Si La Clé (La chiave, 1983) occupe une place à part dans la carrière de Tinto Brass, c’est bien sûr en raison de son succès et du tournant érotique qu’il représente, mais aussi parce qu’il s’agit d’un projet que le réalisateur a longuement désiré avant de pouvoir le mettre en scène. En effet, tous les films de Brass avant La Clé sont des œuvres de circonstance, souvent produites dans la rapidité, intimement liées à des phénomènes de mode ou à des méthodes de travail reposant sur l’improvisation, tandis que Salon Kitty et Caligula sont de pures commandes, objet de satisfaction dans le premier cas et de frustration dans le second. La Clé est au contraire un projet personnel, que Brass va porter en lui pendant plus de vingt ans. Il remonte à sa lecture du roman de Junichirô Tanizaki lorsqu’il est publié en Italie en 1964. Brass a aussitôt envie de l’adapter pour le cinéma. Il contacte l’auteur pour obtenir les droits du livre, écrit un scénario et le propose à Carlo Ponti et Dino De Laurentiis, avec l’idée de confier le rôle féminin principal à leurs épouses respectives, Sophia Loren ou Silvana Mangano. Le sujet semble trop scabreux pour ces deux grands producteurs, qui déclinent l’offre du jeune réalisateur. Tinto Brass raconte dans son autobiographie que Carlo Ponti lui aurait demandé, choqué, s’il avait du sperme à la place du cerveau. L’option que Brass avait posée sur les droits du roman arrivant à échéance, il se voit contraint d’abandonner son projet. Quelques années après la mort de Tanizaki, survenue en juillet 1965, Brass obtient une nouvelle option sur les droits du roman accordée par les héritiers de l’écrivain, qui s’achève elle aussi sans qu’il soit parvenu à convaincre un producteur. Finalement, Brass décide d’acheter avec ses propres deniers les droits du livre pour cinq ans. Peu de temps avant que les droits soient échus, il réussit enfin à arriver à ses fins à la faveur d’un gigantesque bluff. Brass interpelle les producteurs italiens en s’offusquant qu’aucun d’entre eux ne daignent financer l’adaptation d’un prix Nobel de littérature. Or Tanizaki n’a jamais obtenu cette distinction. Il faudra attendre la sortie du film pour qu’un journaliste révèle la supercherie.
Le choix de Stefania Sandrelli dans le rôle de Teresa, parfois présenté comme une évidence, ne survint qu’après le refus de nombreuses actrices italiennes, parmi lesquelles Laura Antonelli, Lisa Gastoni ou Sophia Loren, toutes effrayées par l’érotisme et la nudité contenus par le film. On peut se féliciter que le rôle échut finalement à Stefania Sandrelli, moins prude que ses collègues et traversant une période difficile de sa carrière, où les propositions intéressantes se faisaient rares. Elle accepte de jouer toutes les scènes de nu sans doublure.
La Clé met en scène les mouvements contraires d’une déchéance (celle de Nino, surnom affectueux de John Brian Rolf, professeur à l’école des beaux-arts d’origine britannique) et d’une renaissance (celle de son épouse Teresa), produits d’une relation épistolaire croisée initié par le mari vieillissant, soucieux de raviver le désir dans son couple, quitte à en mourir de jalousie et d’épuisement érotique. La clé du titre est celle qui ferme le tiroir où Nino a rangé son journal intime, prenant soin d’en permettre l’accès à Teresa. C’est aussi, métaphoriquement, la clé qui permet aux conjoints de comprendre leurs libidos, et pour Teresa de s’ouvrir à de nouvelles expériences sexuelles. Lisa, la fille de Teresa et Nino, jeune fasciste d’abord choquée par le comportement de sa mère, finit par tolérer et même encourager les infidélités de Teresa avec son propre fiancé Laszlo, en se rendant complice des deux amants.
