Olivier Père

Martin Scorsese, c’était mieux avant

Nous n’aimons pas tellement les (nombreux) films réalisés par Martin Scorsese après Casino, mais force est d’admettre que le cinéaste a profondément marqué trois décennies de cinéma, les années 70, 80 et 90 avec des œuvres magnifiques. C’est déjà beaucoup. De Taxi Driver à Casino, en passant par des films moins célèbres mais qui comptent parmi ses meilleurs comme La Valse des pantins ou Le Temps de l’innocence, Scorsese a écrit l’histoire du cinéma américain aux côtés de Coppola, De Palma, Spielberg, Cimino, Friedkin et Altman.

Né en 1942 à New York dans une famille d’origine sicilienne Martin Scorsese passe son enfance et sa jeunesse dans le quartier de Little Italy. Il avouera plus tard avoir longtemps hésité entre la prêtrise et la délinquance, mais sa passion pour le cinéma finit par l’emporter.

En 1964 It’s Not Just You, Murray! est letroisième court métrage de Martin Scorsese et sa première incursion sur le mode comique dans le monde des petits malfrats de Little Italy.

En 1967, premier coup d’éclat de Scorsese qui signe The Big Shave, court métrage choc et minimaliste où l’on voit un homme se raser jusqu’au sang. Cette allégorie sur la guerre du Vietnam est financée par la Cinémathèque Royale de Belgique et fait sensation au festival de Knokke-le-Zoute.

En 1968 Scorsese est renvoyé du tournage des Tueurs de la lune de miel, à cause de son extrême lenteur. Le film est confié au musicien Leonard Kastle, qui signe une œuvre unique, dans tous les sens du terme.

En 1969 Scorsese participe au montage et à la mise en scène du film concert Woodstock de Michael Wadleigh (qui tournera les séquences en 16mm de Who’s That Knocking at My Door).

Dans les années 60 Martin Scorsese avait donc signé quelques courts métrages et suivait des études de cinéma à l’Université de New York. La genèse de son premier long métrage Who’s That Knocking at My Door (1967) fut longue et compliquée. En 1965 Scorsese souhaite réaliser son film de fin d’études en abordant des préoccupations autobiographiques : une certaine fascination pour les voyous de la communauté italo-américaine, le poids de la religion catholique dans sa propre existence, une attirance contrariée pour les filles et la sexualité et une ferveur cinéphilique dévorante. Scorsese tourne ainsi en 35mm et en noir et blanc un film de soixante-cinq minutes d’abord intitulé Bring On the Dancing Girls dont les premières projections reçoivent un accueil désastreux. Un an plus tard, Scorsese ajoute des séquences en 16mm (tout ce qui concerne la relation amoureuse du héros avec une jeune fille) pour donner au film une durée normale. Le film s’appelle désormais I Call First. Il est sélectionné au Festival de Chicago et écope de critiques positives. Mais il ne trouve pas de distribution. Scorsese part alors en Europe. À Paris, il apprend qu’un distributeur indépendant américain spécialisé dans le commerce érotique est prêt à sortir le film si le cinéaste ajoute des scènes de nus. Scorsese s’exécute et fait venir son comédien Harvey Keitel à Amsterdam pour une séquence de fantasmes sensée de dérouler dans un loft new yorkais. Le film hérite enfin du titre sous lequel on le connaît aujourd’hui. Un tournage chaotique, sans argent ni expérience professionnelle, des péripéties a priori humiliantes pour un cinéaste débutant qui se réfère aux Vitelloni de Fellini… Scorsese connaît suffisamment les maîtres de la série B pour savoir que les contraintes peuvent se transformer en atouts pour un cinéaste imaginatif. Il sait aussi, plus proches de lui, que des auteurs comme Cassavetes ont adopté des méthodes de tournage proches du documentaire. Scorsese est également un des premiers héritiers américains de la Nouvelle Vague et de Godard. Il n’a pas peur de bousculer la grammaire cinématographique, d’expérimenter de nouveaux modes narratifs et visuels, encouragé par le manque de moyens.

