Le critique Stéphane du Mesnildot, spécialiste et passionné du cinéma asiatique (et aussi fantasticophile émérite) vient de publier un nouvel ouvrage très personnel, après ses études remarquées sur La Mort aux trousses et l’œuvre de Jess Franco, aux Edition Rouge Profond dans la collection « raccords », Fantômes du cinéma japonais.
Comme son titre l’indique, l’essai retrace l’histoire des « kaigan eiga » japonais, des origines à nos jours, avec aussi leurs ramifications coréennes et leurs avatars américains (remakes et suites). Stéphane du Mesnildot propose ainsi la première analyse, sérieuse, documentée et exhaustive des « J-horror » des années 1990 et 2000 qui révolutionnèrent le genre fantastique non seulement en Asie mais aussi dans le monde entier, en popularisant une nouvelle vague de films de fantômes, à l’esthétique très particulière. Les principaux artisans de ce renouveau furent les cinéastes Kiyoshi Kurosawa, Takashi Shimizu (The Grudge) et Hideo Nakata, le créateur des films étalons Ring, Ring 2 et Dark Water, dont les succès engendrèrent une multitude de suites et d’imitations dans toute l’Asie.
Ring (1998, photo en tête de texte) et Ring 2 (1999) de Hideo Nakata, deux films d’épouvante par un spécialiste du genre, confirmèrent l’offensive de la production nippone dans le domaine du cinéma fantastique à la fin des années 90. Dans Ring une femme maléfique enterrée vivante dans un puits se venge par l’intermédiaire d’une cassette vidéo qui fait mourir d’effroi ou rend fou quiconque la visionne. On reconnaît dans Ring les motifs des contes de fantômes classiques souvent adaptés par cinéma japonais (Kwaidan de Kobayashi, les films de Kenji Misumi et Nobuo Nakagawa dans les années 60) transposés dans un univers technologique présent. Le talent du cinéaste est de faire tenir debout cette mixture improbable entre Videodrome et La Maison du diable, sans jamais se perdre dans la surenchère ou la dérision. Avec un minimum d’effets visuels (compensés par une bande son incroyable), Hideo Nakata a réussi un terrifiant classique de l’horreur moderne, capable d’arracher des cris aux plus endurcis des spectateurs, en partant de notations anodines pour culminer avec un final proprement insoutenable. Ring 2 est une suite directe du premier épisode, qui avait remporté un énorme succès en Asie. Hideo Nakata reprend du service et profite de ce second film, entrepris pour répondre aux attentes du public nippon captivé par cette histoire de fantôme moderne, pour approfondir les thèmes de Ring sur la nocivité des images, et créer de purs moments d’effroi, toujours selon le principe de la suggestion ou d’un filmage clinique des apparitions surnaturelles, et d’un recours efficace à une bande-son épuisante pour les nerfs. Sur le plan de l’histoire, ce second film n’apporte donc rien d’important au premier, mais il offre en revanche à l’amateur de sensations fortes deux ou trois scènes extrêmement réussies, dont une nouvelle descente dans le fameux puits maudit, à faire se dresser les cheveux sur la tête.
