Olivier Père

Maurice Pialat, peintre et cinéaste

Depuis le 20 février et jusqu’au 4 mars la Cinémathèque française montre tous les films de Maurice Pialat. Cette rétrospective est accompagnée d’une exposition qui permet de découvrir les toiles et dessins de Pialat, qui fut peintre avant d’être cinéaste durant la première période artistique de sa vie (de 1942 à 1946.) Un beau livre, Maurice Pialat peintre et cinéaste (éditions Somogy / Cinémathèque française), écrit par Serge Toubiana, porte un regard juste et éclairant sur l’œuvre et la carrière de l’un des plus importants cinéastes français. Tout Pialat c’est immense et pas assez en même temps. On le sait Pialat a signé son premier long métrage tard, à plus de quarante ans, après avoir voulu être peintre et signé des courts métrages pour le cinéma et la télévision. L’Enfance nue (1968) est un film magnifique, l’un des plus justes et le plus déchirant consacré à l’enfance, cet âge où naît l’appréhension au monde et le rapport aux autres, rapport qui sera toujours aussi douloureux et intense dans la vie et l’œuvre de Pialat. L’Enfance nue n’est pas à proprement parler un film autobiographique, mais c’est un incipit qui éclaire tout le travail de Pialat, jusqu’à trouver sa conclusion logique avec son ultime long métrage Le Garçu.

Ainsi la vie du cinéaste nourrira sa filmographie d’une manière douloureuse et presque masochiste : description d’une relation et d’une rupture (Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972), mort de la mère (La Gueule ouverte, 1974), histoire de désir et d’adultère (Loulou, 1980), souvenirs d’adolescence d’Arlette Langmann, scénariste et ancienne compagne de Pialat (A nos amours, 1983). Passe ton bac d’abord (1978) chronique désenchantée de la vie de jeunes des milieux populaires dans le Nord de la France, peut paraître moins personnel, moins nécessaire malgré sa réussite. Il est en général moins commenté et cité que les autres films du cinéaste.

L’approche sans concessions du cinéma n’a pas empêché Pialat de côtoyer le star system français dès son deuxième film, Nous ne vieillirons pas ensemble. Jean Yanne (choisi pour sa ressemblance physique avec le cinéaste) et Marlène Jobert acceptent tant bien que mal de travailler dans des conditions beaucoup moins confortables que les productions commerciales dans lesquelles ils ont l’habitude d’apparaître. Huit ans plus tard, Pialat réunit deux jeunes vedettes qui sont aussi et sans conteste les acteurs les plus talentueux de leur génération : Isabelle Huppert et Gérard Depardieu.

Depardieu et Pialat travaillent pour la première fois ensemble en 1980 avec Loulou, récit autobiographique dans lequel le cinéaste met en scène un épisode douloureux de sa vie. Un homme, André, est trompé par sa compagne, Nelly, qui part vivre avec un petit voyou sympathique, Loulou. Nelly tombera enceinte, se fera avorter et finira par quitter Loulou pour retrouver André. Une histoire simple, dans la lignée de Nous ne vieillirons pas ensemble, qui place une fois de plus la lutte des classes sur le terrain amoureux. André et Nelly appartiennent à un milieu aisé et intellectuel, tandis que Loulou est un chômeur vivant de larcins, un loubard des faubourgs. L’attirance entre Nelly et Loulou est purement sexuelle, elle ne mènera nulle part et se conclura par un échec. Pialat choisit Guy Marchand pour jouer André (transposition du cinéaste à l’écran), Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, stars montantes du cinéma français, seront Nelly et Loulou. Sur le tournage, ce ne sera pas l’entente cordiale entre Pialat et Depardieu. Le cinéaste malmène l’acteur, lui reproche d’être paresseux, pas assez professionnel. Depardieu donne l’impression de ne pas jouer, d’être vraiment Loulou, avec un naturel qui l’on retrouve chez les comédiens amateurs que Pialat aime fréquemment employer. Heureusement, Depardieu saura pardonner l’agressivité de Pialat (qui ne s’épargne rien en consacrant un film à l’amant de la femme qu’il a aimé). Ils se retrouveront pour Police, cinq ans plus tard, et l’admiration entre les deux hommes est désormais totale.