Tout est donc possible, et tout Scorsese est déjà dans ce premier film. La description du folklore machiste des petites frappes immatures qui se battent à la moindre occasion, s’amusent comme des gosses avec des armes à feu, s’aventurent dans des joutes verbales et des coups foireux verra son accomplissement dans Mean Streets puis Les Affranchis. Les signes et les effets du catholicisme imprègnent le film et le comportement du personnage central, taraudé par son puritanisme et son désir sexuel.

La longue scène de drague entre J.R. (le double de Scorsese joué par le débutant Harvey Keitel, dans un rôle programmatique de toute sa carrière) et la jeune fille blonde, belle et cultivée annonce celles de Taxi Driver et New York, New York. La séquence dans Who’s That Knocking… est sans doute plus autobiographique puisque Harvey Keitel accoste la fille en lui parlant de John Wayne et La Prisonnière du désert de John Ford. Six ans plus tard, Scorsese signera avec Taxi Driver une sorte de remake urbain du chef-d’œuvre de Ford, où il s’agit de sauver une jeune fille de la souillure, avec des relents de racisme et de paranoïa chez le héros de cette croisade. Il n’y a donc pas de hasard chez Scorsese, mais une poignée d’obsessions cinématographiques et religieuses. Who’s That Knocking… étonne avant tout par la mise en place précoce d’un style visuel et sonore déjà très élaboré : ralentis, accélérations, arrêts sur images, inserts, citations, collages, utilisation de musiques et de chansons préexistantes. Cela s’explique par la présence au générique de Thelma Schoonmaker, fidèle monteuse de Scorsese sur presque tous ses films jusqu’à aujourd’hui, qui a insufflé aux sons et aux images du cinéaste ce tempo unique, dès la première fois. En 1969, si Coppola ou De Palma se cherchent encore, Scorsese est déjà Scorsese. Il s’est trouvé très vite. On peut regretter qu’il se soit aussi perdu trop tôt. Aucun de ses films depuis Casino en 1995 n’ait retrouvé l’urgence, la sincérité, l’intelligence et la passion de son entrée fracassante dans l’histoire du cinéma américain.

Après un passage chez Roger Corman le temps du beau Bertha Boxcar (Boxcar Bertha, 1972), http://olivierpere.wordpress.com/2012/08/19/bertha-boxcar-de-martin-scorsese/

Mean Streets (1973) est le premier film majeur de Scorsese et prend des allures de confession ou de témoignage. Le cinéaste puise dans sa propre expérience des rites mafieux de Little Italy pour décrire le parcours christique d’un homme qui hésite encore entre religion et gangstérisme. Le maniériste Scorsese exprime ici une sensibilité ethnographique héritée du néo-réalisme et du free cinéma. « On ne rachète pas ses fautes à l’église, mais dans la rue », telle semble être la morale de ce film où le jeune Scorsese maîtrise déjà les effets de style et de montage qui feront sa gloire, ainsi qu’une utilisation remarquable et originale à l’époque de musiques préexistantes (Ronettes et Rolling Stones en tête) qui insufflent à Mean Streets une énergie et une authenticité exceptionnelles.

Chef-d’œuvre de jeunesse, Mean Streets impose le style de Scorsese qui confirme que l’idée de réalisme documentaire et la virtuosité tapageuse ne sont pas toujours incompatibles.

Charlie (Harvey Keitel) un jeune homme natif de Little Italy est écartelé entre son catholicisme exacerbé, sa relation sexuelle avec une cousine épileptique et ses liens avec le Milieu. Il cherche à protéger son ami Johnny Boy (Robert De Niro), un voyou endetté, mais la violence et le caractère imprévisible de ce dernier finiront par impliquer Charlie dans un règlement de comptes sanglant. Avec Mean Streets Scorsese trouve sa voie après quelques premiers essais semi-professionnels et une expérience plus commerciale chez Roger Corman. Mean Streets contient les principaux thèmes que Scorsese va ressasser dans sa filmographie : l’idée de communauté en Amérique, la violence, la religion, et plus particulièrement l’obsession chrétienne du Mal.

