Olivier Père

Roman Polanski vie et destin de l’artiste

 

Vient de paraître aux éditions Philippe Rey un nouvel ouvrage sur Roman Polanski signé Florence Colombani qui est en fait la retranscription d’une série d’émissions radiophoniques, « La Grande Traversée : Roman Polanski, vie et destin » diffusée  du 16 au 20 août 2010. Le livre conserve la structure de ces rendez-vous radiophoniques, avec des intervenants divers (Serge Toubiana, Michel Ciment, Gilles Jacob, Alain Sarde…), mêlant itinéraire biographique et artistique de Roman Polanski (l’enfance polonaise, les départs en France, Angleterre, Hollywood, le retour en Europe et les nombreux drames qui égrenèrent la vie du cinéaste) et une approche thématique de l’œuvre (le judaïsme, la politique, le Mal, la relation avec le cinéma de genre et la confession intime masquée derrière les conventions cinématographiques…) Cet essai éclaire avec honnêteté le parcours exceptionnel d’un grand cinéaste, dont la vie au parfum de scandale et aux multiples tragédies a trop souvent fait de l’ombre à l’œuvre. La filmographie de Polanski fut longtemps difficile à saisir dans son ensemble, car trop disparate, à première vue inégale (malgré des triomphes absolus), voire futile (malgré sa noirceur.) Elle recèle pourtant une véritable cohérence et une grande profondeur, à l’instar de celle de Kubrick.

Roman Polanski est né à Paris le 18 août 1933, de parents polonais. Ses géniteurs ayant le mal du pays, la famille Polanski retourne à Cracovie, alors que Roman a quatre ans et que la menace nazie plane sur l’Europe. Première décision lourde en conséquences dramatiques dans une vie marquée par de nombreux coups du sort. L’Allemagne envahit la Pologne deux ans plus tard. Les persécutions et les confiscations antisémites se multiplient. La mère et la soeur de Polanski sont arrêtées et mourront à Auschwitz. Son père l’aide à s’échapper du ghetto et Roman se réfugie chez des familles catholiques. L’enfant turbulent et déjà obsédé par le cinéma donne du fil à retordre à ses hôtes, passe de cachette en cachette à la campagne, toujours à la merci d’une arrestation ou des balles des soldats allemands. De retour à Cracovie, il assiste en 1945 aux derniers jours de la guerre tapi dans un abri antiaérien. On aura reconnu dans cette odyssée de la peur et de la dissimulation, quelques-unes des péripéties du Pianiste (2002), palme d’or à Cannes et oscar du meilleur réalisateur. Il aura fallu à Polanski près de soixante ans pour aborder un grand sujet doublé d’une expérience personnelle inoubliable, sans pour autant se confier au travers de l’autobiographie, puisque le film s’inspire des mémoires de Wladyslaw Szpilman. Mais les souvenirs des deux hommes sont suffisamment proches pour que l’on puisse considérer Le Pianiste comme le témoignage de Polanski sur une période primordiale de l’Histoire et de sa propre vie. Le Pianiste a permis de revoir la filmographie de Polanski sous un jour nouveau. On a souvent reproché à Polanski de choisir la facilité avec des commandes de prestige capables de satisfaire son goût du perfectionnisme et de la maîtrise, fidèle à son image de super auteur dictatorial et cynique. Pourtant, on retrouve dans tous ses films les thèmes du Mal, de la peur, des rapports maître esclave, de l’enfermement et de la folie. Si Polanski s’est amusé à tourner des films d’horreur, des huis clos absurdes, des parodies des genres populaires ou des récits érotiques, il n’a pas cessé d’y sonder les profondeurs de l’âme humaine et d’y aborder les thèmes moraux les plus fondamentaux. Chinatown, Tess, Le Locataire ou Lunes de fiel (et même des films méconnus mais pas si mineurs que cela comme Macbeth et Quoi ?) sont aussi personnels que Le Pianiste. Qu’ils soient drôles ou terrifiants, ratés ou géniaux, contemporains ou historiques, les films de Polanski sont des explorations d’un univers mental et d’une situation de malaise, les portraits de personnages perdus ou apeurés sur lesquels le cinéaste semble projeter ses propres cauchemars et traumatismes. Toute l’œuvre de Polanski obéit aux principes de l’alternance mais aussi de la cohérence. Cinéaste intellectuel, Polanski se refuse à analyser des propres films ou à s’assurer la complicité de la critique. Sa passion pour le professionnalisme, les tournages en studios le situe à l’opposé des nouvelles vagues européennes dont il est le contemporain. Mais sa personnalité, aussi forte que celle d’un Fellini ou d’un Kubrick l’empêche de se couler dans le moule d’un cinéma grand public à l’efficacité spectaculaire. Au mieux, Polanski aurait pu se rêver en Alfred Hitchcock ou en Otto Preminger, cinéastes venus d’Europe ayant donné le meilleur d’eux-mêmes au sein du système hollywoodien. Le destin une fois de plus va contrarier les aspirations de Polanski. Il ne signera que deux films à Hollywood (les plus parfaits, Rosemary’s Baby et Chinatown), voyant sa carrière interrompue une première fois par l’assassinat de son épouse Sharon Tate, puis après Chinatown par une trop fameuse affaire de mœurs qui le contraindra à fuir les Etats-Unis.