Dans le premier Ring, une cassette contenant des images fantomatiques faisait mourir de peur les imprudents qui osaient la visionner. Au début de Ring 2, la cassette a été détruite, mais la contamination est enclenchée. Un petit garçon est le seul survivant des incidents dramatiques relatés dans l’œuvre originale. Muré dans le silence, il a développé d’étranges pouvoirs. Une jeune mathématicienne et un journaliste mènent l’enquête, et découvrent un hôpital psychiatrique où des scientifiques louches se livrent à des expériences secrètes sur la parapsychologie. La diabolique Sadako, la femme médium assassinée dans un puits et qui assouvissait sa vengeance par l’intermédiaire des bandes magnétiques ne va pas tarder à faire sa réapparition. Le scénario, souvent nébuleux, ne présente qu’un intérêt relatif. Les péripéties et les rebondissements de l’intrigue servent de prétexte pour introduire des scènes presque théoriques ou le cinéaste s’amuse à décortiquer les images vidéo. Dans une scène mémorable de Ring 2, un protagoniste procède à une lecture image par image de la fameuse cassette, permettant à la femme présente sur la bande de se métamorphoser devant nos yeux, grâce à un trucage invisible (ou absent ?). Ce plan est non seulement glaçant, mais il révèle aussi la richesse d’un film grand public (Ring 2 a battu au Japon les records du box-office) qui propose une réflexion assez fine sur la nature des images enregistrées. La série des Ring propose une version plus série B, bricolée et modeste, des récents films fantastiques de Kyochi Kurosawa (Charisma, Kaïro) tout en se permettant elle aussi de très belles compositions visuelles, comme cet accident de camion suggéré hors champs, à la suite duquel le cinéaste filme une flaque ce sang inondant progressivement le bitume. Si dans Ring 2 cet art de la litote demeure le principe esthétique du film, Nakata se permet de convoquer un bric-à-brac scientifique désuet et quelques effets grand guignolesques plus proches de William Castle que de Jacques Tourneur. Hélas, le troisième opus, Ring 0, qui est censé expliqué les événements antérieurs au premier film, est presque totalement dépourvu des qualités de ses prédécesseurs. Sans doute parce qu’il n’est pas signé par le talentueux Hideo Nakata. On a un peu perdu la trace de Nakata qui, après l’excellent Dark Water (une autre histoire de fantômes glaçante située dans un grand immeuble hanté) n’a plus guère donné de ses nouvelles et dont les films suivants n’ont pas confirmé les attentes de ses titres les plus célèbres. A l’époque de Ring 1 et 2 j’avais croisé Nakata à plusieurs reprises, à l’occasion de festivals ou de la promotion de ses films, voici quelques propos rapportés du cinéaste :
“ J’ai été assez fidèle au roman de Koji Suzuki (l’auteur de Ring, ndla). J’ai principalement modifié deux choses : dans le livre, le protagoniste était un homme, et j’ai préféré le transformer en une femme qui lutte pour son enfant pendant une semaine. Nous avons également ajouté l’apparition du fantôme, à la fin du film, avec le consentement, et même l’enthousiasme, de l’auteur. ”
“ La mode des films d’horreur n’existait pas encore au Japon lors de la sortie de Ring. Je pense que le film a comblé une attente des spectateurs. ”
“ Un femme médium ayant vécu au Japon il y a quatre-vingts ans a servi de modèle au personnage de la mère de Sadako. ”
“ J’ai essayé de créer une ambiance bizarre et onirique. J’ai beaucoup travaillé avec le scénariste pour trouver des images qui évoqueraient le rêve d’un aveugle, en prenant comme référence Un chien andalou de Luis Buñuel et les mangas d’horreur. La scène du miroir qui bouge sur le mur m’a été inspirée par ma rencontre avec une actrice médium.
Le plan des écritures en mouvement provient de l’expérience d’un ami du scénariste qui voyait les lettres bouger toutes seules quand il lisait le journal.”