Mean Streets est un avatar des films de gangsters de la Warner, avec leur mélange de postures pittoresques et de réalisme social, mêlé à des influences cinéphiliques variées, Samuel Fuller en particulier, dans lequel s’affirme la virtuosité de Scorsese et ses expériences sur la vitesse et le rythme, les longs mouvements de caméra et l’utilisation de chansons et de musiques d’époque. Le film se nourrit d’un terreau autobiographique, la jeunesse de Scorsese dans le quartier italien de New York. Il va progressivement délaisser cette orientation sociologique pour ne plus s’intéresser qu’à son rapport intime au cinéma, à l’Histoire des États-Unis et à la spiritualité. C’est déjà pas mal.

C’est également dans ce film charnière que l’alter ego initial de Scorsese, Harvey Keitel, donne la réplique au futur comédien d’élection du cinéaste, Robert De Niro. Le débutant De Niro, découvert par Brian De Palma, compose avec beaucoup de brio un personnage de petite frappe névrotique et sa performance répond parfaitement à la mise en scène survoltée et Scorsese. Un an plus tard ItalianAmerican (1974) est un documentaire que Scorsese consacra à ses parents en et qui constitue le contrepoint documentaire exact à Mean Streets.

Alice n’est plus ici (Alice Doesn’t Live Here Anymore, 1974) est un beau film, un beau portrait de femme (ils disparaîtront presque complètement de la filmographie du cinéaste) magnifiquement interprétée par Ellen Burstyn. Un « road movie » rural au féminin, une histoire sur la seconde chance, avec des références au Magicien d’Oz si l’on se souvient bien. Un titre à part dans la carrière de Scorsese première période, à revoir certainement.

Mean Streets avait été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes et introduit Scorsese au public et à la critique du monde entier.

En 1976, Taxi Driver remporte la Palme d’Or au Festival de Cannes et connaît un immense succès international. C’est la consécration de Scorsese, à trente-quatre ans.

Un chauffeur de taxi solitaire (Robert De Niro), vétéran du Vietnam, est obsédé par l’idée de nettoyer la ville de New York. Comme Chabrol et son Boucher, Scorsese montre en creux les ravages de la guerre sur un homme fruste incapable de trouver sa place dans la société et qui choisira en désespoir de cause la voie de la violence. Taxi Driver est l’un des titres majeurs du cinéma américain des années 70. Scorsese, De Niro et Schrader sont déjà au sommet de leur art.

http://olivierpere.wordpress.com/2011/05/04/taxi-driver-de-martin-scorsese/

Scorsese n’échappe pas à la folie et à la mégalomanie du Nouvel Hollywood. Pour le meilleur. New York, New York (1977) est un autre film magnifique du cinéaste qui bénéficie pour la première fois d’un budget imposant et des moyens techniques d’un gros film de studio, avec une totale liberté créatrice.

Ce somptueux hommage à la comédie hollywoodienne, loin de s’enfermer dans un fétichisme rétro, propose une étude bouleversante sur le couple, la création artistique et l’échec amoureux. Film brillant, intelligent, mélancolique, mais surtout mélancolique et hanté par le thème du ratage. A cause de cela, et de son dépassement de budget (Scorsese est à l’époque drogué jusqu’aux yeux) le film sera sans surprise un désastre critique et commercial comme Enfin l’amour de Bogdanovich, Sorcerer de Friedkin, La Porte du paradis de Cimino et Coup de cœur de Coppola quelques années plus tard.

