Olivier Père

Intégrale Federico Fellini à la Cinémathèque suisse

Ce sera l’été Fellini en Suisse, avec l’intégrale de ses films montrée à la Cinémathèque suisse du 6 juin au 5 juillet, et la remarquable exposition « Fellini la Grande Parade » découverte au Musée du Jeu de Paume à Paris en 2009, reprise du 8 juin au 28 août au Musée de l’Elysée à Lausanne, dont le commissaire n’est autre que le nouveau directeur du musée, Sam Stourdzé, fellinien émérite. Nul doute que Fellini s’invitera aussi à Locarno à l’occasion du Festival del film, la Piazza Grande s’imposant comme l’écrin parfait pour l’un de ses nombreux chefs-d’œuvre.
J’ai toujours préféré Visconti et Antonioni à Fellini, mais le cinéaste de Rimini a signé plusieurs films qui ont marqué non seulement l’histoire du cinéma mondial, mais aussi la vie des cinéphiles. La dolce vita en tête, immense labyrinthe qui expose tous les signes d’une époque, mais aussi d’autres films magnifiques qu’il vaut revoir car ils échappent aux clichés stupides et envahissants qui entourent l’œuvre de Fellini, dépassé par son propre univers et ses fantasmes. Petit voyage et morceaux choisis dans la filmographique foisonnante d’un artiste qui vaut mieux que sa mythologie. Après avoir participé à l’écriture des scénarios de films italiens importants de l’après-guerre signés Rossellini, Germi ou Lattuada, Fellini réalise (avec Lattuada) son premier film en 1950, Les Feux du music-hall, suivi en 52 par Le Cheick blanc et en 53 par I Vitelloni, tous deux avec Alberto Sordi. Sixième film de Fellini, Les Nuits de Cabiria en 1957 perpétue la thématique chrétienne qui marque la première période de l’œuvre de l’auteur.  La muse du cinéaste Giulietta Masina prolonge avec Cabiria, prostituée romaine au grand cœur, le personnage de l’innocence bafouée par la vilenie des hommes qu’elle interprétait déjà dans La strada sous le masque chaplinesque de Gelsomina. Cela n’empêchera pas Fellini d’être victime de la censure du Vatican, qui exigeât la suppression d’une scène, dite de l’homme au sac, où l’on voit un philanthrope sans aucun lien avec l’Église venir en aide aux pauvres. La strada, Il bidone et Les Nuits de Cabiria composent une trilogie chrétienne encore fortement marquée par le néo-réalisme mais qui comporte déjà des accents baroques et des influences du music-hall et du cirque que Fellini exacerbera dans ses films suivants. Récompensé par l’Oscar du film étranger et une reconnaissance critique et publique internationale, Les Nuits de Cabiria est le dernier titre avant la rupture esthétique et thématique que constituera deux ans plus tard La dolce vita, chef-d’œuvre de son auteur qui s’émancipe enfin de ressorts dramatiques exagérément sulpiciens et invente une forme inédite de récit sans structure apparente, où se mêlent onirisme, documentaire de studio, satire sociale et fable morale. La dolce vita occupe dans l’œuvre de Fellini la même place que L’avventura dans celle d’Antonioni. C’est une date de la modernité cinématographique, une avancée vers des territoires cinématographiques inexplorés, une expérience qui prend la forme d’un « trip » excitant et ménage aux spectateurs quelques repères et signes de reconnaissance.
La suite immédiate est décevante. Fellini filme les angoisses d’un cinéaste en crise d’inspiration dans Huit et demi, impose son style surchargé et rencontre un grand succès international. Le film suivant, Juliette des Esprits systématise cette approche onirique du cinéma, et se révèle très problématique. Juliette est une épouse modèle, amoureuse et docile, qui découvre l’infidélité de son époux, mais ne parvient pas à renoncer à ses rêves de bonheur conjugal. Dans la filmographie de Fellini, et dans l’histoire du cinéma en général, Juliette des Esprits souffre d’une réputation exécrable, sorte de plus mauvais film jamais réalisé par un grand cinéaste, zénith du nanar d’auteur. Si le jugement paraît bien sûr excessif (le meilleur côtoie le pire dans ce magnifique naufrage), Juliette des Esprits pâtit de la collision de l’inspiration chrétienne de Fellini, de ses délires baroques et de l’omniprésence de sa femme Giulietta Masina, dont le physique clownesque et la vocation au martyre seyaient davantage au dolorisme de La strada et des Nuits de Cabiria qu’à l’exploration onirique de la vie bourgeoise. Le film souffre de la disproportion entre la somptuosité de ses visions et la naïveté