Nous venons de publier dans ce blog la leçon de cinéma d’Ivan Passer donnée lors du dernier Festival de Fribourg. A l’époque nous n’avions pas encore vu La Loi et la Pagaille (Law and Disorder, 1974) son deuxième film américain réalisé après Born to Win. C’est chose faite grâce à l’ami cinéphile Alex Ross Perry (allez voir son épatant deuxième long métrage The Color Wheel qui sort le 1er aout en France) qui nous a envoyé un DVD de ce film rarissime, dans l’édition Anchor Bay épuisée. Alex est un grand fan du film et il a raison. Quand je discutais avec Passer à Fribourg il m’avait envoyé le message suivant :
« Tell him a young American filmmaker considers Law and Disorder to be a complete masterpiece and wishes it was more widely known! »
La Loi et la Pagaille est le film de Passer réalisé aux Etats-Unis qui ressemble le plus à son premier film Eclairage intime, car c’est une comédie typique de l’humour tchèque, mélange d’étude de caractère, de satire sociale et de gags poétiques et absurdes transposé à New York. Le film est aussi tchèque dans sa dimension prolétaire. Passer s’intéresse à des personnages d’ouvriers ou d’artisans, entre deux âges, ni très beaux, ni très riches ni très intelligents et qui rencontrent des problèmes de citadins et de citoyens modestes. Le film débute par des vignettes muettes et hilarantes sur l’insécurité et la recrudescence des vols et des agressions à New York. D’emblée le film se distingue par son originalité en traitant sur le mode comique un thème social sérieux et d’une brûlante actualité abordé durant toute la décennie par des films dramatiques et violents, de Un justicier dans la ville (Death Wish) de Michael Winner, réalisé la même année que La Loi et la Pagaille à Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Maniac (1980) de William Lustig ou L’Ange de la vengeance (Ms 45, 1981) d’Abel Ferrara. Passer, que l’exploitation spectaculaire de la violence répugne, préfère imaginer des gags visuels, tout aussi efficaces pour exprimer le désarroi de la population devant la délinquance et la peur dans les zones populaires de New York. Un homme est dépouillé de ses vêtements dans un ascenseur, ou un cambrioleur dérobe un poste télévision dans le salon pendant que son propriétaire est parti chercher une bière dans la cuisine… C’est le point de départ d’un film qui imagine comment des amis et voisins décident de s’organiser en milices pour surveiller leur quartier. Une surveillance qui se révélera totalement inefficace, tout juste bonne à réveiller un peu de fierté virile chez des quinquagénaires bedonnants et endormis par une morne vie professionnelle et conjugale, et à consolider des liens d’amitié entre Willie et Cy, les deux antihéros du film. Willie (Carroll O’Connor) est un chauffeur de taxi qui a des problèmes avec sa fille, une adolescente qui se drogue et sort avec un voyou. Cy (Ernest Borgnine) est un patron de salon de coiffure qui a des problèmes avec sa maîtresse, une coiffeuse complètement cinglée. Prendre deux types aussi ordinaires est déjà la marque d’un cinéaste iconoclaste qui a toujours préféré les personnages de la vie quotidienne, les perdants ou les déclassés aux figures héroïques. Après les junkies sans avenir de Born To Win, les prolos en bout de course de La Loi et la Pagaille sont encore plus émouvants, humains sans être pathétiques car Passer leur accorde toute sa sympathie, et les dote d’un appétit de vivre et de survivre aux humiliations quotidienne, une énergie et une pugnacité qui en font de vrais rebelles (et de vrais Américains) sous leurs allures de ringards. De ce point de vue La Loi et La Pagaille fait parfois penser au premier et meilleur film américain de Milos Forman, ami d’enfance de Passer, Taking Off (1971) où la petite bourgeoisie était confrontée au phénomène hippie.
La Loi et la Pagaille surprend aussi par ses ruptures de tons puisque l’on passe de la farce bon enfant au drame avec la mort de Cy tué par des voyous qui le prennent pour un policier, alors qu’il voulait venir en aide à son ami Willie. Nos compères avaient en effet pris l’habitude de se déguiser en flics et de patrouiller dans un véhicule maquillé en voiture de police. Cette mort absurde rejoint le pessimisme absolu des deux autres grands films américains de Passer, Born to Win et Cutter’s Way, qui réduisent à néant les mythes du rêve américain et de l’héroïsme. Ravagé par la mort de son ami, Willie abandonne son taxi et marche à contre-courant de la circulation, en rupture totale avec tout ce qui fondait son existence. Ce sont toujours la mort, la solitude ou le vagabondage qui attendent les personnages de Passer à la fin des trois films.
La vision tardive de La Loi et la Pagaille nous permet de rendre hommage à l’acteur Ernest Borgnine qui vient de décéder le 8 juillet à l’âge de 95 ans. Ce « character actor » d’origine italienne et à la tête de bouledogue avait joué dans plus de deux cents films et téléfilms ! Très souvent au générique des films de Robert Aldrich, employé à deux reprises par Sam Peckinpah et Richard Fleischer, on ne compte pas ses apparitions inoubliables dans des bons films, mais on peut affirmer sans risque que Cy dans La Loi et la Pagaille est l’un de ses meilleurs rôles, sinon le meilleur.
Il faut le voir sauter au ralenti et en caleçons sur sa femme couchée dans le lit conjugal (du point de vue de l’épouse), excité par ses nouvelles activités de vigilante et un cours sur le viol donné par un psychologue aux théories fumeuses.
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