“ On a utilisé pas mal de trucages, surtout pour les images de la cassette maudite. Mais pour le reste du film, je n’ai pas voulu abuser des effets numériques, qui restent très discrets, à la différence des films américains. ”
“ La haine de Sadako engendre directement des images vidéo, qui sont ensuite dupliquées pour répandre la malédiction. Les spectateurs ont eu peur après Ring de regarder des cassettes vidéo. Je suis d’accord pour parler de vengeance de l’image à propos du film. ”
“ J’ai conscience de l’importance du son dans les films d’horreur. Avec les techniciens, nous avons beaucoup travaillé sur la création de sons bizarres, anormaux. Dans une scène, nous avons modifié le son de la pluie qui tombe pour mettre le spectateur mal à l’aise. Nous avons utilisé en tout cent pistes sonores : cinquante pour la musique et cinquante pour les bruitages. ”
“ Lorsque j’étais enfant, j’éprouvais une véritable terreur devant un puits de campagne, qui me semblait être une des portes de l’enfer. Inconsciemment, le puits qui m’a traumatisé dans mon enfance m’a sans doute inspiré pour Ring. Mais le puits est également un élément récurrent de la littérature fantastique japonaise, souvent lié aux femmes fantômes. ”
“ Ghost Actress (premier film fantastique de Nakata, ndla) racontait l’histoire d’un studio de cinéma hanté. On y trouve au moins un point commun avec les deux Ring, puisqu’il y est aussi question d’une cassette qui porte malheur aux gens qui la regarde. C’était avant même que je lise le roman de Koji Suzuki. Un jeune réalisateur commence son premier film dans ce studio et lors des tests de caméra, les opérateurs découvrent des images qu’ils n’ont pas filmées, et qui provoquent la mort accidentelle des membres de l’équipe de tournage, un par un. ”
“ J’ai été le premier surpris de constater les similitudes entre l’histoire de ce film et Ring. Sauf que dans Ghost Actress, j’avais davantage montré le fantôme dans scène finale, et c’était moins efficace. C’est pour cela que dans Ring j’ai choisi de cacher le visage du fantôme, de le dissimuler derrière ses cheveux. Le résultat est beaucoup plus terrifiant. ”
“ Le film qui m’a le plus influencé pour Ring est La Maison du diable de Robert Wise. ”
“ J’ai été l’assistant de Tatsumi Kumashiro et Masaru Konuma (l’auteur du génial Ikenie Fujin – Une dame à sacrifier, 1974, ndla), deux réalisateurs très excentriques de la Nikkatsu. ”
“ Je suis d’accord sur les points communs qui existent entre la pornographie et l’horreur. Kumashiro et Konuma ont inventé des astuces de mises en scène très différentes pour contourner la censure et filmer des actes sexuels (simulés). Kumashiro a choisi de reculer la caméra et de filmer les scènes d’amour en plans d’ensemble, afin de pouvoir tout montrer. Cela donne un résultat pas très excitant à mon goût mais intéressant du point de vue cinématographique. Konuma au contraire a essayé de trouver une solution pour moins montrer et obtenir un résultat plus excitant, à l’aide du gros plan par exemple. J’ai un peu suivi son modèle dans le domaine de la peur. Les sensations érotiques et la peur sont voisines, ce sont deux formes primitives d’émotion. Sur Ring 2, j’ai découvert une vraie sensualité qui se dégageait d’un gros plan du visage terrifié de l’actrice principale. ”
“ J’appartiens à la même génération de cinéastes que Kiyoshi Kurosawa, même si je suis plus jeune que lui (Nakata est né en 1961, ndla), et nos carrières sont toutes les deux marquées par la diversité des supports et des genres cinématographiques abordés. Mais je crois que j’appartiens plutôt à la vieille école des cinéastes, puisque j’ai d’abord été longtemps assistant et que je travaille davantage dans un registre du cinéma de divertissement. Kurosawa fait un cinéma sans concessions, qui ne se préoccupe pas des goûts du public. ”
La comparaison de Nakata entre les films de Kurosawa et son propre travail est d’une grande justesse. La relation qu’on pourrait définir comme complémentaire entre l’œuvre de Kurosawa, plus moderne et celle de Nakata, plus commerciale, s’exprime à la perfection si l’on met en perspective les deux Ring et Kaïro.
