C’est le refus de la violence spectaculaire qui caractérise les deux westerns de Jack Arnold réalisés après Crépuscule sanglant, Le Salaire du diable et Une balle signée X, également centrés sur des interrogations morales. Le Salaire du diable, comme Crépuscule sanglant, est produit par Albert Zugsmith. Mais la marque de fabrique de l’extravagant producteur y est plus aisément reconnaissable et Le Salaire du diable (Man in the Shadow, 1957) évoque par certains aspects, profonds ou superficiels, d’autres productions Zugsmith.
Le générique du film, où les principaux protagonistes apparaissent simultanément à leur nom sur l’écran annonce celui de La Ronde de l’aube (The Tarnished Angels, 1958) de Douglas Sirk un an plus tard et l’atmosphère générale du film, ainsi que la présence d’Orson Welles, ont parfois permis d’évoquer, toutes proportions gardées, La Soif du mal (Touch of Evil, 1958). D’un point de vue formel, les comparaisons s’arrêtent malheureusement là. En revanche, Le Salaire du diable contient des préoccupations politiques qui confirment l’opinion selon laquelle Zugsmith prenait beaucoup plus au sérieux ses activités de producteurs que celles de réalisateur.
Le Salaire du diable et un western moderne (l’action y est contemporaine à son tournage) et un plaidoyer antiraciste. Ben Sadler, le shérif d’une petite bourgade du Nouveau-Mexique (Jeff Chandler) enquête sur la disparition d’un ouvrier agricole mexicain employé par un gros éleveur, Virgil Renchler, (Orson Welles) qui a permis à la ville de prospérer. C’est pourquoi les notables supplient le shérif d’arrêter une enquête qui pourrait avoir de graves retombées économiques sur la région. Le film s’inscrit dans une tradition de films progressistes hollywoodiens, quelque part entre Le train sifflera trois fois (High Noon, 1952) de Fred Zinnemann et Un homme est passé (Bad Day at Black Rock, 1955) de John Sturges. On a déjà vu ailleurs l’obstination d’un homme qui se dresse seul face à la lâcheté de toute une ville pour faire triompher la justice. La conclusion est un peu gênante car elle ne respecte pas l’orientation générale du film, sombre et pessimiste, et apparaît comme un happy end destiné à atténuer la noirceur réaliste du scénario. Par la grâce d’un retournement tardif de situation qui brille par sa malhonnêteté intellectuelle, les habitants soudainement solidaires de leur shérif arrivent in extremis pour le soutenir dans son expédition punitive. Un dénouement pas très convaincant qui souligne le didactisme du film. Plus notable en revanche est la franchise avec laquelle le film exprime son discours antiraciste et même antifasciste. Jeff Chandler ne trouve pour seul allié parmi la population locale que le barbier d’origine italienne. Ce dernier fait une allusion directe au fascisme et à Mussolini en expliquant au shérif qu’il ne voudrait pas voir ici un autre gros type causer les mêmes dégâts que dans son pays. Orson Welles interprète un éleveur de bétail doublé d’un tyran domestique que la fortune et l’influence ont placé au-dessus des lois, qui dirige une milice privée de contremaîtres et de gardiens racistes et dont le nom du domaine, The Golden Empire, souligne la mégalomanie. Davantage qu’une version provinciale de Kane, comparaison inévitable en raison de la personnalité envahissante de son interprète, le personnage de Virgil Renchler est l’extension d’un caractère similaire de Crépuscule sanglant, le propriétaire crapuleux interprété par Robert Middletown. Même silhouette à l’embonpoint menaçant, même propension à la corruption, à l’omnipotence et à la manipulation.
Le Salaire du diable est réputé pour son atmosphère violente et pour l’efficacité avec laquelle Arnold mène le récit de cette enquête parsemée d’embûches et d’intimidation brutales. Certaines scènes impressionnantes comme le meurtre du Mexicain au tout début du film, celle du molosse lâché sur Jeff Chandler ou le même traîné d’une voiture après un passage à tabac ont permis d’évoquer un éventuel sadisme de Jack Arnold, alors que dans Le Salaire du diable – tout comme dans Crépuscule sanglant, c’est principalement l’expression d’un dégoût de la violence qui se manifeste. On a en effet rarement vu cinéaste de films terrifiants ou de westerns montrer si peu de fascination pour la violence. Arnold filme ainsi le meurtre du jeune Mexicain hors-champ, sans pour autant laisser le moindre doute au spectateur sur la responsabilité de ses agresseurs. Le molosse (un berger allemand) qui terrifia tant Orson Welles sur le tournage est une pure figure allégorique de la barbarie tandis que les scènes de brutalité sont filmées avec un baroquisme léger (encore cette proverbiale influence wellesienne ?) mais sans l’insistance que le scénario pouvait laisser craindre. Le contresens sur le sadisme de Jack Arnold provient sans doute des préjugés qui encombrent la perception du cinéma fantastique et de science-fiction dans son ensemble et de ceux qui s’y sont consacrés. Le message pacifiste du Météore de la nuit (It Came from Outer Space, 1953) et de L’Étrange Créature du lac noir était-il donc trop sibyllin ? Plutôt que de sadisme, c’est de cruauté dont se pare le cinéma d’Arnold (de façon évidente dans L’homme qui rétrécit, mais aussi dans The Space Children, 1958) et Le Salaire du diable ne déroge pas à cette règle. Il s’agit même du film le plus cruel d’Arnold – avec bien sûr L’homme qui rétrécit, qui soumet son personnage principal, abandonné par tous dans sa quête de la vérité, battu et humilié, à rude épreuve.
Le Salaire du diable est disponible en combo DVD/Blu-ray, proposé par Rimini Editions.
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