Polanski et Kubrick. Deux maîtres de la technique et du langage cinématographiques, deux obsédés du contrôle et de la perfection, deux moralistes inquiets et sans illusions. Tandis que Kubrick fut un ermite secret qui se tint toujours à l’écart du monde, il est difficile au contraire de séparer la vie privée et les films de Polanski, intimement liés par de perpétuels mouvements géographiques (la série d’exils), amoureux (la série d’égéries) et médiatiques (la série des drames et des scandales).

L’enfance de Polanski a sans doute conditionné l’artiste à devenir un monstre d’adaptation, de survie et d’hédonisme. Une fois passées les affres de la guerre, Polanski va se jeter tête baissée dans le monde du spectacle, en devenant très jeune un acteur de théâtre réputé. Il joue de sa petite taille et de son allure juvénile qui ne le quittera jamais pour interpréter des rôles d’enfants. Il continuera de jouer par la suite dans ses films (Le Bal des vampires, Le Locataire) et dans ceux des autres. Son charme et son aplomb en font très vite un séducteur impénitent et un homme à femmes. À la même époque, il échappe une nouvelle fois par miracle à la mort, grièvement blessé par un tueur en série. Polanski étudie l’art puis le cinéma dans la célèbre école de Lodz, où il réalise six courts métrages marqués par la violence, l’absurde et la poésie. Un univers très personnel, malgré de nombreuses influences littéraires et théâtrales, s’installe aussitôt sur la scène cinématographique.

Son premier long métrage, Le Couteau dans l’eau, co-écrit avec Jerzy Skolimowski, est un huis clos cruel où deux hommes et une femme se déchirent sur un bateau. Jolanta Umeck est la première d’une longue liste d’héroïnes polanskiennes, jeunes femmes frêles et jolies, tour à tour victimes, manipulatrices et objets de désir. Les foudres de la censure communiste ne tardent pas à s’abattre sur ce film « décadent ». Polanski s’embarque pour un premier exil, à Paris puis à Londres où il réalise avec la complicité du scénariste Gérard Brach qu’il a rencontré à Paris (ils signeront neuf films ensemble) son second long métrage. Répulsion est la description perturbante des hallucinations d’une jeune femme schizophrène et meurtrière (Catherine Deneuve dans un de ses plus grands rôles). Le film suivant, Cul-de-sac, nouveau huis clos sexuel, criminel et tragicomique, consacre Polanski comme le nouvel enfant terrible du cinéma européen.

Le Bal des vampires est le premier grand film commercial de Polanski, et ressemble à une vaste cour de récréation pour enfant gâté. Polanski et Gérard Brach prennent pour cible les productions horrifiques de la Hammer, qui terrifiaient le public populaire des années 60, mais ne déclenchaient chez les deux compères que ricanements d’incrédulité. Certains gags sont demeurés justement célèbres (le vampire homosexuel), et le cinéaste affiche un talent incontestable pour l’absurde et la cruauté, mais le succès du Bal des vampires doit sa longévité à la beauté de sa direction artistique. Polanski part du principe qu’un sujet fantastique doit être traité de la façon la plus réaliste possible, et accorde un soin maniaque au moindre détail visuel. Il estime aussi qu’une parodie a le droit d’être visuellement superbe. Le succès du Bal des vampires (où il a rencontré Sharon Tate, qui deviendra sa seconde épouse) lui ouvre les portes d’Hollywood. Polanski trouve dans Rosemary’s Baby, une inquiétante histoire de sorcellerie en plein New York, l’argument idéal pour laisser éclater son talent de conteur ironique.  Polanski se moque des adorateurs de Satan, lui qui ne croit ni à Dieu ni au Diable. Heureusement, il ne se moque pas du sujet de son film, qui réussit, sans presque rien montrer, à être un des plus effrayants de l’histoire du cinéma. Polanski ne savoure pas longtemps son bonheur de cinéaste à succès et de membre de la jet-set californienne. Le 9 août 1969, son épouse Sharon Tate, enceinte de 8 mois, est assassinée dans la maison du couple, avec un groupe d’amis, par des membres de la secte de Charles Manson. Harcelé par les médias, Polanski se réfugie en Europe et se remet peu à peu de la tragédie. Il tourne deux films, une version sanglante de Macbeth en Grande-Bretagne et une comédie sexy en Italie, Quoi ?, comme deux facettes de sa personnalité. Chinatown, relecture du film noir, est un pur chef-d’œuvre, enfanté dans la douleur par Polanski, le producteur Robert Evans et le scénariste Robert Towne. Cette histoire de détective dissimule une incroyable plongée aux racines du Mal et de la corruption. Tout y est parfait, des circonvolutions du récit et de la mise en scène aux interprétations magistrales de Jack Nicholson et Faye Dunaway. Une fois de plus, le succès ne porte pas chance à Polanski. En 1977, une arrestation pour relations sexuelles avec une mineure le conduit en prison. Il plaide coupable pour certains faits, mais n’est reconnu ni pédophile, ni délinquant sexuel. L’acharnement du juge incite Polanski à fuir les Etats-Unis pour la France où il va poursuivre tant bien que mal sa carrière. Le Locataire, d’après Topor, est une vision oppressante de Paris et un des films les plus convaincants sur la folie. Il s’agit du chef-d’œuvre maudit de Polanski, où le cinéaste parle avant tout de l’angoisse d’être un étranger, seul et en proie à l’hostilité de tous. Tess est une production coûteuse, d’après un roman de Thomas Hardy que Sharon Tate avait fait découvrir à Polanski. Ce grand film romanesque et très sombre est un nouveau portrait de jeune femme (révélant Nastassja Kinski) victime des hommes et de la société puritaine et aristocratique. Polanski ne tourne plus rien pendant sept ans. Il incarne Mozart au théâtre dans la pièce Amadeus de Peter Schaffer, montée à Varsovie et à Paris (triomphe) et publie ses mémoires, Roman. Il refait surface (façon de parler) au cinéma avec Pirates, tentative ratée de mener à bien un vieux projet initié à Hollywood. C’est le plus grand désastre de sa carrière. Frantic, thriller hitchcockien tourné à Paris avec Harrison Ford est une leçon de mise en scène, mais la critique n’y voit qu’un divertissement sans ambition. C’est le début d’une période où Polanski est considéré par beaucoup de critiques comme un cinéaste fini. Polanski fait tourner dans Frantic sa future compagne et mère de ses enfants, Emmanuelle Seigner, qu’il dirigera à nouveau dans Lunes de fiel et La Neuvième Porte.

