Il semblerait que The Tree of Life cinquième film de Terrence Malick et Palme d’Or du 64ème Festival de Cannes provoque une petite tempête auprès du public et de la critique depuis sa première projection de presse à Cannes. Enfin ! Rien de plus stimulant qu’un film attendu depuis des années, mis en scène par un des rares cinéastes mythiques (parce que rare, silencieux, invisible et secret) de notre époque, soit capable de déclencher des réactions contradictoires, parfois chez les mêmes personnes, loin du consensus mou, de l’unanimité aveugle ou de l’abandon journalistique qui caractérise la réception des films récents de nos grands cinéastes (cet adjectif ne désignant pas forcement des bons cinéastes et encore moins des réalisateurs de bons films.)
The Tree of Life est sans doute le film le plus problématique de Malick : le moins parfait, mais aussi le plus ambitieux, d’une ambition démesurée, qui force le respect et incite à balayer les réserves légitimes que pourrait susciter cette symphonie visuelle sans commune mesure avec la production cinématographique contemporaine. La Balade sauvage était sans doute le film le plus réussi de Malick, Les Moissons du ciel le plus beau (la beauté des grands primitifs, Griffith, Murnau et Vidor revisités par le Nouvel Hollywood), La Ligne rouge le plus balourd (à revoir quand même), Le Nouveau Monde le plus poétique et musical (Murnau encore, plus Wagner.)
The Tree of Life est à la fois le plus bancal et le plus admirable des cinq longs métrages de Malick. Bancal parce que tout le monde semble d’accord pour considérer la partie contemporaine (celle où Sean Penn fait la gueule en errant dans des ascenseurs et des passerelles de gratte-ciels de verre et d’acier) et la conclusion illuminée et planante (Sean Penn toujours errant pieds nus en costume sur une plage parmi des silhouettes fantomatiques) comme les chapitres les moins convaincants du film, tant sur le plan esthétique que dramaturgique, lorgnant dangereusement vers l’architecture moderne et l’imagerie publicitaire. Décevant mais guère surprenant de la part de Malick l’archaïque, qui filme pour la première fois au présent, ayant ancré tous ses films dans des époques passées et plus ou moins lointaines. Les deux autres dimensions du film, en revanche, touchent au sublime. Elles installent la possibilité, peut-être inédite, d’un cinéma infinitésimal, c’est-à-dire ne choisissant pas entre le grandiose et l’intime, le cosmique et familial, la philosophie et la poésie, mais les intégrant dans le même film, non pas en strates mais en blocs successifs qui se suivent, se parlent et se répondent. J’avoue ne pas comprendre les ricanements qui ont accompagné la découverte des images splendides de la création du monde. Le public qui se croit toujours plus malin que le film est le plus bête en fait. Cela m’évoque les réactions de ceux qui préfèrent rire grassement durant un film d’horreur afin de ne pas céder à la frayeur inconfortable que pourrait déclencher en eux la mise en scène du cinéaste. Dans le cas du film de Malick, on se retrouve devant un spectacle sidérant qui invite davantage à l’émerveillement, et peut-être à l’émotion, qu’au cynisme du spectateur blasé. Idem pour la scène très brève, et pourtant inoubliable, des dinosaures. Le film de Malick dialogue explicitement à ce moment précis avec 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Malick a d’ailleurs eu recours à l’immense talent et à l’inventivité de Douglas Trumbull, responsable des effets spéciaux de 2001 : l’odyssée de l’espace et de plusieurs autres classiques de la science-fiction, absent des plateaux depuis de longues années, pour créer ces images de genèse de l’univers. Kubrick dans le prologue préhistorique de son chef-d’œuvre, filmait, presque comme un reporter, le premier crime à main armé de l’humanité : un homme signe découvrait qu’un os pouvait servir de massue et s’en servait pour tuer un adversaire d’une tribu rivale. Prenant à rebours cette scène célèbre, et remontant le temps encore plus loin que Kubrick, Malick filme un dinosaure qui pose ses griffes sur la gueule d’un autre grand reptile agonisant et couché à terre, puis les retire et s’éloigne nonchalamment. On ne sera jamais si ce geste était une pulsion avortée de meurtre, une caresse, un simple mouvement de curiosité. Malick enregistre le premier geste inexplicable (tendresse ou cruauté ?), ou alors le premier mouvement de renoncement, qui pourrait passer pour de la bonté ou de la bienveillance. Sans doute la séquence la plus extraordinaire du film, et au-delà du film, du cinéma contemporain. Parce qu’elle est très brève, mystérieuse de simplicité, et qu’elle met enfin des effets spéciaux numériques au service d’une émotion, voire d’une idée, sans rien céder à l’exhibitionnisme des techniques sophistiquées en coûteuses dont abuse Hollywood. Ces caresses, ces mains, ces gestes de tendresse ou de violence interrompus, nous les retrouvons en écho dans la partie centrale du film, de toute évidence la plus personnelle et autobiographique du film, qui concerne une famille dans l’Amérique rurale des années 50. Trois garçons, une mère aimante, un père rigide, maladroit et frustré (Brad Pitt, remarquable dans une interprétation d’une grande subtilité.), dont les vies seront bientôt marquées par un deuil. Dans le genre rétro, Malick a fait mieux dans La Balade sauvage et Les Moissons du ciel. Mais ce qu’il réussit sur l’enfance et la mémoire touche là encore au sublime. Le choix des objectifs, des mouvements de caméra flottants, des plans de corps ou de visages furtifs ou morcelés, propose une équivalence magnifique aux images mentales, aux réminiscences sensorielles qui surgissent en nous lorsque nous nous souvenons d’évènements lointains vécus ou imaginés dans notre enfance. Un monde déformé par le regard d’un enfant, qui ne voit et ne comprend pas tout ce qui l’entoure mais le capte de manière très intense, voilà ce que le film parvient à retranscrire et à évoquer en images, grâce à une mise en scène qui ne ressemble à rien de connu, et cherche à composer quelque chose d’unique, entre poésie, musique et cinéma. Malick est peut-être un bucolique, un panthéiste, un chrétien, un élégiaque ou un romantique, mais c’est avant tout un cinéaste qui a toujours préféré filmer les sensations aux actions, et qui s’aventure, peut-être maladroitement, sur le territoire des concepts (création, existence, transmission) dans The Tree of Life. Difficile de lui reprocher une telle ambition, malgré quelques baisses de régime et des fautes de goût, parce que le film atteint indubitablement des sommets qui en font dès sa sortie une date importante du cinéma contemporain.
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