The Last Waltz (1978) est comme New York, New York un film musical mais d’une toute autre nature. C’est un titre anecdotique dans la filmographie de Scorsese qui s’essaie avec sa virtuosité habituelle à l’exercice du concert filmé. Au sortir de l’aventure épuisante de New York, New York, Scorsese décide de s’atteler à une nouvelle expérience autour de la musique et du cinéma qui apparaît à l’opposé, par la vitesse de son exécution et les conditions de tournage en direct, de sa relecture coûteuse et sophistiquée de la comédie musicale hollywoodienne. Martin Scorsese accepte la proposition de filmer le concert d’adieux du groupe The Band, le soir du Thanksgiving de 1976, à la salle du Winterland de San Francisco. Il choisit d’enregistrer l’événement en son synchrone et avec sept caméras, et fait alterner au montage chansons sur scène et longs entretiens en coulisses, menés par Scorsese lui-même. Ce concert fleuve de près de huit heures, où défilent de nombreux invités prestigieux, dont Bob Dylan et Ringo Starr, bénéficie de la virtuosité du cinéaste, qui avait fait ses classes en assurant le montage de plusieurs concerts filmés, dont le célèbre Woodstock. Les admirateurs de Scorsese retrouveront dans ce documentaire la passion du cinéaste pour la musique des années 60 et 70 et le monde du show business, perceptibles dans tous ses films, d’Alice n’habite plus ici à ses sagas mafieuses saturées de standards rock. Les scènes en coulisses adoptent le style documentaire, sorte de néo-réalisme maniéré, employé dans Mean Streets. En revanche, les performances musicales du Band paraissent aujourd’hui assez datées et ce groupe populaire aux États-Unis aura du mal à déclencher l’enthousiasme du public français en dehors des admirateurs nostalgiques. On retiendra surtout l’apparition finale et princière de Bob Dylan, qui venait de réaliser son propre film musical, le mythique Renaldo and Clara.

Beaucoup plus tard, Scorsese consacrera d’autres documentaires à la musique, en particulier sur Bob Dylan et George Harrison, et aussi filmera un autre concert filmé de ses idoles vieillissantes, les Rolling Stones (on n’a pas vu ces films).

Raging Bull (1980) conte l’ascension et la déchéance du champion de boxe Jake LaMotta. Ce classique du cinéma américain contemporain adulé par beaucoup de monde fut pourtant une déconvenue commerciale à sa sortie, peut-être en raison du choix de Scorsese de tourner en noir et blanc. Même s’il n’échappe pas toujours à l’emphase Raging Bull est un monument inattaquable, en grande partie pour la composition à la fois géniale et monstrueuse de De Niro qui devient réellement un champion de boxe puis un obèse pour interpréter Jake LaMotta.

Le simple enregistrement d’un acteur au travail plus ou moins convaincant dans le rôle d’un boxeur cède ici la place à la transformation d’un comédien en véritable pugiliste. De Niro après plusieurs mois d’entraînement avant le début du tournage avait atteint le niveau d’un athlète professionnel. L’excès de réalisme chez De Niro (trop de muscles puis trop de graisse) se mêle à une surenchère stylistique de la part de Scorsese. La performance de l’acteur est valorisée et amplifiée par une débauche d’effets visuels et sonores qui transforment les combats en chorégraphies, entre carnage peckinpahien et calvaire sulpicien.

Avec Scorsese, la boxe au cinéma est soudainement passée de l’âge d’or du classicisme au cinéma postmoderne ou maniériste sans passer par la modernité.

La Valse des pantins (The King of Comedy, 1983) est le chef-d’œuvre inconnu (ou presque) de Scorsese, un film dont l’aura ne cesse de grandir depuis sa sortie assez confidentielle malgré une sélection au Festival de Cannes. C’est à Godard et à Andy Warhol qu’on pense le plus en voyant cette satire implacable de la société du spectacle dont la violence  s’incarne dans l’affrontement d’un monstre à deux têtes : la star cynique des médias (Jerry Lewis) et le sociopathe hystérique qui rêve d’obtenir son quart d’heure de gloire (Robert De Niro en comique ringard). Encore un film sur l’échec d’un pessimisme glaçant qui prend des faux airs de comédie tashlinesque pour dresser un état de lieux de l’Amérique et le portrait d’une âme perdue aussi désespéré que Taxi Driver.

