Olivier Père

Marco Ferreri, de la farce à la fable

Marco Ferreri naît en 1928 à Milan. Il se destine à être vétérinaire, mais devient finalement représentant en liqueurs et spiritueux, puis réalisateur de courts métrages publicitaires. À Rome, Ferreri fonde en 1951 avec Ricardo Ghione le « Documento mensile », expérience de cinéma journal qui ne connaîtra que quelques parutions. Ferreri est directeur de production sur Le Manteau d’Alberto Lattuada, apparaît dans La Pensionnaire du même réalisateur et surtout coproduit L’Amour à la ville, une tentative collective de cinéma vérité. En 1956, Ferreri s’installe en Espagne où il réalise ses trois premiers films : El pisito (1958), Los chicos (1959) et La Petite Voiture (1960), des farces grinçantes qui associent à une inspiration néoréaliste un goût très personnel pour l’humour noir et la cruauté. C’est cette même veine bouffonne et sarcastique qui marque le retour en Italie de Ferreri avec deux films scandaleux : Le Lit conjugal et Le Mari de la femme à barbe. Dans le premier, un quadragénaire (Ugo Tognazzi) épouse une jeune fille de bonne famille (Marina Vlady) qui finira par l’épuiser sexuellement.

L’année suivante, Le Mari de la femme à barbe conte l’histoire d’un individu sans scrupule (toujours Tognazzi) qui remarque la pilosité abondante d’une jeune femme (Annie Girardot) et l’épouse dans le seul but de la transformer en attraction de foire. Ces deux films installeront durablement la réputation de Ferreri cinéaste provocateur à la recherche des sujets scabreux et amateur de mauvais goût, sans parler des accusations de misogynie. Comme tous les satiristes (et les moralistes), Ferreri et son fidèle scénariste Rafael Azcona construisent leur films à partir d’une observation minutieuse des comportements sociaux, épinglant le ridicule des conventions et des mentalités bourgeoises. Car Ferreri pratique, à la manière de Bunuel, un cinéma d’entomologiste. Mais c’est aussi un visionnaire, chez qui une appréhension naturaliste du monde débouche sur une forme de mythologie moderne. Si l’on doit relever des thèmes dans l’œuvre de Ferreri, ils sont forcement élémentaires et universels : l’Homme, la Femme, le couple, les enfants. C’est ainsi que les films de Ferreri ressembleront de plus en plus à des fables, le cinéaste parvenant toujours à inscrire l’intemporalité et la poésie de son propos dans un contexte social et politique parfaitement défini. Touche pas la femme blanche, par exemple, est un pamphlet anti-impérialiste et antiraciste qui reconstitue la bataille de Little Big Horn en plein trou des Halles, et se transforme ainsi en documentaire sur le Paris de cette époque. Car jamais aucun cinéaste n’aura été aussi préoccupé par la monstruosité du monde moderne. Le New York apocalyptique envahi par les rats de Rêve de singe, les usines et les grands ensembles de Créteil dans La Dernière Femme, le centre commercial du futur est femme sont autant de visions cauchemardesques de la déshumanisation du paysage urbain, souvent proches d’un fantastique quotidien. En 1968, Ferreri réalise une œuvre charnière dans sa filmographie, qui inaugure une longue série de films sur l’aliénation de l’homme moderne : Dillinger est mort.

Un ingénieur (Michel Piccoli) rentre chez lui. Pendant que sa femme dort sous l’emprise de somnifères, il se prépare un repas, découvre un pistolet dans le placard de la cuisine, se livre à des activités dérisoires, puis, au terme de la soirée, assassine sa femme dans son sommeil et se fait embaucher comme cuistot sur un voilier. Plusieurs films prolongeront ce désir de fuite nihiliste, avec les portraits d’hommes en rupture : le dessinateur de bande dessinée qui a abandonné sa famille pour s’installer sur un île déserte (Liza) les quatre bourgeois qui décident de se suicider par indigestion de mets délicieux (La Grande Bouffe), l’ingénieur qui élève seul son fils et se tranche le sexe par désespoir (Depardieu dans La Dernière Femme), le jeune homme qui adopte un chimpanzé à New York et finit par se suicider (encore Depardieu dans Rêve de singe). Le méconnu La Semence de l’homme est une parabole futuriste très godardienne avec l’ex chinoise Anne Wiazemsky tandis que Pipicacadodo, film admirable avec Roberto Benigni, salué par Marguerite Duras à sa sortie en 1979, parle de l’enfance mais aussi de la fin des utopies de 68 et du désespoir contemporain.

