Olivier Père

Stanley Kubrick 1 – l’aube de l’humanité

La Cinémathèque française propose du 23 mars au 31 juillet une rétrospective complète des films de Stanley Kubrick, accompagnée d’une exposition créée par le Deutsches Filmmuseum de Francfort en 2004 et qui a déjà fait une tournée triomphale à travers le monde (Berlin, Zurich, Rome…) et qui arrive enfin jusqu’à la capitale française. L’exposition a été conçue en étroite collaboration avec Christiane Kubrick (la veuve du cinéaste) et Jan Harlan (son beau-frère, plus proche assistant et producteur exécutif de ses quatre derniers films.) Elle rassemble de nombreux objets, maquettes, installations vidéo et audio, archives et documents sur les projets du cinéaste, et des photographies de plateau. Cet événement cinéphile promis à un succès phénoménal nous offre l’occasion de revenir sur l’un des artistes les plus secrets du XXe siècle, mystère encouragé aussi bien par son œuvre, de plus en plus opaque, que par sa vie de reclus et ses multiples phobies. Kubrick fut le créateur d’inoubliables univers passés, présents ou futurs, illustra presque tous les genres cinématographiques sans jamais cesser de placer l’homme, ses peurs, sa folie et ses faiblesses au centre de ses préoccupations. C’est un visionnaire et un moraliste dont les treize longs métrages constituent un ensemble d’une cohérence, d’une ambition et d’une originalité sans équivalent dans l’histoire du cinéma, même si ses meilleurs films choquèrent, déroutèrent ou déçurent au moment de leurs sorties avant de devenir immanquablement des classiques.

Stanley Kubrick naît à Manhattan le 26 juillet 1928, et passe sa jeunesse dans le Bronx, où vivent ses parents. Son père est un médecin prospère. Les Kubrick sont une famille juive (Mais Stanley Kubrick ne recevra aucune éducation religieuse) originaire d’Europe centrale. Élève médiocre, renfermé et sans intérêt pour les études, Kubrick éprouve très vite une passion pour la photographie et les échecs, sous l’impulsion de son père. Kubrick est employé par le magazine Look et réalise plusieurs photo-reportages très remarqués (l’exposition permet de découvrir en exclusivité ce travail de photographe.) Kubrick, à 23 ans, rêve déjà de faire du cinéma. Depuis l’adolescence, il a acquis une cinéphilie boulimique et quasi exhaustive, et vénère Max Ophuls. En 1951, il réalise ses deux premiers courts métrages documentaires, Day of the Fight et Flying Padre. Kubrick rassemble ensuite 9000 dollars et tourne dans des conditions précaires son premier long métrage. Fear and Desire, sur des soldats perdus au milieu d’une guerre imaginaire, laisse – faute d’expérience et surtout de moyens – le jeune metteur en scène dans un terrible état d’insatisfaction (le cinéaste Curtis Harrington se souvient qu’il a vu Kubrick, réputé pour ses nerfs d’acier, pleurer en public lors de la projection officielle de Fear and Desire.)

Le grand Stanley Kubrick a donc commencé tout petit. Après Fear and Desire, premier et maladroit essai en 1953, Kubrick ne se décourage pas et réalise deux ans plus tard, avec un budget de misère, Le Baiser du tueur, toujours en totale indépendance. Kubrick y assure seul les principales fonctions : producteur, monteur, directeur de la photographie et réalisateur. C’est aussi lui qui a l’idée du scénario raconté de façon morcelée. Devant ce film noir plutôt anecdotique dans lequel Kubrick fait ses gammes, on décèle l’ambition du cinéaste de raconter une histoire de la façon la plus cinématographique possible, avec la lumière comme principale protagoniste. Le Baiser du tueur propose le brouillon d’une méthode qui consistera à organiser un récit autour d’une poignée de moments inoubliables, et une compilation hétéroclite et prémonitoire de visions kubrickiennes. La dernière scène où le héros livre un combat à mort contre son rival dans un hangar rempli de mannequins accumule les motifs visuels de nombreux films suivants de Kubrick (Lolita, Spartacus, 2001: l’odyssée de l’espace). Ce détail extrêmement troublant vient confirmer la dimension obsessionnelle de l’univers du cinéaste.