Voici ce qu’écrivait le grand critique de cinéma et ami Philippe Arnaud sur ce film génial pour le catalogue du Festival du film « Entrevues » de Belfort en 1996 :

« C’est un cauchemar parce que le monde du film n’a plus de dehors; c’est la télévision et le rêve de ceux qui veulent y accéder; ainsi se résume la sphère étroite qui enclot les événements. L’effrayant histrionisme de Rupert Pupkin, prétendant à la notoriété cathodique, avec l’aide de Masha, constitue un type de freak purement psychologique, présenté avec une froideur clinique qui associe l’implacable logique de ce désir prêt à tout à la nullité prévisible de ses contenus. C’est dans cette distorsion entre l’invention et l’énergie mise pour passer à la télévision dans le show de Jerry Langford et le néant hilare de ses sketchs que réside le vertige négatif du film. Jerry Lewis enveloppé sur un fauteuil de bandelettes scotchantes, muet, enfoncé dans une sorte d’accablement qui dessine la frange mystérieuse du personnage car peut-être est-ce ce miroir humain de Pupkin qui le jette dans cet abandon, traverse le film avec une mélancolie un peu souffrante, sans jamais rien céder d’une distance parfois sèche, antipathie positive autour de laquelle tourbillonnent deux phalènes infatigables, Pupkin, et Masha qui donne à cette danse du scalp sa dimension sexuelle. Ce barnum mental culmine dans la réussite finale de l’opération, où la télévision manifeste son pouvoir d’absorption illimitée avec un cynisme parfaitement égal. L’espèce de suradaptation initiale et monstrueuse de Pupkin triomphe dans ce conte de sorcières, qui fait se rencontrer une machine à décerveler avec l’absurde talent de son incubation : le film en donne une coda tranchante, à la fois sèche et sans illusion d’amélioration possible, avec une économie cinglante de plans, accéléré narratif qui a l’élégance d’un commentaire déguisé en fait. »

After Hours (1985) obtient le prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Avec ce petit film indépendant, Martin Scorsese se refait une santé commerciale après les lourds échecs publics des formidables New York, New York, Raging Bull et La Valse des pantins. Le sympathique mais beaucoup moins génial After Hours est une comédie new yorkaise speedée et paranoïaque sur la nuit de cauchemar d’un employé pris au piège de sa libido. C’est léger léger et copieusement daté.

Tout le monde a oublié le film suivant de Scorsese La Couleur de l’argent (The Color of Money, 1986), commande de studio sans grand intérêt (il s’agit d’une suite de L’Arnaqueur de Robert Rossen) dans laquelle Scorsese dirige Paul Newman et Tom Cruise.

Personne n’a oublié en revanche qu’à sa sortie en 1988 La Dernière Tentation du Christ (The Last Temptation of Christ) fut victime d’une attaque des Catholiques, intégristes et extrémistes de droite qui spécialement en France multiplièrent les manifestations et les attentats contre ce film taxé de blasphémateur jusqu’à incendier le cinéma Saint-Michel à Paris causant la mort d’un spectateur.

La critique ne fut guère plus tendre, pour de toutes autres raisons on s’en doute en accusant Scorsese de lourdeur visuelle, de mauvais goût et surtout de bondieuserie. Il est vrai que le film ne s’embarrasse pas d’images sulpiciennes et de grands discours sur la foi (il est adapté du célèbre roman, un peu daté, de Nikos Kazantzakis). Il ose surtout des rencontres esthétiques assez abruptes entre les conventions hollywoodiennes les plus caduques (Jésus est interprété par un acteur blond aux yeux bleus, sorte de clone difforme et rachitique de Charlton Heston) et les afféteries modernistes les plus irritantes (la world music de Peter Gabriel). Et pourtant La Dernière Tentation du Christ s’élève largement au-dessus des deux autres ratages « spiritualistes » de Scorsese, Kundun (1997) et À tombeau ouvert (Bringing Out the Dead, 1999), en attendant peut-être Silence.

