Olivier Père

De Sade, Les Infortunes de la vertu de Jess Franco

Un lecteur de ce blog a réagi au décès de Jess Franco par des témoignages et des avis très intéressants sur certains de ses films, leur réception et les versions dans lesquelles ils avaient été exploités dans les salles françaises et plus tard en vidéo et DVD. Il est vrai que le cinéma de Franco a longtemps souffert de sa mauvaise image auprès du public et de la critique, tant en raison de ses conditions de production hasardeuses que de sa distribution encore plus calamiteuse, transformant vite le cinéaste espagnol en auteur underground au sein de l’industrie de la série Z européenne.

Mais Franco a aussi réalisé plusieurs films avec des budgets confortables, dans les années 60 quand il travaillait pour le producteur anglais Harry Alan Towers, entrepreneur de spectacles à la longue carrière internationale. Avec Towers Franco réalisa des films d’aventures teintés de violence et d’érotisme, comme des nouvelles versions de Fu Manchu avec Christopher Lee ou cette adaptation de Sade qui réunit une pléiade de (petites) vedettes du cinéma européen et aussi trois acteurs américains assez grandioses dans leur interprétation grimaçante et excessive de personnages sadiens monstrueux : Akim Tamiroff, Mercedes McCambridge et Jack Palance.

Jack Palance pas vraiment sobre dans De Sade, les Infortunes de la vertu

Jack Palance pas vraiment sobre dans De Sade, les Infortunes de la vertu

De Sade, Les infortunes de la vertu (Justine ovvero le disavventure della virtù/Justine and Juliet/Marquis de Sade : Justine, 1968) est la première adaptation de Sade par Franco. Il y en aura beaucoup d’autres par la suite, mais jamais aussi proches du texte original. Pourtant, ce beau film avait été dès sa sortie unanimement déclaré infidèle à l’esprit et à la lettre de l’œuvre de l’écrivain. Ces critiques provenaient sans doute de journalistes « spécialisés » mais pas forcément grands lecteurs de Sade. Il se trouve que la première fois que j’ai vu ce film, dans des mauvaises conditions puisque ce devait être une copie d’exploitation mutilée et fatiguée dans un salle de quartier miteuse, je travaillais sur un mémoire de maîtrise de lettres modernes dont le sujet était Sade (mon seul titre universitaire et je n’en éprouve ni honte ni fierté.) Immergé dans l’œuvre monumentale d’un écrivain que je n’ai pas beaucoup fréquentée depuis, j’avais trouvé le film de Franco – cinéaste que j’étais loin de connaître aussi bien qu’aujourd’hui – remarquable à plus d’un titre, et témoignant de la part de son auteur d’une véritable intelligence et connaissance de l’œuvre de Sade (même si Towers est crédité comme le seul scénariste sous le pseudonyme de Peter Welbeck, Franco a forcément participé à l’écriture.)

Romina Power

Romina Power

On avait donc reproché à Franco de n’offrir aux spectateurs qu’une version tous publics des débordements sadiens. C’était oublier un peu vite que le conte en question, « Les Infortunes de la vertu », datant de 1787, ne comporte aucun passage obscène. Il est écrit dans un style volontiers elliptique que Sade abandonnera pour raconter les deux versions suivantes des aventures de Justine, « Justine ou Les Malheurs de la vertu » en 1791 et « La Nouvelle Justine » en 1797, ouvrages ouvertement pornographiques. Accuser Franco d’édulcorer Sade, c’est donc se tromper de Justine. Là où le film diffère du livre, c’est qu’il n’est plus raconté à la première personne par Justine, mais par Sade lui-même (Klaus Kinski halluciné et muet, filmé comme un animal en cage par Franco), enfermé dans une cellule de la Bastille et dont le travail d’écriture est intégré au déroulement du récit. On retrouve notamment Sade-Kinski dans une très belle scène au cours de laquelle les images de Justine fouettée et enchaînée se superposent à celles non moins fiévreuses du Marquis dans les affres de la création, sur une musique somptueuse de Bruno Nicolai. Un autre grief récurrent contre le film est le choix de l’actrice pour interpréter Justine. Franco se vit imposer par ses producteurs la jeune Romina Power (fille de Tyrone), qui fit ensuite carrière dans la chanson de variété en Italie. Le réalisateur mécontent dut modifier son scénario pour pallier l’incompétence de l’ectoplasmique Romina. Impossible de minimiser les faits : Romina est nulle. Mais on ne peut pas nier non plus qu’elle soit très mignonne. Ne correspond-elle pas alors à la perfection à la Justine de Sade, jeune fille lisse sur laquelle glissent sans la modifier les idées et les coups de ses bourreaux et philosophes, et dont la virginité survit aux outrages répétés qu’elle subit tout au long de sa route ? Justine et Romina traversent le récit sado-franquiste avec la même hébétude, incapables de tirer le moindre enseignement de leurs mésaventures libertines, contrairement à Juliette, autre héroïne sadienne, pour qui l’initiation au mal est le chemin qui mène à la liberté. Suprême ironie, on accusa surtout Franco de trahir la fin du livre en substituant un happy end béat à la mort tragique de Justine transpercée par la foudre. Mais il faut être soit borné soit aveugle pour accepter et prendre à la lettre ce dénouement heureux, alors que l’ultime plan du film montre le marquis de Sade raturer avec rage la dernière phrase de son manuscrit avant de d’effondrer sur son pupitre. Cet effet de distanciation ridiculise certaines conventions commerciales et légitime les libertés prises par Franco (tout ce que le spectateur a vu n’est qu’un premier jet, un brouillon), annonçant l’œuvre future du cinéaste qui dans les années 70 ressemblera de plus en plus à un « work in progress » expérimental.

Comme souvent avec Franco cette production internationale (mais majoritairement italienne) a connu de nombreux titres et montages différents selon les pays, les époques et les supports. Il est connu en DVD sous le titre Justine de Sade, prêtant à confusion avec un médiocre film de Claude Pierson, tandis que le titre américain est Marquis de Sade : Justine. De Sade, Les Infortunes de la vertu est le titre de son exploitation française en salles (même si Imdb indique Les Deux Beautés), et il a le mérite d’être le plus juste en mentionnant le titre du roman dont est réellement tiré le film.

Catégories : Non classé

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *