Olivier Père

Il était une fois en Amérique de Sergio Leone

« Longtemps je me suis couché de bonne heure » (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu)

« I went to bed early » (Noodles, dans Il était une fois en Amérique)

Longtemps Il était une fois en Amérique a été mon film préféré. Je l’avais vu en 1984, la semaine de sa sortie, mais j’étais trop jeune pour en aimer la complexité narrative, la dimension funèbre et mélancolique. C’est dix ans plus tard, au gré des séances à la Cinémathèque et des multiples visionnages en vidéo, que le film m’a procuré une des plus fortes émotions cinématographiques de ma vie. Mal-aimé à sa sortie, moins immédiatement populaire que les autres films de Leone, Il était une fois en Amérique est pourtant devenu au fil des ans, pour toute une génération (la mienne), un film de chevet, vu des dizaines et même des centaines fois.

 

Un jeune critique, Jean-Marie Samocki, vient d’écrire un essai sur le film (dans la même collection que celui consacré à Opération Dragon par Bernard Benoliel : « Côté films », n°18, aux éditions Yellow Now) Le livre, acheté avant-hier dans une libraire parisienne ouverte tard le soir, a réveillé en moi cet attachement très particulier qui m’a lié à un film pendant plusieurs années. Le film me hantait. Je m’étais même, davantage qu’à son personnage principal, Noodles (petit gangster juif interprété par Robert De Niro), identifié au film et aux thèmes qu’il charriait. Samocki a compris que le film est davantage qu’une épopée, une énième fresque mafieuse, bien plus qu’un film de genre à grand spectacle. Au-delà de la fresque, Leone a minutieusement construit son film le plus personnel, dont les péripéties servent de prétexte à explorer, sur un mode onirique, les sentiments les plus intimes qu’un homme peut ressentir dans sa vie. Il y a les films-mondes, les films-cerveaux : Il était une fois en Amérique est un film-rêve.

Parmi les cinéastes des années 60 et 70 qui se livrèrent à des relectures réflexives des genres populaires (le western, le film policier ou fantastique), Sergio Leone est sans conteste le plus extrémiste dans sa démarche. L’œuvre de Sergio Leone (à peine sept films) procède par une complexification progressive et systématique d’un matériau de base quasi moléculaire. En effet, la filmographie de Leone débute sur le principe de la “ tabula rasa” pour ensuite connaître un étoffement à la fois thématique, narratif et esthétique. Toute la splendeur, l’amplitude du cinéma de Leone résident dans cette épaisseur lyrique (servie par des acteurs toujours plus remarquables) qui le traverse et lui a permis de dépasser le maniérisme des deux premiers westerns pour rejoindre une forme mélodramatique moderne, empreinte de cruauté et d’amertume. Tandis que les recherches visuelles, très graphiques, de sa première trilogie auraient pu déboucher sur un assèchement plastique, une virtuosité stérile, chaque nouveau film, construit sur le précédent, gagne en profondeur et en ambition. Leone en a eu le temps et les moyens. Ses succès commerciaux lui procurèrent une liberté artistique totale et il consacra plus de vingt ans à l’édification de son chef-d’œuvre, Il était une fois en Amérique, aboutissement spectaculaire de l’art léonien et testament accidentel du cinéaste qui meurt en 1989, avant d’avoir pu réaliser son vaste projet autour de la bataille de Leningrad. Dans un double geste d’admiration et d’ironie, Leone ne s’est pas contenté de décortiquer, de distordre jusqu’à l’emphase des formes classiques, ce que certains ne lui ont jamais pardonné. Nihiliste, cynique sans doute, il a dépecé le western américain de son humanisme, et l’a vidé de toute psychologie. Mais ce grand vide, le conteur Leone l’a progressivement rempli d’émotions intenses, d’histoires scélérates, de l’Histoire (américaine, italienne tout autant) et de références artistiques hétéroclites (John Ford bien sûr, mais aussi le cinéma japonais, la culture populaire italienne, le roman américain, Céline, Proust). Il faut redécouvrir le cinéma de Leone, longtemps trop populaire pour être considéré à sa juste importance, comme un art complexe du paradoxe. Monumental et intime, prosaïque et poétique, burlesque et tragique, hanté par l’Amérique mais profondément latin, chargé d’une “trivialité majestueuse” pour reprendre la définition parfaite de Luc Moullet. Leone, cinéaste à la solitude volontaire, a su enthousiasmer et fasciner les publics du monde entier avec des films à la construction de plus en plus insensée, quasi expérimentale. Quelques grands inventeurs l’avaient fait avant lui (Eisenstein, Chaplin, Hitchcock), mais Leone fut en revanche le dernier à y parvenir. Il était d’ailleurs le premier à connaître la dimension funèbre de son cinéma.