Réalisé en 2001, Kaïro de Kiyochi Kurosawa a les apparences d’un retour au cinéma de genre (amorcé par Seance, tourné pour la télévision), voire une parenthèse commerciale pour le cinéaste profitant de l’engouement du public nippon pour les films fantastiques, amorcé par le triomphe de Ring. Kaïro n’en demeure pas moins un grand film sur la solitude, davantage que sur l’effroi. C’est d’ailleurs toute la beauté d’un film fragile sous sa perfection formelle, que de susciter la peur mais aussi la tristesse, au risque d’encourager l’incompréhension qui ferait passer K. Kurosawa pour un cinéaste prétentieux. Avant même que le film ne soit sorti, une micro polémique divise les défenseurs de Ring, série B qui redonne ses lettres de noblesse aux films de fantômes japonais par une habile modernisation des légendes ancestrales, et ceux de Kaïro, œuvre intellectuelle dont la vision engendre pourtant la peur bleue davantage que la migraine ou la sieste. Il faudrait, à notre sens, pouvoir aimer et défendre les deux films, comme il est permis d’admirer à la fois Mario Bava et Michelangelo Antonioni. Hideo Nakata est un artisan modeste mais doué dont les films sont bourrés d’intuitions passionnantes sur la nature des images vidéo. Davantage “ auteur ”, sûrement plus libre au sein du système cinématographique, K. Kurosawa peut aussi bien réaliser des œuvres d’avant-garde en rupture évidente avec les codes narratifs classiques (Vaine illusion) que des vrais films fantastiques, sans pour cela rompre avec son ambition et son talent évident de créateur de formes et d’expérimentateur. Kaïro débute comme une variation autour de Ring (film séminal de la nouvelle vague horrifique dans le continent asiatique), ou internet remplacerait les magnétoscopes, pour déboucher sur un constat apocalyptique, qui n’est pas sans rappeler la conclusion de Charisma. Dès son générique, où le son désormais familier d’une connexion électronique raccorde avec le bruit des vagues et du vent (le film est raconté en flash-back depuis un bateau en partance pour l’Amérique du sud), Kaïro installe un système de réseaux de parasitage et d’altération du réel, jusqu’à la catastrophe finale. Tout commence par le suicide inexplicable d’un jeune informaticien et l’enquête de ses collègues. Ils découvrent bientôt que des fantômes hantent Internet, et cherchent à entrer en contact avec les vivants. Malgré sa dimension ésotérique, le film ne renonce pas à expliciter son postulat fantastique, dans des scènes dialoguées inquiètes : il n’y a plus de place dans l’au-delà. Les morts avaient bien trouvé une antichambre pour rejoindre notre monde, mais elle a été détruite. Depuis, ils ont envahi internet, enclenchant la contamination irréversible des vivants via les ordinateurs. Kaïro traite avec sérieux une idée délirante, et c’est le propre des grands films fantastiques. Il inverse dans le même mouvement les clichés sur son sujet (“ la menace fantôme ”), et c’est le propre des chefs-d’oeuvre. Ici les fantômes appellent les vivants à l’aide. Car la mort est la solitude ultime, raconte le film. Cela veut aussi dire que la frontière est mince entre les limbes et l’environnement virtuel et aliénant des jeunes Japonais formatés et informatisés, en devenir spectral, et que la mort n’est plus en mesure d’apporter la moindre délivrance. Dans Kaïro, les fantômes, cruels, ne tuent pas les hommes, ils voudraient au contraire les rendre immortels, pour les enfermer à jamais dans leur solitude et les associer dans leur souffrance. Visuellement splendide, le film fait très peur (chaque apparition fantomatique est géniale, palpable, à glacer le sang) et impressionne surtout par une mise en scène d’une grande sophistication, qui confirme que K. Kurosawa est à ce jour le meilleur héritier d’Antonioni. Kaïro est son Blow Up et la désertification progressive des espaces urbains, les paysages d’usines et de banlieues évoquent bien sûr Le Désert rouge et L’Éclipse. Terrifiant, théorique, hermétique, Kaïro offre une expérience rare.
De tout cela, et de bien plus encore (nombreux films que l’on a envie de découvrir ou revoir), il est question dans l’essai intelligent et érudit de Stéphane du Mesnildot, dont on conseille vivement la lecture.
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