Plutôt que de s’auto parodier Scorsese expérimente de nouvelles formes cinématographiques puisées dans les origines du cinéma comme dans la modernité entre solennité et grand guignol, imagerie respectueuse et foutoir kitsch. À revoir le film on est frappé par l’audace souvent payante de Scorsese, son souci de filmer « à la lettre » certains épisodes des Évangiles, sa croyance dans la représentation, la puissance évocatrice des plans, l’intensité presque grandiloquente de l’interprétation. Un cinéma qui finit par évoquer l’art des pionniers du cinéma hollywoodien muet, Cecil B. De Mille et surtout King Vidor, dont la religiosité, le monumentalisme jusque dans l’intime pouvaient également frôler l’hystérie. Un film à part dans l’œuvre de Scorsese et dans le cinéma américain contemporain.

Les Affranchis (Goodfellas, 1990) raconte l’ascension et la chute d’un jeune homme né dans le quartier italo-américain de Brooklyn et qui a toujours rêvé de devenir gangster. Scorsese, en pleine forme, filme la mafia comme personne et aborde la drogue de front, une des clés de la frénésie de ses mises en scène. Casino (chef-d’œuvre de 1995, sans doute le film le plus ambitieux du cinéaste, véritable fresque intimiste sur un couple et un homme sans qualité employé par la mafia) reprendra les thèmes des Affranchis pour les développer et les approfondir. Mean Streets, Les Affranchis et Casino forment une trilogie sur le fonctionnement de la mafia mais surtout sur la « vieillesse du même » (le couple formé par Scorsese et De Niro, le film criminel) où le cinéaste évoque l’évolution du gangstérisme, des petits voyous de quartier jusqu’à l’organisation économique de Las Vegas filmée comme un documentaire cauchemardesque sur la société capitaliste mais aussi de son propre cinéma de plus en plus virtuose et flamboyant. On pourrait comparer les trois films à Rio Bravo, El Dorado et Rio Lobo, sauf qu’à la différence de Hawks le dernier film de la série est le meilleur chez Scorsese.

Les Nerfs à vif (Cape Fear, 1991) est le remake produit par Steven Spielberg d’un thriller de Jack Lee Thompson. On a déjà dit tout le bien que l’on pensait de ce film brillant et violent qui surpasse son modèle.

http://olivierpere.wordpress.com/2012/02/15/les-nerfs-a-vif-de-jack-lee-thompson/

Le Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993) longtemps mal aimé et incompris s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre de Scorsese dont l’art extraordinaire du montage lui permet de repenser totalement l’idée de film à costumes, débarrassée de l’académisme inhérent à ce type de productions. Le film est visuellement somptueux, magnifiquement raconté et interprété. Daniel Day Lewis et Michelle Pfeiffer y trouvent leurs plus beaux rôles. Le Temps de l’innocence ne parle que de passion et de sacrifice. La violence, le thème majeur du cinéaste, se traduit ici par la rétention des sentiments amoureux brimés par les conventions sociales et le puritanisme.

Après Casino Scorsese s’enlise dans une phase illustratrice et pompière dont il n’est pas encore sorti. Avec Kundun le réalisateur catholique s’est fourvoyé dans une hagiographique du Dalaï Lama guère inspirée et minée par une esthétique « new age » insupportable. Cette « biopic » annonce un autre ratage du même genre, un Aviator (The Aviator, 2004) assez ridicule pourtant consacré à une figure fascinante, Howard Hughes, producteur, homme de presse, milliardaire, aviateur et sociopathe.

A côté de ses documentaires sur la musique Scorsese a aussi réalisé des documentaires sur le cinéma. Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995) est un documentaire réalisé pour la télévision à l’occasion des cent ans du cinéma dans lequel Scorsese nous fait partager ses choix de cinéphile. Un bon travail de pédagogie qui offre le plaisir de revoir des extraits de films mythiques ou précieux dans de belles copies et en format respecté.

Mon voyage en Italie (Il mio viaggo in Italia, 1999) est plus problématique.