Porté par une distribution de vedettes (qui sont aussi des champions du box office français : Depardieu, Sophie Marceau, Richard Anconina), Police est un film qui désire élargir le public de Maurice Pialat, et qui y parviendra. Ce sera le plus grand succès commercial du cinéaste. Le genre policier est en effet une valeur sûre, régulièrement fréquenté par la plupart des meilleurs auteurs français (de Renoir à Melville en passant par les cinéastes de la Nouvelle Vague). Pourtant, on s’en doute, Police de Maurice Pialat n’est pas un polar comme les autres, même s’il en respecte certaines conventions. La première partie est centrée autour de scènes d’interrogatoires, qui montrent la routine, la violence banale du métier de flic et des rapports de force entre suspects et policiers, faits de brutalités et de mensonges. Dans le rôle de Mangin, Depardieu est magnifique. C’est l’une de ses interprétations les plus subtiles. D’abord grossier, sûr de lui, il laisse peu à peu apparaître une complexité insoupçonnable, quand le film s’intéresse à sa vie en dehors du commissariat, et dévoile une fragilité et une solitude bouleversantes (son regard dans le dernier plan du film, lorsqu’il a été trahi par Noria, la jeune femme qu’il a eu la faiblesse d’aimer.)

Sous le soleil de Satan (1987) est le premier film à costumes (si l’on excepte le magnifique feuilleton pour la télévision La Maison des bois en 1971, qui est peut-être le meilleur Pialat parce que c’est le plus long) et la première adaptation littéraire dans l’œuvre de Maurice Pialat. En décidant de porter à l’écran le roman de Georges Bernanos, Pialat espère peut-être, après les succès publics et critiques de À nos amours et Police accéder à une forme de reconnaissance professionnelle définitive. Au-delà de l’orgueil de l’artiste à dépasser la routine de ses sources d’inspiration (l’autobiographie, le réalisme quotidien, le couple), et à se confronter pour la première fois à des domaines étrangers et à hauts risques (la reconstitution historique, le sujet religieux, Bernanos), Pialat ne dévie pas de sa quête de la vérité et cherche quelque chose de plus profond que le dépaysement ou l’anoblissement. Ne s’agit-il pas, pour un cinéaste qui a souvent filmé la destruction, la catastrophe et le malheur, sous un angle trivial, de parvenir grâce à une œuvre littéraire majeure à l’origine de ses préoccupations ? Malgré son athéisme, Pialat rejoint Bernanos dans sa vision très noire d’une humanité rongée par la faute et le Mal. Il a déjà enregistré, dans Police, l’histoire d’une chute et un cheminement vers la Grâce. Cinéaste du réel, Pialat prend ici le risque de se mesurer à la transcendance, au sacré, au fantastique, mais aussi à deux cinéastes admirés (ils ne sont pas légion) : Dreyer et Bresson. Sous le soleil de Satan n’emprunte pourtant pas le chemin étroit tracé par Bresson. Pialat élague énormément au montage, songe à ne pas inclure la rencontre de Donissan avec le Diable. Elle est finalement dans le film, sublime, dissonante. Tenté par l’épure, Pialat ne renonce pas pour autant à son comédien d’élection Gérard Depardieu, qui parvient à être crédible, malgré sa personnalité envahissante et ses kilos en trop, en curé de campagne maladif. Comme à son habitude, il filme une star et une actrice de son invention, l’incandescente Sandrine Bonnaire, entourées de comédiens non professionnels ou occasionnels (le monteur Yann Dedet), avec des résultats admirables. Il n’y a pas dans Sous le soleil de Satan les petits faits vrais, les paroles vaches ou les digressions narratives qui plaisent tant aux amateurs de naturalisme cinématographique. Le film est constitué de blocs denses, les dialogues comptent parmi les plus beaux – et littéraires – du cinéma français contemporain. Pialat évacue l’anecdotique et cisèle un soleil noir dont le pessimisme radical – celui de Bernanos, le sien – éclaire et écrase les films précédents. Le cinéaste, dans le rôle de Menou-Segret, mentor de Donissan, exprime au travers de son personnage des sentiments intimes, sur la peur de la vieillesse, la méfiance vis-à-vis de la sagesse (« un vice de vieillard »), l’attente terrible de la mort enfin. Sous le soleil de Satan obtient la Palme d’or au Festival de Cannes en 1987.

