Olivier Père

L’Etau de Alfred Hitchcock

ARTE a proposé hier soir deux films tardifs et mal aimés d’Alfred Hitchcock. Deux films d’espionnage qui ont pour théâtre la Guerre Froide. Le Rideau déchiré (Torn Curtain, 1966) et L’Etau (Topaz, 1969) sont considérés comme les deux grands films malades d’Alfred Hitchcock, ceux où le cinéaste, privés de certains de ses collaborateurs artistiques clés, s’est retrouvé confronté à des difficultés nouvelles et à un certain désaveu du public.

Nous n’avons pas eu le temps de revoir Le Rideau déchiré diffusé hier à 22h50 avec Paul Newman et Julie Andrews, au cours duquel Hitchcock se fâcha définitivement avec son compositeur fétiche Bernard Herrmann, dont il refusa la partition. Hitchcock fut également mécontent de sa collaboration avec Paul Newman et Julie Andrews, stars de la nouvelle génération des années 60, imprégnés de la méthode de l’Actors Studio – surtout en ce qui concerne Paul Newman – qui eurent du mal à rivaliser avec le glamour et surtout le professionnalisme docile de Grace Kelly, Ingrid Bergman, James Stewart ou Cary Grant. Nous y reviendrons plus tard.

Le Rideau déchiré

Le Rideau déchiré

C’est peut-être cette mésentente avec Paul Newman qui incita Hitchcock à renoncer au « star system » avec son film suivant, L’Etau, diffusé hier à 20h50. Aucune grande de vedette hollywoodienne, mais une distribution internationale où défilent Frederick Stafford (OSS 117, pâle copie française de James Bond), Karin Dor, John Vernon, Michel Piccoli, Philippe Noiret, John Forsythe, Michel Subor (Le Petit Soldat de Godard) et même Claude Jade sans doute suggérée par François Truffaut.

L’Etau prend comme toile de fond la crise des missiles cubains. Il est adapté d’un roman touffu de Leon Uris (Exodus) qu’Hitchcock eut beaucoup de mal, même avec la complicité du scénariste de Sueurs froides Samuel Taylor, à s’approprier. Et cela se sent.

L’Etau n’est pas un Hitchcock comme un autre à plus d’un titre : le plus surprenant est la construction chorale du film, constitué de plusieurs morceaux de bravoure qui ont la particularité d’avoir toujours des protagonistes – et des localisations géographiques – différents, sans que cela ne soit jamais le héros principal, censé être André Devereaux, le responsable du contre-espionnage français interprété par Stafford : Toujours au contraire des personnages secondaires qui attendent leur tour ou disparaissent une fois leur numéro accompli.

Cet éclatement est inhabituel chez Hitchcock qui avait bâti ses plus grands films sur le principe du point de vue et de la subjectivité (Fenêtre sur cour, Sueurs froides.)

L'Etau

L’Etau

On comprend mieux que le film déroutât autant le public, qui réagit très négativement à une projection test et obligea Hitchcock à en réduire la durée – 2h30 ramenées à 2h – et à en modifier la conclusion. Trois fins furent tournées. Celle voulue par Hitchcock – un duel au cours duquel le personnage du traître est tué par un sniper – fut remplacée par une image gelée d’une porte et d’une détonation nous faisant comprendre que la « taupe » s’est suicidée. Mais ce plan surprend par sa laideur et son caractère abrupt.

Cette fin bâclée – l’acteur n’était plus disponible pour tourner la scène – compte parmi les points faibles d’un film pas si raté qu’on l’a dit.

Il y a des moments magnifiques, en particulier tout ce qui concerne la passion adultère de Devereaux avec Juanita de Cordoba, une belle espionne cubaine (Karin Dor). La scène de la mort de Juanita, assassinée par un leader castriste amoureux d’elle, est sublime. Sa composition est digne d’une peinture futuriste (la robe bleue qui s’affaisse sur un carrelage en damier noir et blanc) tandis que la relation entre la victime et son meurtrier renvoie au trio des Enchaînés.

Il n’est question que de trahisons et de mensonges dans L’Etau, qui baigne dans un climat cynique et glacial. Mensonges d’état et aussi mensonges conjugaux, puisque le couple central se trompe mutuellement. Ce monde violent et sans morale témoigne du pessimisme d’Hitchcock à la fin de sa vie.

Si L’Etau laisse insatisfait dans sa vision d’ensemble, il est souvent génial dans les petits détails et les morceaux d’anthologie, comme le début entièrement muet où une jeune femme, pour échapper à l’espion russe qui la poursuit, laisse tomber une statuette dans un magasin de porcelaine. C’est à la fois inattendu et d’une logique imparable, geste superbe et maîtrise parfaite de la mécanique du suspense et de la mise en scène, même s’il manque toujours quelque chose d’essentiel dans L’Etau : l’empathie pour les personnages et l’identification à un héros central, qui ici n’existe presque pas. C’est aussi cette absence d’affect qui rend le film passionnant. D’une certaine façon, Hitchcock est moins décadent que maniériste dans ses derniers films, qui semblent faire de l’œil et montrer le chemin à ses copieurs et admirateurs des années 70, De Palma en tête. On pense beaucoup à Furie (qui va bientôt ressortir au cinéma), autre grand film d’espionnage malade, devant L’Etau.

En attendant, si vous n’avez pas vu L’Etau et Le Rideau déchiré hier soir, vous pouvez les rattraper sur ARTE+7.

Karin Dor et Frederick Stafford dans L'Etau

Karin Dor et Frederick Stafford dans L’Etau

 

 

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