La sortie de Drive nous invite à revoir Le Point de non retour (Point Blank, 1967), souvent cité dans les entretiens avec Nicolas Winding Refn comme une référence majeure. En effet, pour Drive comme pour Le Point de non retour (et aussi Bullitt), il s’agit pour un cinéaste européen de réussir sa première incursion dans le cinéma de genre hollywoodien grâce au parrainage d’une star américaine en totale confiance et capable de garantir au cinéaste une vraie liberté artistique : Lee Marvin pour l’Anglais John Boorman (Le Point de non retour), Steve McQueen pour l’Anglais Peter Yates (Bullitt, autre modèle de Drive pour sa poursuite de voitures et l’érotisme viril de sa vedette), Ryan Gosling pour le Danois Nicolas Winding Refn (Drive). Drive et Le Point de non retour partagent également une vision sublimée et décalée de San Francisco et Los Angeles, telles que seul un cinéaste étranger pouvait porter sur ces deux villes américaines, particulièrement cinégéniques.
On a souvent décrit Le Point de non retour, premier film américain du Britannique Boorman d’après un roman de Donald Westlake, comme une série noire filmée par un émule d’Alain Resnais. Walker (Lee Marvin génial), trahi par son meilleur ami et laissé pour mort après un vol à Alcatraz, revient pour récupérer sa part du magot. Le film met en scène un récit de vengeance et de violence en l’adaptant à la grammaire encore neuve du cinéma moderne : narration fragmentée, images mentales, chronologie brisée, ralentis. Autrefois limité à la voix off et au flash-back, le film noir s’enrichit d’une syntaxe plus complexe, et les jeux d’ombres cèdent la place à une utilisation symbolique de la couleur. Inspiré par la peinture hyperréaliste, Boorman multiplie les plans bichromes ou monochromes, où tout est gris ou marron, de la cravate de Lee Marvin jusqu’au papier peint. Le résultat est étrange, surtout lorsque cohabitent dans le même plan Angie Dickinson en robe jaune pétant et un télescope exactement de la même couleur : des êtres vivants et des objets inanimés qui finissent par s’imiter et se confondre. Car cette panoplie de tics n’est pas si toc. Si les effets de Boorman sont proches de la redondance et son travail sur la couleur trop systématique, le film échappe au pur exercice de style. Les choix esthétiques de Boorman accompagnent le projet ambitieux de faire non pas l’état des lieux d’un genre cinématographique (le polar dans tous ses états, il s’en fiche) ni même d’une époque (la scène du night-club, qui annonce les incartades psychédéliques du cinéaste d’Excalibur), mais la critique d’une société déshumanisée, en deuil de morale, à peine peuplée de zombies anonymes. Boorman se permet même des scènes de satire sociale déconnectées du pur récit de vengeance (lorsqu’Angie Dickinson déclenche tous les appareils électriques de la cuisine équipée modèle tandis que Marvin regarde abruti des publicités à la télévision dégoulinantes de valeurs familiales et consuméristes.)
Walker, clairement désigné comme un mort vivant (« Walker », « celui qui marche » en anglais, que l’on voit mourir au début du film, comme dans Sunset Boulevard), avance comme un automate à l’aide d’un unique moteur, la vengeance, sentiment qui va à son tour disparaître au fur et à mesure qu’il approche du but, croisant dans sa quête absurde des robots privés de volonté, simples maillons de l' »Organisation », société tentaculaire, entité abstraite qui cache ses activités criminelles sous la façade respectable d’une multinationale. Prison vide, villas inhabitées, bureaux gigantesques, miroirs et parois vitrées, espaces urbains désertiques ; les lieux du film, tous hors la vie et hors le monde, renforcent ce climat de solitude et de frigidité émotionnelle. Situé entre les deux chefs-d’œuvre du film policier moderne, À bout portant de Don Siegel (également avec Marvin) et Guet-apens de Sam Peckinpah (avec Steve McQueen), Le Point de non retour est une fable politique, spectaculaire et esthétisante, déguisée en polar (ce que n’est pas Drive, qui évolue uniquement sur le registre du conte de fée pour adultes.) C’était aussi, à l’époque de sa sortie (1967, soit un an avant 2001 : l’odyssée de l’espace), le prototype du film expérimental concevable dans le cadre d’un système de production commercial.
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