Les recettes de ces deux essais, discrètement distribués dans le circuit art et essai, sont insuffisantes, mais Kubrick attire l’attention de la critique et de la profession, intriguées par la maîtrise et l’originalité de ce jeune autodidacte sorti de nulle part. La carrière de Kubrick prend son véritable envol à partir de sa rencontre avec James B. Harris. Les deux hommes s’entendent si bien qu’ils décident de monter une société de production indépendante, Harris-Kubrick. Leur premier projet est l’adaptation d’un roman policier, Clean Break de Lionel White. Ils font appel au romancier Jim Thompson, à l’époque en pleine déchéance, pour porter cette série noire à l’écran (rebaptisée The Killing – Ultime Razzia, photo en tête de texte), et engagent le chef opérateur Jim Ballard, un vétéran hollywoodien qui avait débuté avec Josef von Sternberg dans les années 30. Cela n’empêchera pas Kubrick, qui avait jusqu’à présent éclairé lui-même ses films, de sévèrement critiquer le travail de Ballard. Le casting est composé de vieux habitués du film noir comme Sterling Hayden, qui jouait dans Quand la ville dort de John Huston, référence majeure d’Ultime Razzia, avec En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Cette histoire de casse est classique : des gangsters organisent un hold-up dans un hippodrome pendant une course de chevaux. La préparation, puis l’exécution du coup se déroulent à merveille jusqu’à ce que l’opération rencontre plusieurs incidents de parcours, provoqués par le « facteur humain » et la malchance, jusqu’au fiasco final. Le film de casse, fiction du dérèglement par excellence, offre à Kubrick l’occasion de faire ses gammes autour d’un sujet (la naissance du chaos) qui n’a pas fini de le passionner. Kubrick n’est pas encore tout à fait Kubrick, mais on trouve dans Ultime Razzia certaines particularités dans la direction d’acteurs (l’interprétation grimaçante et outrée des seconds rôles) et le sens du détail inoubliable (les masques de carnaval des truands, réutilisés dans Orange mécanique et Eyes Wide Shut) qui n’appartiennent déjà qu’au futur cinéaste de Docteur Folamour. Sur le tournage, Kubrick impressionne tout le monde par son exigence et sa précision, mais aussi sa froideur. Les résultats critiques et commerciaux sont décevants. Le prochain film de Harris-Kubrick sera Les Sentiers de la gloire, sur un épisode honteux dans les tranchées françaises lors de la Première Guerre mondiale. Hollywood a déjà produit des films antimilitaristes, mais le sujet devient entre les mains de Kubrick un prétexte pour adopter une vision surplombante de la guerre, de la violence, de l’absurdité militaire. D’abord proposé à Gregory Peck, puis à Richard Burton et James Mason, le rôle principal suscite le vif intérêt de Kirk Douglas, qui désire également produire le film. Tourné en Allemagne pour des raisons diplomatiques (Le film sera condamné par le gouvernement français, totalement interdit chez nous jusqu’en 1976), le scénario diffère en cours de tournage selon les décisions de Kubrick (une future habitude du cinéaste) sans que le principal concerné, Kirk Douglas, en soit averti. La star prétendra que Kubrick, sans doute échaudé par ses précédents échecs, avait décidé de rendre le film “plus commercial”. Il n’y parviendra pas vraiment mais Les Sentiers de la gloire propulse Kubrick au rang du cinéaste américain le plus en vue de sa génération. Entre-temps, Harris-Kubrick a acheté les droits cinématographiques du roman sulfureux de Vladimir Nabokov, Lolita, en passe de devenir un best seller aux États-Unis. Mais Kirk Douglas rappelle Kubrick pour qu’il remplace le metteur en scène Anthony Mann après une semaine de tournage de son péplum Spartacus. Kirk Douglas est excédé par les comédiens britanniques qui jouent les Romains (Laurence Olivier, Peter Ustinov, Charles Laughton) et se moquent de lui à la moindre occasion. Il recherche en Kubrick un complice plus obéissant qu’Anthony Mann, en désaccord avec sa vision du gladiateur révolté. Kubrick accepte cette aubaine commerciale et artistique (il se retrouve à 28 ans à la tête d’une superproduction hollywoodienne) en espérant ainsi faciliter le financement de sa future Lolita. S’il s’adapte sans aucun problème aux contraintes d’un gros budget, il ne se soumet en aucune façon au contrôle de Douglas et se révèle bientôt aussi capricieux que la star. C’est avec Spartacus qu’il prend l’habitude de diffuser de la musique sur le plateau, comme au temps du muet. Kubrick ajoute dans les scènes de bataille des détails sanglants inhabituels, et des allusions homosexuelles explicites dans les dialogues entre Laurence Olivier et Tony Curtis, censurées puis rétablies dans la version restaurée de 1992. Spartacus sort enfin en 1960, et ne suscite qu’un enthousiasme modéré de la critique et du public, qui distinguent mal les ambitions politiques du projet (adapté d’un roman de l’écrivain marxiste Howard Fast, scénarisé par le blacklisté Dalton Trumbo) des conventions kitsch du péplum hollywoodien. C’est le seul film que Kubrick reniera dans sa carrière, puisqu’il n’a pas participé à sa genèse, même s’il se déclara à sa sortie très fier du résultat.