Le long documentaire de Scorsese (deux parties de deux heures chacune) dédié au cinéma italien commence par une évocation autobiographique des plus intéressantes : l’histoire de sa famille d’origine sicilienne, illustrée par des photos et des films amateurs, les souvenirs des premiers films italiens vus enfant à la télévision, entouré de ses parents et grands-parents… Mon voyage en Italie se distingue aussi de son précédent documentaire consacré au cinéma américain, où l’on avait l’impression que Scorsese avait puisé dans son imposante vidéothèque des extraits de films de ses auteurs préférés, des génies reconnus aux mavericks, peut-être toujours méprisés aux Etats-Unis mais vénérés depuis longtemps par la cinéphilie française. Le projet de mon Voyage en Italie est différent, mais il laisse toutefois perplexe. On apprécie que Scorsese prenne son temps, décide de consacrer presque une heure pour parler de Rossellini, et ensuite de De Sica, Visconti, Fellini et Antonioni, et de l’influence qu’ils ont eue sur ses propres films, évidente lorsque le cinéaste de La Dernière Tentation du Christ avoue sa fascination pour les thèmes de la sainteté et de la compassion chez l’auteur des Onze fioretti de François d’Assise. Les films ne sont pas hachés en trop brefs segments, et plutôt que la quantité Scorsese a choisi la qualité en sélectionnant quelques œuvres majeures de cinéastes essentiels dont il propose de longs passages dans des copies superbes qui restituent l’émotion esthétique des œuvres originales. Impossible de ne pas pleurer une nouvelle fois devant la fin d’Umberto D. Mais on a aussi le désagréable sentiment que ce luxueux documentaire s’adresse principalement aux « amateurs de culture » ou aux étudiants de cinéma auxquels l’exposé de Scorsese évitera de voir les films en entier. C’est l’effet « Reader’s digest ». Un condensé de Senso, Huit et demi avec résumés et fines analyses filmiques à l’appui, situation historique du film, accueil critique de l’époque. Le film de Scorsese est un super DVD, avec commentaire audio et possibilité d’accès aux scènes importantes. L’extrême naïveté de Scorsese est de penser que les téléspectateurs de son documentaire vont ensuite se précipiter dans les cinémathèques découvrir l’œuvre complète de Rossellini ou Visconti. Erreur. Ils pourront seulement en parler moins bien que lui. Passées les allusions initiales à ses origines siciliennes, on cherche encore ce que la vision de Scorsese du cinéma italien a de personnelle. Il s’agit d’un exposé sérieux et documenté sur le néoréalisme et la naissance du cinéma moderne, un bon cours magistral. Scorsese illustre l’histoire officielle du cinéma italien, évite soigneusement de mélanger les torchons et les serviettes, fait une terrible impasse sur la porosité et la circulation entre les grands auteurs et les genres impurs qui ont justement constitué la force et la singularité de l’industrie cinématographique italienne. La conclusion de la seconde partie laisse rêveur. Scorsese s’adresse aux spectateurs et leur déclare, en toute innocence, qu’il a fait ce film pour les jeunes générations qui pensent que le « vieux cinéma » italien et en noir et blanc de surcroît est un truc ennuyeux, intello. Il est tout content de nous annoncer que dans une troisième partie, en préparation, il parlera de la nouvelle vague italienne (Pasolini, Bellocchio, Bertolucci), mais aussi de Leone, de la comédie et des films d’horreur de Mario Bava qu’il adore. Comme le gentil professeur qui promet à ses élèves un sujet plus divertissant pour les récompenser de leur attention après une leçon un peu trop rébarbative.

Gangs of New York (2002) est un monument de pompiérisme cinématographique. Les films suivants avec Leonardo Di Caprio sont les titres les plus impersonnels du réalisateur. Hugo Cabret (Hugo, 2012) offre une très belle utilisation de la 3D, mais on a le droit d’être septique devant une évocation aussi compassée de la naissance du cinéma, entre Musée Grévin et hommages à Michael Powell, l’un des maîtres de Scorsese.

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