Olivier Père

Michelangelo Antonioni, identification d’un cinéaste

Né en 1912 à Ferrare, Michelangelo Antonioni est avec Ingmar Bergman, Alain Resnais et Jean-Luc Godard le plus grand artiste du cinéma moderne. Michelangelo Antonioni est d’abord l’assistant de Marcel Carné sur Les Visiteurs du soir, puis journaliste, scénariste de De Santis (Chasse tragique) et Fellini (Courrier du cœur). Il réalise sept courts métrages documentaires remarquables : les plus fameux abordent des sujets sociaux et polémiques – Les Gens du Pò, Nettoyage urbain, Suicides manqués – caractérisés par une inspiration néoréaliste que le cinéaste délaissera bientôt. Dès son premier long métrage, Chronique d’un amour en 1950, le cinéaste témoigne d’une maîtrise, d’une perfection et d’une sophistication qui ne fera que croître dans les chefs-d’œuvre suivants. Antonioni dira en 1960 dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma : « Une image n’est essentielle que si chaque centimètre carré de l’image est essentiel ». Chronique d’un amour débute comme une enquête policière, de même que le film suivant, La Dame sans camélias (1953), aura d’abord les attraits d’une satire ironique du monde du cinéma. À partir d’un matériau conventionnel, le cinéaste invente une nouvelle forme d’écriture cinématographique, constituée de ruptures, de mystères et de béances, offre une étude fouillée de l’âme humaine, une radioscopie de l’angoisse et du désespoir qui frappent des personnages ancrés dans leur époque. Après Femmes entre elles (1955) d’après Cesare Pavese, et Le Cri (1957) qui ouvre la voie d’un cinéma nouveau, L’avventura (1960) occupe dans l’œuvre d’Antonioni la même place que La dolce vita dans celle de Fellini. C’est un geste de rupture, une avancée vers des territoires cinématographiques inexplorés, plus radical encore que l’expérience de Fellini qui prend la forme d’un « trip » excitant et ménage aux spectateurs quelques repères et signes de reconnaissance. Ici le scénario classique se dérègle très vite. Construit autour du vide, soit la disparition prématurée et définitive d’un de ses personnages principaux, L’avventura emprunte d’abord les poncifs du drame mondain (voire du roman-photo), puis de l’intrigue policière, pour s’en détacher totalement. Cette démarche esthétique était déjà à l’œuvre dans les précédents films d’Antonioni, mais elle s’opère ici d’une manière beaucoup plus affirmée.
Plus proche de la peinture que du roman classique, le cinéma d’Antonioni part à la recherche de la sensation pure, scrute les affects et les névroses de ses héroïnes, la faiblesse morale et sensuelle de ses personnages masculins, sans l’intermédiaire des dialogues. Cette aventure fondatrice du cinéma moderne se poursuit avec La Nuit (1960) et L’Éclipse (1962), qui enregistrent l’agonie, la rupture ou l’impossibilité ontologique de couples à la dérive, évoluant dans des environnements urbains glacés et déshumanisés qui subissent des processus de désertification allégoriques. Les surfaces de verre et de béton, les espaces vides en noir et blanc deviennent le décor métaphorique de la solitude et de l’angoisse existentielle. Le couple de L’Eclipse s’absente de la fin du film, remplacé par une succession de plans architecturaux et nocturnes désertés par la figure humaine.
Premier film en couleur d’Antonioni, Le Désert rouge (1964) est une œuvre clé dans sa filmographie. Il marque l’accomplissement de sa collaboration avec Monica Vitti, et l’ouverture vers des recherches plastiques sidérantes de sophistication. Proches de la perfection et d’un raffinement inouï dès Chronique d’un amour, la composition du cadre et le travail sur la profondeur de champ s’enrichissent dans Le Désert rouge d’interventions audacieuses du cinéaste et de son directeur de la photographie, Carlo Di Palma, sur la couleur. Antonioni n’hésite pas à modifier les teintes des paysages et des constructions afin d’obtenir une texture d’images capable d’exprimer le malaise de sa protagoniste. Le Désert rouge est impressionnant par la façon dont le cinéaste parvient à décrire un site urbain en même temps que le paysage mental tout aussi « mutant » de son héroïne, et à enregistrer l’inadaptation au monde des êtres qui l’habitent, qui se réfugient dans l’immobilité ou la fuite. Le Désert rouge est, après L’avventura, la seconde étape décisive d’Antonioni vers un cinéma qui dépasse la psychologie et le réalisme pour parler du monde visible (la modernisation de la société italienne, la mutation de l’environnement, la crise du couple) et invisible (la névrose de son héroïne) par des taches de couleurs ou des plans à la frontière de l’abstraction.


