Olivier Père

Adieu à Raúl Ruiz

Triste retour à la réalité avec les nouvelles successives de deux disparitions ; celle de la belle Katerina Golubeva, l’actrice égérie de Sharunas Bartas puis de Léos Carax (inoubliable dans Pola X), vue également chez Claire Denis (J’ai pas sommeil ; L’Intrus) et Bruno Dumont (Twentynine Palms) et celle de Raúl Ruiz, le réalisateur franco-chilien révélé par le Festival del film Locarno en 1969, année où son premier long métrage achevé Tres Tristes Tigres (Trois Tristes Tigres) avait gagné le Grand Prix, marquant le début d’une longue carrière internationale.

Raúl Ruiz est né au Chili en 1941. Entre l’adolescence et la majorité, il écrit des dizaines de pièces de théâtre, première manifestation d’une boulimie créatrice qui caractérisera toute sa vie et son œuvre. Il travaille ensuite pour la télévision mexicaine et chilienne, à l’écriture de séries (là encore, son goût pour les formes feuilletonesques ne se démentira jamais par la suite). Proche du gouvernement socialiste de Salvador Allende, Ruiz se réfugie en France en 1973 après le coup d’état du général Pinochet. C’est là qu’il continue sa prolifique carrière cinématographique. Débuté en 1963, sa filmographie (cinéma et télévision, courts et longs métrages) compte plus de 110 titres. Il n’y a que le l’espagnol Jess Franco pour pouvoir revendiquer une surproductivité encore plus grande (192 films) parmi les cinéastes ayant commencés à tourner vers la même époque.

Ruiz met en scène des films cérébraux, conceptuels, sophistiqués, mais avec la rapidité d’un faiseur de série B. Ruiz aime mêler des éléments triviaux de mélodrames ou de films fantastiques dans des constructions intellectuelles non dénuées d’un humour absurde. Ses premiers films importants tournés en France naissent de la rencontre avec l’œuvre de Pierre Klossowski : La Vocation suspendue et L’Hypothèse du tableau volé. Suivront Les Trois Couronnes du matelot et La Ville des pirates (superbe), premier film de l’acteur français Melvil Poupaud, alors enfant, qui deviendra le fils de cinéma de Ruiz, réapparaissant régulièrement dans son œuvre jusqu’au film final, Mystères de Lisbonne.

Ses premiers films d’exil sont très marqués par la théologie (qu’il a étudié au Chili), la philosophie, la peinture, le surréalisme et la littérature. Doté d’une culture encyclopédique, d’une érudition et d’une curiosité sans limites, Ruiz a adapté Kafka, Racine, Hawthorne, Stevenson, Proust, Giono, Shakespeare, Poe, Balzac et d’innombrables auteurs plus ou moins connus, filmé la danse, l’urbanisme, la sociologie, le folklore, le théâtre, accordant autant d’intérêt à la fiction qu’au documentaire, aux courts qu’aux longs métrages…

Si Ruiz a tout fait et tout filmé, du film de pirates à la vidéo d’entreprise, on remarque dans sa filmographie une prédilection pour les chroniques criminelles, les histoires de tueurs fous où se juxtaposent pyschose, mysticisme et génie, à la manière des textes de Quincey, Lautréamont ou Breton qui sublimaient le crime comme un des beaux arts.

Les films de Ruiz questionnent tous la notion de récit, avec un goût prononcé pour les structures gigognes, les mises en abymes et les effets de distanciation ludiques. Les tableaux vivants chers Klossowski se retrouveront dans de nombreux films de Ruiz comme son Proust (plans coulissants où le cinéaste réussit à filmer la cohabitation de plusieurs strates de temps dans le même espace, avec une virtuosité qui faisait honneur au style proustien.)