de son propos, séparés par un gouffre vertigineux. La part magique et spirite du film est belle, les clés psychanalytiques pèsent des tonnes. Fellini donne libre cours à ses fantasmes illustratifs, et fait crouler son film sous les ornements de décors, de costumes et de personnages échappés d’un carton à dessins. À ce titre, Juliette des Esprits est le premier film-monstre de l’auteur, mais sans la splendeur funèbre du Satyricon ou du Casanova. Reste une galerie inoubliable de créatures felliniennes (Sandra Milo en tête), égarées dans un labyrinthe où la beauté et le rêve se heurtent à la bêtise et la prétention. Le film suivant, Satyricon (photo en tête de texte) est beaucoup plus impressionnant. En adaptant Pétrone, Fellini livre une sorte de version antique et hallucinée de La dolce vita, plus proche de la science-fiction, de la pop culture et du cinéma fantastique que du péplum traditionnel. Satyricon organise une visite guidée de la Rome décadente, de ses vices et de ses excès, mais aussi des propres obsessions du réalisateur, qui s’étend ici plus que de coutume – sujet oblige – sur ses fantasmes homosexuels. Visuellement superbe, traversé de visions monstrueuses et inoubliables, le film possède toutefois des défauts du versant onirique et baroque de l’œuvre de Fellini, qui souffre toujours de ne pas confronter son imagination délirante à la réalité italienne. Ses meilleurs films – La dolce vita, Ginger et Fred – font en effet le va-et-vient entre le monde du rêve et la description ironique et lucide de l’Italie telle qu’elle est. Satyricon, aussi grandiose soit-il, reste victime des complaisances esthétiques et d’une certaine vacuité ornementale du metteur en scène, parfois étouffé sous ses outrances et ses folies. Ce reproche ne se reproduit pas avec Roma aux fulgurantes visions et surtout avec le magnifique Amarcord qui raconte, au rythme des saisons et des rites communautaires (fêtes, cérémonies fascistes, enterrements, mariages), la vie d’un bourg de Romagne dans les années 30. Il s’agit d’une chronique autobiographique rêvée, où Fellini mêle à quelques souvenirs d’enfance ses fantasmes sexuels, ses visions oniriques et son goût pour les récits digressifs et truculents. Réalisé après Roma, un autre voyage dans la mémoire intime d’un artiste et l’inconscient collectif d’un pays en quête d’histoire(s), Amarcord est sans doute le chef-d’œuvre de la veine onirico-baroque et nostalgique du cinéaste, avant le sépulcral Casanova. Sans doute parce que Fellini réussit une alchimie magique entre son cirque de trognes tordues et de monstresses aux culs généreux et la petite musique de la vie provinciale, de son ennui et de sa médiocrité qu’il avait déjà dépeint dans son premier grand film I Vitelloni. Malgré ses splendeurs scénographiques, Amarcord échappe ainsi au monumentalisme « son et lumière » et à la surcharge décorative qui menacent les films les plus complaisants de Fellini pour ne jamais quitter le registre du croquis de caricaturiste, de l’anecdote et de la réminiscence. Amarcord nous en met plein la vue et les oreilles (la splendide musique de Nino Rota) à chaque nouvelle vision, peuplé de personnages La Gradisca, pour ne citer qu’elle) et d’images (l’apparition du paquebot) magnifiques. C’est aussi un des films les plus émouvants et drôles de Fellini, grâce à l’attention et la sympathie que le cinéaste accorde au moindre figurant de cette inoubliable création cinématographique. Après Amarcord, Fellini réalisé un autre chef-d’œuvre, Casanova avec Donald Sutherland dans le rôle-titre. Ensuite, le cinéaste se répète un peu dans La Cité des femmes, puis Et vogue le navire. Ginger et Fred est sans doute son dernier grand film, émouvantes retrouvailles avec Marcello Mastroianni et Giulietta Masina dans les cauchemardesques années 80 qui voient le cinéma italien mourir et la télévision la plus vulgaire d’Europe triompher. Intervista propose un voyage nostalgique dans les souvenirs de Federico Fellini autour de Cinecittà, le légendaire studio italien où le maestro tourna tous ses films, autrefois temple d’une mythologie moderne et effervescente usine à rêves, aujourd’hui hangars désertés et réduits à accueillir les maigres tournages de téléfilms. Intervista déborde de génie et de poésie, certes, mais n’ajoute rien au dernier chef-d’œuvre de Fellini, Ginger et Fred.

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