Les combats dans l’arène, la transformation des esclaves en machines à tuer, l’ordonnance quasi géométrique des scènes de batailles sont pourtant de purs moments de cinéma kubrickien, qui anticipent les bagarres d’Orange mécanique, les duels de Barry Lyndon, les ballets spatiaux de 2001: l’odyssée de l’espace ou l’entraînement des recrues de Full Metal Jacket. En revanche, le message humaniste de Spartacus semble bien étranger aux préoccupations de Kubrick, qui préféra toujours s’intéresser aux antihéros grotesques ou névrosés plutôt qu’aux chefs messianiques. Devenu un classique, Spartacus est aussi un grand film, résultat d’une collaboration très tendue entre l’acteur aux idées progressistes et le jeune et génial artiste, qui peine à cacher son scepticisme devant la validité du projet.
Après cet intermède hollywoodien, Kubrick revient aux choses sérieuses, c’est-à-dire Lolita. Il parvient à convaincre Nabokov de travailler avec lui à l’adaptation de son roman. Sue Lyon, une jeune débutante de 14 ans (au lieu de 12 dans le roman) est choisie et c’est James Mason, alors au plus bas de sa carrière, qui interprète Humbert Humbert. Afin d’éviter les pressions des ligues de vertu, Kubrick part tourner Lolita en Grande-Bretagne, où il ne tardera pas à s’installer définitivement avec sa troisième femme, une comédienne allemande devenue peintre, et ses trois filles. Le film connaît un gros succès de scandale et marque la rupture de Kubrick avec James B. Harris, occupé à passer à son tour à la réalisation. Kubrick va dès lors produire seul ses films, en totale indépendance à l’intérieur des studios (un contrat exceptionnel le liera à Warner Bros à partir d’Orange mécanique.) Kubrick décide d’adapter avec l’écrivain Terry Southern le roman Red Alert de Peter George, une farce sur une des plus anciennes phobies du cinéaste, la menace atomique. Un sujet brûlant à l’époque qui permet au réalisateur de signer une comédie très noire et désopilante dans laquelle Kubrick explore les thèmes de la folie, de la technologie et de l’angoisse du futur que l’on retrouvera dans 2001: l’odyssée de l’espace, sur un mode plus métaphysique que burlesque. C’est Peter Sellers, qui avait fait des étincelles dans Lolita, qui tient les trois (au départ quatre) rôles principaux, dont le fameux docteur Folamour. Mais les autres acteurs, en particulier George C. Scott et Sterling Hayden, sont eux-aussi extraordinaires. Le film fut acclamé dans le monde entier et ouvrit la trilogie futuriste de Kubrick. 2001: l’odyssée de l’espace et Orange mécanique suivront Docteur Folamour dans sa filmographie.

1. Les indications biographiques sont extraites des deux ouvrages principaux sur la vie de Stanley Kubrick, signés John Baxter et Vincent LoBrutto.

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