L’aliénation des héros ferreriens se manifeste par des fixations fétichistes : les ballons de Break Up, le pistolet de Dillinger est mort, l’idée fixe de rencontrer le Pape (L’Audience, une incursion kafkaïenne réussie et un des film les plus insolites de Ferreri), la nourriture de La Grande Bouffe ou l’obsession phallique de La Dernière Femme… Chez Ferreri, le fétichisme est l’antichambre de la mort, puisqu’il éloigne l’homme de la femme, symbole d’un rapport charnel et évident avec la nature que les hommes ont perdu, et qu’ils tentent de retrouver dans un devenir animal dérisoire et inabouti (Rêve de singe, l’homme chien de La Chair). Dillinger est mort est le grand film programme de Ferreri : opacité, perte apparente de sens, absence de dialogue, lieu unique, suspension du récit. Ferreri reprendra ces composantes, en les diluant, dans la suite de son œuvre. Le projet des quatre amis suicidaires de La Grande Bouffe n’est jamais clairement exposé et leurs motivations restent floues. Méfiant vis-à-vis du langage, Ferreri, prolixe dans les interviews, propose une œuvre mutique. Les dialogues disparaissent de ses films, ou se remarquent par leur insignifiance : mots répétés jusqu’à l’absurde dans La Grande Bouffe, silence de Depardieu dans Rêve de singe (il souffle dans un sifflet) par opposition à la monotonie des insultes qu’il déverse sur son ex-femme et sa maîtresse dans La Dernière Femme. Quant à la mise en scène de Ferreri, elle est dès ses premiers essais remarquable de simplicité, à la manière de son proche Bunuel ou de Chaplin. Ferreri est parvenu à rendre poétique l’art cinématographique en supprimant les trucages de la technique et les effets stylistiques. La seule figure postmoderne qu’il convoque régulièrement (dans Dillinger est mort, La Grande Bouffe, Touche pas la femme blanche, Le futur est femme…) est la projection. Il ne l’utilise pas comme un dispositif opératique (à la façon de Syberberg) mais pour critiquer la domestication des images et du cinéma. Dans Le futur est femme, Hanna Schygulla, décoratrice dans un supermarché, projette des portraits de Greta Garbo et Marlene Dietrich à l’occasion d’une quinzaine commerciale. Chez Ferreri, la mort du cinéma est donc une réalité avant d’être une théorie. Résistance radicale à la société de consommation, et à la consommation des images, les films de Ferreri enregistrent les modes de leur époque pour mieux les railler. Réfractaire à tous les courants de pensées, hostile aux intellectuels, Ferreri n’a pourtant jamais cessé de faire un cinéma politique. Comme chez Jean-Marie Straub, l’antifascisme de Ferreri passe directement dans les sujets de ses films, pas dans un discours signifiant. Utopie (moins négative que d’habitude) sur l’amour et la maternité, Le futur est femme propose les bases d’une nouvelle société affranchie des lois sociales et familiales, où les vrais liens ne seraient plus ceux du sang, mais ceux du cœur. Car Ferreri est avant tout un cinéaste sensuel, politique jusque dans l’hédonisme : savoir jouir, boire et manger, n’est-ce pas encore une forme de résistance à la barbarie du monde moderne ? Son cinéma est aussi un cinéma d’acteurs, et il a bénéficié de la complicité de trois interprètes exceptionnels, ses doubles et amis Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Michel Piccoli, plus une collaboration brève mais importante avec Gérard Depardieu. De nombreuses actrices lui doivent leurs meilleurs rôles, en tête desquelles Ornella Muti, dont il a célébré l’animalité et la beauté combattante et victorieuse dans Le futur est femme. Leur premier film ensemble est La Dernière Femme. Ornella Muti y incarne Valérie, puéricultrice, jeune maîtresse d’un père célibataire (Gérard Depardieu) qui après une violence dispute préfère se trancher le sexe plutôt que de subir un nouvel abandon. Dans un film désespéré au cœur des questionnements de l’époque sur le machisme et le féminisme, la crise du couple et plus généralement des relations humaines, Ornella Muti donne corps à l’idée chère à Ferreri de la femme triomphante de l’homme, à la fois maternelle, castratrice et putain, victorieuse de siècles de soumission. L’évidence de sa beauté, mais aussi de son jeu et de sa présence physique n’a pu que séduire Ferreri, cinéaste trop longtemps accusé de misogynie qui se pose plutôt en moraliste cynique. De nombreuses actrices lui doivent leurs meilleurs rôles (Annie Girardot, Marina Vlady), mais on a l’impression que la rencontre avec Ornella Muti est aussi décisive pour le cinéaste que pour l’actrice. Ferreri attendait Muti, son innocence perverse, son animalité domestique, son évidence énigmatique.

Conclusion de leur collaboration, nouveau chef-d’œuvre que Ornella Muti accepte de tourner réellement enceinte (elle n’a jamais été aussi belle), Le futur est femme est un autre grand film programmatique du cinéaste. Un couple d’intellectuels bohêmes adopte une jeune femme abandonnée qui attend un enfant. La coïncidence sublime entre l’état de l’actrice et de son personnage ajoute à l’émotion de ce film majeur du cinéma italien des années 80.

Entre ces deux films, Ferreri et Ornella Muti tournent ensemble à Los Angeles Conte de la folie ordinaire, une adaptation de Charles Bukowski dans laquelle Ben Gazzara interprète l’écrivain maudit et Muti l’actrice Cass, prostituée masochiste qui finira par se trancher la gorge après plusieurs outrages infligés à sa beauté. Pour la première fois, on a le sentiment qu’Ornella Muti se livre à une composition, créée un personnage très loin d’elle. Le rôle de Cass demeure sans doute son plus beau travail de comédienne, celui où elle délaisse l’énergie vitale, la sensualité sans histoire qui la caractérisent pour entrer dans la peau d’un être malade, morbide et inquiétant.

Marco Ferreri est aussi un cinéaste dont la fin de carrière, erratique en raison d’une accumulation d’insuccès et de malentendus avec le public – seul La Grande Bouffe (la grande œuvre funèbre et récapitulative de son auteur) bénéficia d’une très large audience, en faveur d’un fameux et scatologique scandale cannois en 1973 – est à redécouvrir d’urgence. Y’a bons les blancs est un film d’une intelligence féroce sur la mascarade humanitaire en Afrique et La Maison du sourire, sur une histoire d’amour en maison de retraite démontre une dernière fois que la tendresse et l’émotion avaient leurs places dans l’univers pessimiste de Ferreri, cinéaste trop lucide pour être aimable. Marco Ferreri meurt à Paris en 1997, pendant le Festival de Cannes.

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