusqu’à présent dissimulé derrière le luxe de la machinerie hollywoodienne ou la sophistication de son écriture cinématographique est finalement exhibée frontalement, ce qui n’exclut pas un sens de la mise en scène toujours aussi génial. Nul doute que ce tournage à Londres, parfois sur les lieux mêmes de son enfance, fut un moment de défoulement et de liberté créatrice intenses, comme en témoignent aussi une forme de méchanceté juvénile et une sens de l’humour plus noir et sarcastique que jamais : une réplique dans un pub au sujet d’un viol ne dépasserait plus aujourd’hui l’autocensure du politiquement correct, et les scènes « gastronomiques » qui moquent les prétentions culinaires de l’épouse de l’inspecteur de police sont aussi peu ragoutantes que les scènes de meurtres.
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