L’amitié (c’est-à-dire la trahison), l’Histoire (c’est-à-dire la violence), la mélancolie (c’est-à-dire la perte irrémédiable de quelque chose) : ces trois constantes de l’œuvre de Leone vont s’épanouir dans Il était une fois en Amérique, dont le véritable sujet n’est rien d’autre que le Temps, inscrit au cœur même de la structure narrative du film. L’histoire n’est racontée ni au présent, ni au passé, comme pourraient le laisser penser les nombreux retours en arrière qui composent le film, mais au futur. Le film commence et s’achève en effet dans une fumerie d’opium où Noodles, sous l’effet de la drogue, revit les événements qui depuis son enfance, l’on conduit à trahir – pense-t-il – ses complices, mais anticipe également le douloureux épilogue qui, trente ans plus tard, rétablira l’invraisemblable vérité. La beauté de la structure du film réside dans sa paradoxale limpidité. Jamais les nombreux retours en arrière ne nous paraissent artificiels. Ils sont, au contraire, parfaitement légitimés par le scénario (on sait que l’opiomanie provoque un dérèglement de la perception du temps.) Quant à la rêverie de Noodles sur la fin de sa vie, elle est sans doute la plus belle invention du cinéaste et de tout le cinéma contemporain, à mi-chemin entre les morts qui parlent du cinéma noir américain (de Sunset Boulevard à Carlito’s Way) et les formes expérimentales du cinéma moderne européen.

Certains ont reproché à Leone la construction inutilement compliquée de son film. Il nous semble au contraire que cette originalité narrative n’est jamais gratuite. Leone est avant tout un conteur, et il a inventé dans ce film la façon la plus juste de raconter son histoire, celle d’une amitié trahie et d’une vie ratée. Le film est en effet toujours à la première personne, du point de vue unique de Noodles, qui découvre, lors de la confrontation finale avec son ami Max (James Woods), qu’un autre scénario s’est substitué à celui qu’il avait cru vivre tout au long de sa vie. Cette scène, qui montre comment un homme a pu  en vampiriser un autre, et le déposséder de son destin, se termine par le refus de Noodles qui préfère à l’idée de la trahison le poids de l’échec individuel, préférant nier une dernière fois la réalité au bénéfice du rêve et du souvenir.

Aboutissement des nombreux couples masculins filmés par Leone, l’histoire de Noodles et Max montre pour la première fois une amitié prolongée (de l’adolescence à l’âge adulte), assumée et créatrice (petits voyous juifs de Brooklyn et du Bronx, ils ne tarderont pas à s’associer et à fonder un gang qui ne cessera de s’enrichir jusqu’à la fin de la Prohibition.) Le fait que cette amitié se termine par une trahison ne débouche pas sur une thématique galvaudée de l’échec, comme chez Huston ou Peckinpah, mais sur le constat bien plus pessimiste et radical de l’impossibilité même de l’amitié, qui condamne l’homme à une solitude ontologique.

Pour la première fois Leone greffe à cette histoire d’hommes un personnage féminin important, beaucoup plus complexe que celui de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest qui interprétait une prostituée devenue femme d’affaires, archétype du western américain dont le modèle inavoué était le personnage de Vienna (joué par Joan Crawford) dans Johnny Guitare. Au contraire, Deborah, interprétée par Elisabeth McGovern, n’appartient pas à la mythologie du film noir. Elle n’est ni la femme fatale, ni la poule de luxe, ni la jeune fille vertueuse, mais bien la Femme, rêvée, idéalisée. De la même façon, alors que l’homme sans nom interprété par Clint Eastwood n’était rien d’autre qu’un pistolero, Noodles ne se réduit jamais à sa profession de truand. Noodles se définirait plutôt comme “ l’homme sans qualités ”, amoureux déçu et ami trahi. Leone ne rêve plus seulement le cinéma de genre, ni même l’Amérique; il rêve la vie d’un homme, et c’est pour cela qu’Il était une fois en Amérique nous bouleverse.

