Olivier Père

Le Miroir obscène de Jess Franco

L’éditeur Artus régale les amateurs de Jess Franco d’une nouvelle salve de trois DVD de films rares et réussis réalisés par le fantasque réalisateur espagnol : Les Inassouvies (1970) d’après « La Philosophie dans le boudoir » de Sade dont nous avons déjà parlé ici, Die sieben Männer der Sumuru (1969) serial pop tourné au Brésil et adapté de Sax Rohmer (l’auteur des « Fu Manchu », dans la même veine feuilletonesque) et surtout une perle précieuse dans la filmographie pléthorique de Franco, Le Miroir obscène présenté ici dans ses deux versions distinctes, l’espagnole et la française. On sait que Franco, tributaire des contraintes du cinéma d’exploitation européen, dut souvent transiger avec les exigences des producteurs et distributeurs pour lesquels il livra de nombreuses séries B et Z réalisées en France, en Espagne, au Portugal, en Suisse ou en Allemagne. Ces films exploités dans différentes versions selon les pays et les périodes furent souvent l’objet de remontages, victimes de la censure mais surtout de l’opportunisme des marchands de films prêts à rajouter ou enlever du sexe selon les territoires et les attentes du public.

Ainsi les nombreux films de Franco produits par Robert de Nesle au début des années 70 connaissent plusieurs versions et retitrages débiles, avec hélas des caviardages d’inserts soft ou hard, tournés ou pas par Franco lui-même.
Artus nous permet enfin de découvrir dans de bonnes conditions la version espagnole « originale », c’est-à-dire conforme aux intentions de Franco d’un film sorti en France par de Nesle sous le titre Le Miroir obscène (et aussi sous le titre alternatif Le Miroir cochon – sans commentaire – avec des scènes hard additionnelles fort heureusement expurgées par Artus) : Al otro lado del espejo, « de l’autre côté du miroir » tourné en Espagne en 1973. C’est un film auquel Franco tenait beaucoup et on le comprend. Ce scénario initié dans les années 60 avec la collaboration de Jean-Claude Carrière compte parmi les meilleurs du cinéaste, et raconte une histoire dont le point de départ n’est pas sans lien de parenté avec Viridiana et Tristana de Luis Buñuel. Un veuf austère de la bourgeoisie catholique espagnole se suicide le jour des noces de sa fille adorée, Ana, désespéré à l’idée de la perdre. La jeune femme s’enfuit du domaine familial, abandonne son fiancé et mène une existence dissolue dans le monde de la musique, incapable de vivre une relation sentimentale normale. Elle est assaillie de visions durant lesquelles elle assassine avec un couteau les hommes qui la courtisent, hantée par le fantôme de son père pendu dans son bureau, et qui lui apparaît dans le reflet d’un miroir. Elle découvre horrifiée que les meurtres de ses prétendants sont bien réels, et sombre dans la folie, essayant à son tour de se donner la mort. Des flashbacks suggèrent au spectateur que Ana fut abusée sexuellement dans son enfance par son père incestueux. Dans ce film beaucoup plus sobre et sérieux que d’habitude, Franco se rapproche effectivement de la virulence d’un Buñuel, ne sacrifiant pas pour autant à son goût du jazz – un longue séquence de jam session constitue l’un des morceaux de bravoure – de l’érotisme (la très jolie Emma Cohen – photo en tête de texte – ne nous cache rien de son corps, marques de coups de soleil incluses.) et des digressions humoristiques. Le père monstrueux est interprété par Howard Vernon, ami fidèle de Jess Franco. Le cinéaste instaure une atmosphère lourde et obsédante digne des meilleurs récits fantastiques, et démontre une nouvelle fois ses talents de filmeur et de conteur.

Les choses se gâtent évidemment avec la version française Le Miroir obscène, même si le remontage est effectué avec moins de désinvolture que sur d’autres films. Le récit perd de son intégrité, la musique est moins bonne, les dialogues français plus explicatifs, mais une étrangeté typique de Franco survient et bouleverse le déroulement du film, à la manière d’une fiction alternative et parallèle. Un personnage totalement absent de Al otro lado del espejo fait son apparition : Marie Madeleine, la sœur de Ana (rebaptisée Annette) interprétée par Lina Romay l’égérie exhibitionniste de Franco. Ana n’est plus hantée par le fantôme de son père mais par celui de sa sœur lesbienne et incestueuse, qui s’est suicidée le jour de ses noces en se plantant un couteau dans le cœur. Ana est victime de visions dans lesquelles sa sœur se livre à des ébats érotiques solitaires, avec une femme ou un homme. Le père d’Ana (toujours Howard Vernon) ne se suicide que beaucoup plus tard dans le film. L’idée de rajouter un personnage déconnecté des autres dans un film préexistant pour en modifier l’histoire tout en conservant une trame narrative à peu près identique est l’un des nombreux tours de passe-passe du magicien Jess Franco, digne des expériences formalistes des écrivains du Nouveau Roman ou de l’Oulipo, mais rarement tentées au cinéma. La vision successive des deux films rendue possible par ce DVD devient une expérience passionnante. On a pu dire que chaque copie 35mm ou édition vidéo d’un film de Jess Franco permettait la possibilité d’un montage différent, décidé par le cinéaste lui-même, les producteurs, les distributeurs ou les exploitants de salles. On pourra donc voir grâce à Artus un très bon film de Jess Franco et aussi une nouvelle preuve de son imagination délirante, de sa créativité artistique capables de transcender le cynisme et la vulgarité d’entreprises bassement commerciales.

Il faut donc conseiller ce DVD aux contempteurs de Jess Franco qui prétendent que le cinéaste a connu une longue dégringolade après ses premiers films fantastiques en noir et blanc, car Al otro lado del espejo est une œuvre ambitieuse qui montre de quoi l’auteur de Vampyros Lesbos, trop souvent accusé de complaisance et de bâclage était réellement capable quand il pouvait tourner un film dans de bonnes conditions, avec des partenaires respectueux de son travail et de ses intentions.

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