Mal reçu à sa sortie, Lunes de fiel est pourtant un film essentiel. Polanski y explore les mécanismes d’une passion sexuelle et destructrice avec son humour sarcastique habituel mais aussi beaucoup de sincérité et d’émotion. Le jeu sur les clichés du roman-photo et l’esthétisme publicitaire débouche sur un véritable romantisme noir et l’étude minutieuse d’un cas limite de relation amoureuse. Une fois de plus, chez Polanski, l’artifice mène à la vérité. La Jeune Fille et la mort, nouveau huis clos pâtit d’un matériau faiblard (une pièce à thèse d’Ariel Dorfman) et La Neuvième Porte, distrayant jeu de piste satanique, remet Polanski sur la voie du succès. Le Pianiste évite les écueils de la reconstitution historique et du pathos pour devenir dans sa seconde moitié un film mental et subjectif, proche du Locataire. Ce triomphe est suivi d’un film moins apprécié, et pourtant magnifique. Polanski poursuit avec Oliver Twist l’exploration de sa mémoire intime à travers l’inconscient collectif. Nous connaissons tous l’histoire du héros de Dickens, mais Polanski en fait un double enfantin de lui-même, un survivant témoin des pires horreurs mais capable d’interpréter le monde et de le conquérir grâce à son intelligence et ses facultés d’adaptation.

Le 27 septembre 2009, toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis en 2005 par la justice américaine qui demande son extradition pour être jugé une seconde fois (toujours pour l’affaire de 77) sur le territoire américain, Roman Polanski est interpellé à l’aéroport de Zurich, puis assigné à résidence surveillée dans son chalet à Gstadt. Le 12 juillet 2010, la ministre suisse de la Justice Eveline Widmer-Schlumpf fait volte-face pour déclarer que le cinéaste « ne sera pas extradé vers les États-Unis et les mesures de restriction de sa liberté sont levées ». Polanski retrouve la liberté, mais il est toujours considéré comme fugitif par la justice américaine. Au milieu de ce tumulte médiatico-judiciaire qui enflamme l’opinion internationale, Polanski continue de travailler. Il dirige à distance la post-production de The Ghost Writer, qui recevra (en son absence remarquée) l’Ours d’argent au festival de Berlin. C’est un de ses meilleurs films, un thriller politique épuré et d’un classicisme hitchcockien. Le cinéaste, en pleine possession de ces moyens, livre un constat pessimiste sur les arcanes du pouvoir, par l’intermédiaire d’une mécanique paranoïaque et une nouvelle fois limitée à une dramaturgie en huis clos (presque tout le film se déroule sur une île américaine, dans la résidence d’un ancien Premier ministre britannique en exil, inquiété par la justice de son propre pays.) Toutes ressemblances, etc.

Au mois de janvier, Roman Polanski débutera à Paris le tournage de son dix-neuvième film, Le Dieu du Carnage d’après la pièce de Yasmina Reza, avec Jodie Foster, Kate Winslet, Christopher Waltz (la géniale révélation de Inglourious Basterds de Quentin Tarantino) et John C. Reilly, qui remplace Matt Dillon. Le Festival del film Locarno avait rendu un hommage à John C. Reilly cet été à l’occasion de la présentation de sa nouvelle comédie Cyrus. Ce formidable comédien américain, qui a tourné avec quelques-uns des meilleurs cinéastes contemporains (Brian De Palma, Terrence Malick, Martin Scorsese, Robert Altman, Paul Thomas Anderson) ajoute ainsi un grand nom à sa filmographie.

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