Dans les années 80 il tourne un faux film d’horreur au Portugal avec la même équipe que L’Etat des choses de Wim Wenders, Le Territoire (coproduit par Roger Corman) et un faux film d’aventures à la distribution excentrique (Martin Landau, Sheila, Anna Karina, Lou Castel…), L’Ile au trésor produit par Menahem Golan pour la Cannon. Mais ces séries B poétiques et improbables demeurent ses films les plus invisibles et mal distribués, dans une filmographie qui ressemble souvent à un labyrinthe ou un jeu de l’oie. Il faudra attendre les années 90 pour que Ruiz, sous l’impulsion du producteur Paulo Branco qui lui offre l’opportunité de tourner avec des vedettes du cinéma européen parvienne à rencontrer le grand public avec des succès commerciaux et critiques comme Trois Vies et une seule mort (sa première sélection officielle au Festival de Cannes en 1996, avec Marcello Mastroianni), Généalogies d’un crime (Ours d’argent au Festival de Berlin en 1997 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli), ou Comédie de l’innocence (sélectionné au Festival de Venise en 2000, avec Isabelle Huppert et Jeanne Balibar). En 1998 il signe un étrange thriller hitchcockien aux Etats-Unis avec Anne Parillaud et William Baldwin, Shattered Image, preuve de la formidable capacité d’adaptation d’un cinéaste caméléon heureux de se couler dans n’importe quelle commande ou de travailler dans n’importe quel pays (il dirigera plusieurs acteurs anglais ou américains comme John Hurt, David Warner, John Malkovich, Daryl Hannah…) En 1999 il adapte avec Gilles Taurand la dernière partie d’ « A la recherche du temps perdu » et met en scène avec Le Temps retrouvé ce qui demeure l’un de ses plus beaux films, porté par une distribution somptueuse et une mise en scène capable de retranscrire les voyages dans la mémoire et les sensations décrites par Proust. Les Ames fortes d’après Giono adapté par Alexandre Astruc (2001) et sa biographie de Klimt avec John Malkovich (2006) sont également des réussites artistiques, mais des échecs commerciaux.

En 2004, Raúl Ruiz filme au Chili Dias de campo, projet intimiste et personnel qui marque son retour au pays natal après plus de trente ans d’exil. C’est aussi au Chili que Ruiz venait de terminer son dernier long métrage, encore en postproduction, La Nuit d’en face. Un film posthume qui s’annonce très autobiographique, comme un retour vers l’enfance, un boucle enfin bouclée après d’infinis détours, voyages dans le temps et chemins de traverse.

Le dernier film sorti en salles du vivant de Ruiz est sans doute son chef-d’œuvre, Mystères de Lisbonne, produit par Branco (avec qui Ruiz a fait ses meilleurs films) en 2010. Cette adaptation fleuve (272 minutes) d’un roman de l’écrivain portugais Camilio Castello Branco réconcilie l’inspiration baroque et fantastique du cinéaste avec sa passion du feuilleton et du romanesque. Mystères de Lisbonne, par sa durée, sa réussite artistique extraordinaire, son ambition et sa dimension testamentaire occupe dans l’œuvre de Ruiz une place comparable à celle de Fanny et Alexandre chez Ingmar Bergman. Le film obtient un grand succès dans le monde entier, et particulièrement en France où il reçut le Prix Louis-Delluc, consacrant un auteur dont de nombreux films, adaptations littéraires ou essais expérimentaux n’avaient connu qu’une carrière confidentielle, voire aucune carrière.

Raúl Ruiz est décédé le 19 août à Paris. Il avait déjà surmonté une grave maladie pour mener à bien le tournage de Mystères de Lisbonne et préparait La Débâcle, une fresque napoléonienne dont le tournage devait débuter le 2 octobre, toujours avec le producteur Paulo Branco. Il travaillait régulièrement avec son épouse Valeria Sarmiento, elle-même cinéaste et monteuse de nombreux films de son mari. Ruiz était également théoricien et avait écrit plusieurs ouvrages sur le cinéma, notamment « Poétique du cinéma ».

Raùl Ruiz sur le tournage de Mystères de Lisbonne.

Raúl Ruiz sur le tournage de Mystères de Lisbonne.

Léa Seydoux and Julien Alluguette en Mystères de Lisbonne.

Léa Seydoux et Julien Alluguette dans Mystères de Lisbonne.

Catégories : Actualités

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