Brass adapte avec subtilité le récit de Tanizaki et en transpose l’action dans l’Italie fasciste de 1940, période puritaine et répressive qui rend plus scandaleuse encore la machination érotique ourdie par Nino. Le film se déroule durant les jours qui précédent l’entrée en guerre du pays. Il s’ouvre et se conclut sur la présence envahissante des chemises brunes. Dans un geste provocateur, Brass oppose l’instinct de mort du fascisme et son virilisme aux jouissances joyeuses et secrètes du lit conjugal et de la chambre d’hôtel des amants. Dès la première scène, un « vaffanculo » (« va te faire foutre ») intempestif éructé hors champ vient perturber la prise de parole d’un dirigeant fasciste lors de la fête du Nouvel An 1940. Nul doute que chez Brass, cette expression est à prendre au pied de la lettre.
Le film suit ainsi les chemins parallèles du mari et de la femme. Nino assouvit ses fantasmes en photographiant son épouse nue pendant son sommeil et réveille son désir, aiguisé par la jalousie, en l’imaginant dans les bras de son amant, tandis que Teresa, en proie au démon de midi, goûte aux joies de l’adultère et prend conscience de sa liberté et de son pouvoir de séduction. L’homme s’engouffre dans l’antichambre de la mort, malade du cœur et victime de ses excès passionnels. La femme voit une nouvelle vie s’ouvrir devant elle, malgré l’ombre menaçante de la guerre. Au-delà du voyeurisme sexuel, le motif du regard se révèle central dans La Clé. Nino est un « homme qui regarde », dès son entrée dans le film où il observe sa femme danser avec un autre invité. Plus tard, il épie de sa fenêtre, avec une longue-vue, des vénitiens vaquant à leurs occupations dans la rue, mais aussi des ébats érotiques entre deux femmes chez un voisin. La scène est filmée en noir et blanc, comme un petit film licencieux clandestin, et la femme blonde occupée à satisfaire sa partenaire, en se retournant, prend le visage de Teresa dans les fantasmes de Nino. La référence à la place du spectateur de cinéma, à la fois témoin et participant, est évidente. La scopophilie s’accompagne d’une satisfaction esthétique associée à l’image photographique et picturale. Photographe amateur (et l’apparition des premiers polaroïds va ouvrir de perspectives nouvelles à l’érotisme privé), Nino est un amoureux des beaux-arts auxquels il a consacré toute sa vie – il a été commissaire d’une exposition de son peintre préféré, Gustav Klimt, à la Biennale de Venise, comme en témoigne l’affiche dans son bureau. Il procède également à des expertises et authentifie des œuvres, délivrant parfois de faux certificats à un escroc. L’épisode à cours duquel Nino photographie Teresa nue, puis propose à Laszlo de développer la bobine de pellicule dans son labo personnel, propose un cas de voyeurisme doublé de candaulisme qui n’est pas sans rappeler la nouvelle de Luciano Biancardi Il complesso di Loth adapté au cinéma en 1971 par Pasquale Festa Campanile sous le titre Il merlo maschio (Ma femme est un violon). Mais Nino n’est pas le seul personnage scrutateur dans La Clé. Si ce dernier contemple à son insu sa femme se soulager dans une ruelle nocturne au bord du canal, Teresa devient à son tour spectatrice, en compagnie de Laszlo, de la petite comédie humaine que réserve l’observation de Venise. Attablé à la fenêtre du fameux Café Florian, dans un premier moment d’intimité, le couple illégitime s’amuse du spectacle des badauds surpris par une averse, sur la Place Saint-Marc transforme en scène de théâtre. L’emploi fréquent du zoom, érection de l’œil qui isole un détail à l’intérieur du plan, participe à cette esthétique de la pulsion scopique que développe le cinéaste.