“ Tristesse infinie des films sans femmes ”, écrivait Truffaut. Il était une fois en Amérique, film sur l’amour d’une femme, est d’une tristesse infinie, sans doute parce que Leone la filme de très loin, c’est-à-dire du point de vue d’un homme fruste, à la sexualité instinctive, frénétique et la plupart du temps collective. Cette violence des sens, mêlée à des sentiments trop longtemps enfouis, explosera dans la scène la plus dramatique du film : Noodles, lorsque Deborah lui apprend qu’elle préfère disparaître de sa vie et partir pour Hollywood après qu’il lui a déclaré sa passion, la viole brutalement, moins par vengeance que par désespoir. Le dernier film de Leone, qui exhibe avec ostentation un machisme et une virilité outrés, est en fait un beau film sur le fantasme amoureux masculin. En effet Deborah est toujours en marge du déroulement du récit, qui conserve le mystère de cette femme à propos de laquelle le spectateur ne sait rien de plus que Noodles lui-même. Elle ne cesse de s’offrir puis de se dérober, pure apparition, au regard de Noodles comme une image inaccessible de la beauté et de la grâce, de la scène où Noodles enfant l’épie en train de danser à leurs retrouvailles, à la fin du film, où le visage de Deborah, dissimulé sous son maquillage d’actrice, semble avoir échappé à l’emprise du temps.

C’est cette histoire non plus d’un, mais de deux couple impossibles, qui fait d’Il était une fois en Amérique le chef-d’œuvre de son auteur. Leone est parvenu à concilier, mieux que dans ses autres films, les destins de ses personnages, décrit avec une justesse vertigineuse et sans recours à aucune forme de psychologie, à la description d’un monde révolu. Il était une fois en Amérique, sans doute le plus beau film sur les années 30, ne sombre jamais dans l’académisme décoratif des films “ rétro ”. Le soin maniaque accordé aux décors et costumes n’est en effet jamais affiché au premier plan. Pas aussi référentielle que ses œuvres précédentes, la fresque intimiste de Leone entretient moins de rapports avec les classiques du cinéma noir américain que ses westerns avec les films de Ford, par exemple. Après avoir subverti jusqu’à les détruire les lois du cinéma hollywoodien, Leone s’en émancipe totalement et c’est désormais plus près de Céline et Proust (Leone ne les avait sans doute jamais lus, ses scénaristes si) que de Walsh ou Huston que se situe l’inspiration d’Il était une fois en Amérique.

Difficile d’évoquer Il était une fois en Amérique et Leone sans évoquer Ennio Morricone. « Il était une fois en Amérique, mon chef-d’œuvre ? J’accepte cette éventualité (…) La musique d’Il était une fois en Amérique est plus clairement une musique qui se suffit à elle-même, que l’on peut écouter seule. En ce sens, elle se rapproche d’un opéra, d’une certaine manière. » C’est Ennio Morricone lui-même qui le dit… (je l’avais rencontré dans sa maison a Rome pour un entretien pour « Les Inrockuptibles ».) Au sommet de son art symphonique, Morricone compose la B.O. la plus mélancolique de l’histoire du cinéma, sublime de lyrisme et d’émotion retenus, et offre à la rêverie de Leone sur le temps perdu (« Once Upon A Time in America »), l’amour impossible (« Deborah’s Theme ») et la trahison une atmosphère musicale et une poignée de thèmes magnifiques, tous écrits douze ans avant le premier jour de tournage ! L’idée géniale d’utiliser dans une fresque intimiste sur des gangsters juifs new-yorkais la flûte de pan (« Cockeye’s Song ») pour scander les souvenirs opiacés de Noodles marque l’aboutissement des recherches de Morricone sur les anachronismes et les déplacements musicaux, parfaitement en phase avec les audaces de montage et les raccords fulgurants d’une œuvre maîtresse du cinéma contemporain.

Avec cette création impressionnante qui clôt non seulement une carrière mais aussi une vie, Leone laisse les cinéastes contemporains loin derrière  lui. Rares sont ceux qui retiendront les leçons du Maître, sauf peut-être les frères Coen et leur Miller’s Crossing et surtout Brian De Palma et Martin Scorsese dont Carlito’s Way et Casino ne cachent pas leur dette au testament de Sergio Leone. Étrangement, Samocki ne cite pas ces deux derniers films comme héritiers possibles du film de Leone, mais des titres plus récents, A History of Violence et L’Etrange Histoire de Benjamin Button. Hypothèse moins convaincante, d’autant plus que le film de Leone est resté longtemps inconnu dans les pays anglo-saxons, où il n’a obtenu aucun succès critique ou public, seulement visible dans une horrible version de 2h15 (au lieu des 3h46 initiales), remontée dans l’ordre chronologique contre l’avis et à la grande tristesse, on s’en doute, du cinéaste.

 

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Un commentaire

  1. MICHEL MUSONS dit :

    Un chef d oeuvre,dans lequel l amitiée,tjrs trahie pour quelque motif que ce soit ou la recherche du temps perdu sont les themes essentiels,comme dans la vie de tout homme;

    quand a l ‘amour vu de loin et revé,il echappe a Noodles,par maladresse et par violence.

    Comme quoi et autant que possible il faut prendre son destin en main;

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