Olivier Père

Alexeï Guerman (1938-2013)

Le réalisateur russe Alexeï Guerman est décédé jeudi à l’âge de 74 ans, d’une pneumonie, à Saint-Pétersbourg. On le savait malade. Même en France, patrie de la cinéphilie, Guerman n’a pas la notoriété d’un Tarkovski, d’un Paradjanov ou d’un Sokourov. Pourtant il fut l’un des grands maîtres du cinéma russe moderne. Cette discrétion et ce manque de visibilité, malgré une œuvre aussi imposante, il la devait à des tracasseries politiques incessantes qui l’ont longtemps contraint au silence et qui ont souvent bloqué la diffusion de ses films : seulement cinq longs métrages entre 1967 et 1998. Plus un ultime film sur lequel Guerman travaillait depuis des années et qui sera finalement découvert à titre posthume dans les prochains mois. L’adaptation du classique de la littérature de science-fiction Il est difficile d’être un dieu des frères Arcadi et Boris Strougatsi (écrit en 1964, publié en France en 1973 chez Présence du Futur puis réédité en 2009 chez Denoël.) La version de Guerman, intitulée Chronique du carnage d’Arkanar, proposera une vision apocalyptique de ce roman déjà – mal – porté à l’écran en 1989 par le réalisateur allemand Peter Fleischmann sous le titre Un dieu rebelle. Un tournage difficile, la santé de Guerman et surtout une postproduction particulièrement longue en raison des méthodes anticonformistes et du perfectionnisme du cinéaste (qui a travaillé avec de nombreux comédiens non professionnels ou handicapés mentaux ensuite doublés en studio) avaient sans cesse retardé la livraison d’un film très attendu.

La création précédente de Guerman, Khroustaliov, ma voiture ! (1998) avait été saluée avec raison comme un chef-d’œuvre majeur du cinéma contemporain. Fruit d’une gestation de dix ans, injustement boudé au Festival de Cannes, Khroustaliov, ma voiture ! dressait le tableau cauchemardesque de l’empire soviétique sous le joug du stalinisme en pleine décadence, entre antisémitisme d’état et persécutions politiques. Le film racontait la descente aux enfers d’un neurologue victime du célèbre complot d’épuration des « blouses blanches » en 1953. 2h30 en noir et blanc de confusion, de chaos, de violence et de folie qui laissaient le spectateur en état de choc et de sidération. Guerman au sommet de son art sculptait une matière cinématographique hyperdense avec les ruines, les traumatismes et les cadavres de l’Union Soviétique. Bilan définitif d’une époque, Khroustaliov, ma voiture ! est un réquisitoire et un travail de mémoire, mais aussi et surtout une expérience sensorielle éprouvante et inoubliable, grouillante de personnages, de situations et de détails truculents ou atroces.

Toute la carrière de Guerman fut marquée du sceau de la dissidence, de l’opposition aux régimes successifs et des ennuis avec la censure. Né à Leningrad, il était le fils de l’écrivain et scénariste Iouri Guerman, dont il a adapté deux romans. Guerman a réalisé tous ses films dans les studios LenFilms où il rentre en 1964 et dont il deviendra plus tard l’administrateur. Son premier film réalisé seul, La Vérification (1971) est déjà un chef-d’œuvre et un grand film de guerre. Cette histoire de trahison et de duplicité durant l’hiver 42, sous l’occupation nazie, très critique à l’égard de Staline déplut profondément à la censure soviétique et fut interdite d’exploitation jusqu’en 1985. On se souvient d’un film au formalisme impressionnant, parsemé d’images fortes comme cette mitrailleuse brûlante jetée à terre par un soldat après le combat et faisant fondre la neige autour d’elle. Son film suivant, 20 Jours sans guerre (1976), nouveau drame de la Seconde Guerre mondiale, est présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, sans que Guerman soit autorisé à s’y rendre. Mon ami Ivan Lapchine (1984) assied la réputation de Guerman à l’étranger. En compétition internationale au Festival del film Locarno, cette enquête policière sur le thème de la mémoire, située en 1935 rencontre le succès en URSS. C’est Mon ami Ivan Lapchine que nous avions souhaité montrer lors d’un hommage au Festival del film Locarno dans une salle de Moscou, en 2011, quand nous en étions le directeur artistique.

Seulement six films (dont un coréalisé et l’autre inachevé) en cinquante ans de carrière qui espérons-le acquerront dans les années à venir une seconde vie auprès des nouvelles générations de cinéphiles. Nous avions découvert Khroustaliov, ma voiture ! lors de sa sortie et les titres précédents à l’occasion d’une rétrospective au défunt Cosmos, salle spécialisée dans les films soviétiques. Chronique du carnage d’Arkanar sera terminé par le fils de Guerman, Alexeï Jr, également cinéaste.

 

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