Après le triomphe critique et commercial de Blow Up (1966, voir post du 24 novembre), Antonioni choisit de radicaliser sa démarche d’artiste et de voyageur. Il s’embarque pour des aventures aussi cérébraux que géographiques, et des expériences inédites où les innovations techniques sidérantes (l’explosion finale de Zabriskie Point (1970, photo en tête de texte), l’avant-dernier plan à 360 degrés de Profession : reporter (1974), s’accompagnent d’un ton de plus en plus désenchanté. Zabriskie Point part à la rencontre de la jeunesse contestataire américaine mais aussi des immensités désertiques de la Vallée de la Mort, regard d’un artiste Italien sur les États-Unis, sa société consumériste mais aussi son cinéma. Le film est une variation sur La Mort aux trousses, et l’œuvre d’Antonioni entretient avec celle d’Hitchcock une étrange et fascinante relation qui pourrait résumer celle qui lie le cinéma moderne au cinéma classique. Chef-d’œuvre absolu, aboutissement d’années de réflexions et de voyages, Profession : reporter est aussi le film le plus lumineux d’Antonioni, même si la mort y rôde du début à la fin. Le projet d’échange d’identité du reporter, poursuivi à la fois par des tueurs et la curiosité de sa femme, est voué à l’échec, mais il parvient, un bref moment à « devenir lui-même » en volant la vie d’un autre, à goûter à la liberté véritable et découvrir, comme le notait Alberto Moravia au sujet du film, que l’homme n’existe vraiment qu’en dehors de la société.
De retour à Rome, Antonioni n’abandonne pas avec Identification d’une femme (1982) ses thèmes de prédilection comme l’absence et l’errance. Un cinéaste double d’Antonioni, Nicolo, à la recherche d’un personnage féminin pour son film, rencontre successivement deux jeunes femmes, l’aristocrate Mavi qui disparaît et Ida qui prend sa place, elle aussi androgyne et mystérieuse, presque son double. Le scénario ressemble à une enquête policière dénuée d’action, dont la plupart des pistes n’aboutissent nulle part. On ne saura jamais qui est l’instigateur des menaces dont est victime Nicolo. La tentative – avortée – d’identification ne se limite certes pas à retrouver Mavi ni même à éclaircir sa psychologie. Le cinéaste cherche avant tout à percer le secret de la jouissance de la jeune femme, et la révélation de sa bisexualité n’y apporte qu’une réponse superficielle. Le film marque l’aboutissement magnifique du travail formel d’Antonioni, à la fois virtuose et « techniquement doux » (la fameuse scène de la route noyée de brouillard). Antonioni n’est pas seulement un des plus grands artistes de la modernité, c’est aussi un cinéaste de la jeunesse, de la contemporanéité et de la mode. Après la société mondaine de Turin dans Femmes entre elles, le « swingin’ London » de Blow Up et l’Amérique hippie de Zabriskie Point, Identification d’une femme propose la radioscopie exacte de l’Italie des années 80, assombrie par le terrorisme, sinistre et vulgaire, entre repli aristocratique et triomphe de la petite-bourgeoise. L’utilisation de rock planant et de comédiens venus du cinéma commercial, témoigne de cette volonté de trivialité associée au raffinement du film, réponse aux « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes. Où partir filmer après l’Angleterre, les États-Unis, l’Espagne mais aussi l’Afrique et l’Inde, la Chine (le documentaire controversé Chung Kuo, la Chine, 1972) ? Antonioni traite son unique incursion dans le passé sur un mode expérimental et futuriste. Fait exceptionnel à l’époque, il tourne en vidéo Le Mystère d’Oberwald (1981), d’après « L’Aigle à deux têtes » de Cocteau (encore une histoire de double), ce qui lui permet de se livrer à des recherches chromatiques surprenantes. La piste de la science-fiction est évoquée lors du plan final d’Identification d’une femme, l’idée d’un film futuriste est alors caressée par Antonioni. De ce projet, le cinéaste ne retiendra que la caresse, en consacrant ses derniers films, à partir d’Identification d’une femme (Par-delà les nuages, le segment « Le Périlleux Enchaînement des choses » du film collectif Eros, coréalisé avec Wong Kar-wai et Steven Soderbergh, en 2004) à l’exploration de l’érotisme, affirmation triomphante d’un désir de vie, d’une curiosité obsessionnelle pour les femmes et d’une sensualité répétée jusque dans ses films les plus désespérés. En 1985, un grave accident cérébral avait laissé le cinéaste partiellement handicapé et dans la quasi impossibilité de parler. La maladie avait stoppé ses nombreux projets de films. Il parvint cependant à tourner le long métrage Par-delà les nuages avec le soutien de Wim Wenders en 1995 et quelques courts métrages. Antonioni est mort à Rome le 30 juillet 2007, le même jour qu’Ingmar Bergman.

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