Neuvième et avant-dernier long métrage de Maurice Pialat, Van Gogh (1991) ressemble au film d’une vie. Le cinéaste de L’Enfance nue réussit avec ce portrait du peintre à ressusciter un monde éteint. Ce film à costume échappe totalement à l’impression de reconstitution ou d’académisme. Van Gogh parle des relations entre les hommes et les femmes, de la famille, de l’art et de la France, de l’appétit sexuel. Autant de sillons que Pialat, peintre devenu cinéaste, artiste incommode du cinéma français, a implacablement creusés de film en film. Rejoignant Ford (Le Massacre de Fort Apache cité dans la scène de bal) et Renoir dans son souci du vrai et son lyrisme discret, Pialat ne nous a jamais paru aussi présent et intime que dans cette biographie filmée qui fait oublier toutes les autres. Van Gogh s’attache à montrer les derniers jours d’un artiste célèbre, mais c’est tout autant le portrait d’un homme en fin de parcours et une radioscopie de la société française et de ses classes, du souvenir encore douloureux des tueries de la Commune, évoquées avec beaucoup d’émotion à deux reprises dans le film. Comme il lui est reproché dans le film, Van Gogh n’est pas « sympathique ». Il vit une relation ombrageuse avec son frère Théo, sans doute jaloux de son génie, à qui il reproche de laisser dormir ses toiles. Il fustige la critique, les commerçants d’art et ses contemporains. En revanche, il apprécie la compagnie des paysans et des petites gens, mais aussi des filles de joie dans les bordels, à la ville ou la campagne. Marguerite Gachet, la fille de son mécène le docteur Gachet, amoureuse de Van Gogh, dira au début du film qu’il est difficile de faire simple. On est tenté d’appliquer cette maxime au cinéma de Pialat. Conçu dans la souffrance et la colère, fruit d’un tournage émaillé de nombreux incidents et conflits, Van Gogh est un chef-d’œuvre où se succèdent les moments de désespoir et de douceur, les plages de bonheur (le déjeuner dominical chez les Gachet), de sensualité et d’abandon (la nuit au bordel) avec les moments de doute et de violence. Pialat atteint au pictural sans jamais sombrer dans le pittoresque, au naturel en évitant les écueils du naturalisme. Jacques Dutronc est très bon mais on ne peut s’empêcher de penser à tout ce qu’aurait pu faire et donner Gérard Depardieu, l’acteur fétiche de Pialat, dans le rôle de Van Gogh. La beauté de la photographie et du cadre, l’inventivité du montage qui donne au film un rythme profondément inhabituel, l’attention de Pialat à l’existence du moindre figurant, sans parler de l’interprétation magnifique des acteurs et actrices principaux, font de Van Gogh un des titres majeurs du cinéma contemporain, une œuvre qui se sent un peu seule, hélas, dans notre époque. Comme Pialat.

En 1995, Pialat retrouve Depardieu pour la quatrième et dernière fois, pour Le Garçu. Il lui demande d’être son double cinématographique, ce qui est nouveau dans leur relation.
Un homme infidèle quitte sa jeune femme, mais ne parvient pas à se détacher d’elle, car il aime passionnément son fils de cinq ans et cherche à le revoir par tous les moyens. Le Garçu marque le retour de Pialat à la veine la plus autobiographique de son œuvre, dans la lignée de Nous ne vieillirons pas ensemble. Les personnages de Pialat vivent désormais dans l’aisance, l’argent est dépensé avec ostentation, mais les relations humaines sont toujours aussi conflictuelles et douloureuses. À la quête du plaisir, à la difficulté de vivre ensemble s’ajoute l’hystérie paternelle. Le film se clôt sur la mort du « garçu », le père du personnage interprété par Gérard Depardieu, qui fait écho à l’agonie de la mère dans La Gueule ouverte. Le film, presque dépourvu de progression dramatique, est constitué d’une succession de morceaux de vie captés avec beaucoup de sensibilité. Ce film grave et juste, aux accents déchirants, fut mal accueilli à sa sortie par le public, qui se jugea sans doute de trop devant ces moments intimes. Quelle erreur. Pialat ne cherche pas l’impudeur, mais il atteint à la vérité des êtres et des choses. En filmant son propre fils Antoine, sentant peut-être la fin venir (ce sera son dernier film, il meurt le 11 janvier 2003), Pialat se rapproche des origines du cinéma, des frères Lumière, tout simplement.

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