Les deux autres motifs récurrents du film de Brass, directement associés à celui du regard, sont ceux du reflet et de l’élément liquide. Le cinéaste multiplie les occurrences de miroirs, glaces ou vitres dans les plans. Déjà présente dans Salon Kitty, cette abondance des surfaces réfléchissantes va participer à l’élaboration du style visuel du cinéaste dans la dernière partie de sa filmographie. Les images de corps dédoublées, triplées ou quadruplées à l’intérieur du cadre clos de la chambre ou de la salle de bain permettent à Brass d’exposer sous toutes leurs facettes les ébats sexuels ou la beauté charnelle de Teresa, mais aussi d’illustrer les premiers signes de la maladie de Nico, décrite de la même manière dans le roman de Tanizaki – la vision qui se trouble. Le cinéaste remplace le fétichisme des pieds de l’écrivain japonais par celui des fesses féminines, objet d’une attention particulière. Le cul, défini par Brass comme le miroir de l’âme, devient un deuxième visage que l’on filme en gros plan et qui enflamme les sens du cinéaste-voyeur. Brass s’inscrit dans la tradition du blason, genre poétique qui détaille une partie du corps féminin pour en faire l’éloge. L’ovale est la forme préférée de Brass. Les miroirs ovales au-dessus du lit renvoie à l’intimité corporelle de Teresa (la « mona » en dialecte du Trentin, mot adoré par Brass) et propose une contamination du décor par l’univers féminins. Hormis quelques séquences sur la plage du Lido ou dans Venise, La Clé reste un film d’intérieurs, d’alcôves protectrices qui dissimulent les secrets des libertins. Quant à l’eau, elle ruisselle partout dans La Clé, expulsée par les égouts de la place Saint-Marc dans l’un des plans les plus évocateurs du film, comme du corps de Teresa quelques instants plus tard, qui urine dans une ruelle tandis que Nino récite des vers du poète (et archevêque !) vénitien du XVIème siècle Maffio Vernier : « Mon amour pisse-moi dessus, car ta pisse doit être comme de l’eau de rose, chère, chère amoureuse ». Pluie, neige, vagues de la mer Adriatique, eau de la lagune, des canaux, des baignoires et des bidets, l’élément liquide revoie aux fluides corporels, à la toison pubienne humide comme au paysage aquatique de la Cité des Doges. Venise a souvent été décrite au cours de son histoire comme la Cité des femmes. On doit à Guillaume Apollinaire, après qu’il a découvert la traduction des sonnets érotiques de Giorgio Baffo, magistrat, « poète priapique » et sénateur de la République de Venise au XVIIIe siècle, la réflexion suivante : « Le Baffo était content de son époque. Il était heureux de vivre à Venise, ville amphibie, cité humide, sexe femelle de l’Europe »1. Tinto Brass s’est emparé de cette maxime, qu’il aimait citer avec gourmandise, et s’en est souvenu en mettant en scène La Clé, véritable illustration du commentaire d’Apollinaire.
Venise, ville décadente par excellence, longtemps capitale du libertinage et de la prostitution, se révèle le décor idéal pour une transposition européenne du roman de Tanizaki. Le générique se déroule sur une prise de vue de La Pallo d’or (« la boule d’or »), une girouette à l’entrée du Grand Canal qui surmonte le beffroi de la Pointe de la Douane. Les rondeurs architecturales annoncent celle de l’héroïne du récit qui va nous être conté. Les nombreuses scènes d’intérieurs du film ont été tournées au Studio De Paolis à Rome, mais cela n’empêche pas La Clé de demeurer l’un des titres les plus célèbres montrant Venise mais aussi son atmosphère à l’écran, grâce à l’amour que l’auteur porte à la ville de son enfance, de sa jeunesse et de ses premiers émois érotiques.
1 in Introduction à l’anthologie des « Maîtres de l’amour », 1910, reprise dans les Diables amoureux, Gallimard, 1964, Paris.
Texte extrait du livret de 60 pages « Tinto Brass, toutes les couleurs de l’érotisme » écrit pour le combo BR/DVD de La Clé, qui vient de paraître aux éditions Calysta/Sidonis.
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