Olivier Père

Cannes 2019 Jour 1 : Les Misérables de Ladj Ly (Compétition) 

Premier long métrage de Ladj Ly, Les Misérables reprend le titre et l’argument d’un de ses courts métrages, qu’il adapte et développe. Il s’agit dans les deux cas d’exposer les causes et les conséquences d’une bavure policière dans une cité de Montfermeil. Il n’échappera à personne que le film reprend aussi le titre d’un ouvrage mondialement célèbre de la littérature française, de manière assez maline. Victor Hugo écrivit son chef-d’œuvre romanesque en 1862 à Montfermeil, où situe une partie de l’action, et installe certains de ses personnages, comme les Thénardier. Les jeunes « sauvageons » de Seine-Saint-Denis, rebaptisés du plus sympathique « microbes » dans le film, sont des descendants directs de Cosette et de Gavroche, selon Ladj Ly. Issus de l’immigration africaine, membres d’une société métissée, ils partagent ainsi, même sans le savoir, un terreau culturel commun à tous les Français. Le film suit les pas d’un jeune flic provincial qui vient d’être muté à la Brigade Anti-Criminalité de cette ville du 93. Avec deux co-équipiers aguerris et un peu trop flambards, il participe à sa première ronde de jour dans des quartiers défavorisés, en proie à de multiples trafics et délits. Les Misérables dresse un état de lieux de la banlieue française, sans fioritures. On sent la cité prête à craquer, véritable cocotte-minute au bord de l’implosion. Le film ne s’intéresse pas tant aux semeurs de discorde qu’à ceux qui cherchent, au contraire, à maintenir la paix et l’ordre dans les quartiers, coûte que coûte et grâce à une implication quotidienne. Il y a la police de proximité, avec ces têtes brûlées qui jouent aux cow-boys mais croient à leur mission de gardiens de la paix et entretiennent un rapport de force avec les habitants de la cité. Il y a surtout d’autres figures autoritaires attachées à maintenir les quartiers dans le calme, pour des raisons diverses : le (faux) Maire, qui gère les problèmes de voisinages et règne sur les magouilles des emplacements du marché, les frères musulmans qui veulent faire le ménage dans le quartier et ramener les jeunes délinquants sur le droit chemin de l’Islam, les trafiquants qui souhaitent maintenir le calme pour ne pas être dérangés dans leur « business », un chef religieux proche du mouvement salafiste qui philosophe en préparant des kebabs dans son snack bar. Ladj Ly sait de quoi il parle et restitue la mosaïque humaine et l’organisation politique interne d’une cité où « tout le monde a ses raisons ». Il positionne les conflits sur le plan générationnel. Ce n’est plus entre flics et voyous que la guerre est déclarée, mais entre les adultes et les enfants, génération sacrifiée qui n’a rien à perdre et refuse les compromissions et les arrangements cyniques de leurs aînés. Si le film cherche l’exactitude et l’authenticité, il ne s’interdit pas, au contraire, d’apporter sa part de romanesque à un contexte documentaire. La banlieue n’est pas seulement un réservoir de faits-divers sordides et violents, semble nous dire Ladj Ly, mais aussi une formidable machine à fables et à légendes urbaines, comme cette course folle pour retrouver un lionceau appartenant à un cirque gitan et dérobé par un gamin adepte des quatre cents coups. Il y a fort à parier que cette péripétie rocambolesque s’inspire d’une situation réelle, mais elle insuffle une croyance en la fiction la plus folle, et même poétique, dans un film qui cherche aussi – et parvient totalement – à échapper au diktat des images télévisuelles et journalistiques qui sont trop souvent les seules à nous renseigner sur ces territoires si loin si proches. L’enfant au drone, dont les images volantes vont enregistrer la bavure policière et enclencher le compte à rebours avant la flambée de violence, est un alter ego de Ladj Ly, qui a grandi dans la cité caméra au poing, avide de filmer la réalité qui l’entoure. Il revendique le statut de cinéaste inscrit au cœur de son propre film, mu par son désir de voir au-delà des apparences, d’élargir son point de vue, et le nôtre, sur un sujet aveuglant.  

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