Olivier Père

Ennio Morricone (1928-2020)

Ennio Morricone s’est éteint le 6 juillet 2020 à Rome, sa ville natale. Il n’a pas attendu sa disparition pour entrer dans la légende. Sa dernière musique magistrale pour le cinéma restera celle des 8 Salopards (2015) de Quentin Tarantino. Pour la première fois de sa carrière, le DJ Tarantino renonce à son patchwork musical habituel. Il demande à Morricone de composer une musique originale pour son western de chambre, enseveli sous des montagnes de neige et des litres d’hémoglobine, après avoir pillé le répertoire du maestro dans Kill Bill et Inglorious Basterds. Ce dernier, malgré son aversion pour la violence, finit par accepter, et écrit une partition sépulcrale, en souvenir de deux autres chefs-d’œuvre enneigés, Le Grand Silence et The Thing. Les 8 Salopards permettra enfin à Morricone de remporter l’Oscar de la meilleure musique de film, après des décennies d’attente et d’espoirs déçus – il était largement favori pour décrocher la statuette l’année de Mission ou des Incorruptibles, et avait déjà reçu un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre en 2007.

Ennio Morricone n’a pas seulement été le plus célèbre et adulé compositeur de musique de films de l’histoire du cinéma, devenu un monument national de son vivant. Son importance dans le paysage musical et cinématographique mondial (sa carrière américaine est loin d’être négligeable) ne s’est pas non plus limitée à son immense contribution, qualitative et quantitative, dans le domaine de la bande originale (plus de cinq cents titres entre 1961 et sa mort).

Morricone a sans doute été l’un des compositeurs les plus prolifiques du XXe siècle, et sa création s’étend dans les registres de la variété tout aussi bien que de la musique classique ou savante.

Morricone, fils de trompettiste, compose dès l’âge de six ans des airs de chasse inspirée par l’ouverture du « Freischutz » de Weber. Sa double vie artistique commence au conservatoire où il étudie le jour et joue le soir dans les cafés concerts. Au début des années 60, il accumule les activités clandestines et alimentaires dans le registre de la musique légère, et devient par la même occasion le père des arrangements modernes, révolutionnant la variété grâce à son érudition musicale. Il introduit par exemple le bruit d’une machine à écrire dans un morceau de pop italienne. « Se telefonando » chanté par Mina est un tube imparable où les éléments mélodiques sont pourtant réduits à quelques notes qui tournent sur elles-mêmes, une boucle dans laquelle les phrases s’enchaînent sans que les changements d’harmonie ne coïncident. C’est dans ce mariage de la musique savante et populaire que réside le succès de Morricone, qui va tout au long des années 60 et 70 appliquer cette recette aux musiques de cinéma, travaillant à la fois pour les plus grands auteurs et les pires tâcherons. Parallèlement à ses fameux thèmes de westerns, Morricone participe en 1965 aux recherches sonores du groupe « nuova consonanza », inspiré par John Cage. Le fruit de ses expérimentations dans le domaine de la musique concrète se retrouve dans ses bandes originales où il parvient à extirper aux instruments des sonorités inédites et utilise avec délectation bruits, cris et sifflements divers.

Ennio Morricone symbolise à lui seul la vitalité passionnante du cinéma italien des années 60-70, véritable passeur entre le divertissement et la poésie, le commerce et la politique, l’industrie et l’art. Morricone a accompagné les grands auteurs du nouveau cinéma italien, comme le démontrent ses collaborations régulières et fructueuses avec Pier Paolo Pasolini, Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio.

Les citations de Morricone sont extraites d’un entretien publié dans Les Inrockuptibles en 2001.

« C’est Pasolini qui a eu l’idée du générique chanté du film Des oiseaux, petits et gros. C’est typiquement une idée de cinéaste. Je n’aurais jamais réussi à imposer à un metteur en scène une idée aussi excentrique, mais drôle. Je crois que j’ai réalisé son idée comme il le fallait, et j’étais très enthousiaste. »

Pour les artisans du cinéma bis, il compose des dizaines de colonnes sonores dont se délectent les amateurs d’easy listening (Le Venin de la peur de Lucio Fulci, Spasmo d’Umberto Lenzi, …)

Il a alterné les fictions de gauche d’Elio Petri (la célèbre ritournelle névrotique d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon) et les films de genre, du haut du panier (Sergio Leone, Dario Argento) au bas de l’échelle, en passant par des séries B standards. Qui a vu Au-Delà de la mer Égée, porno soft italo-nippon interprété par la Cicciolina, et qui se souvient de L’Humanoïde, piteux plagiat spaghetti de Star Wars gratifié d’une hilarante ratatouille Bontenpi ?

Parmi les navets, on trouve heureusement de nombreuses perles, et certains films, réussites mineures mais indéniables, doivent beaucoup aux atmosphères sonores créées par Morricone, faites de susurrements lascifs ou de râles inquiétants, gémis par-dessus des notes stridentes. Lorsqu’on évoque deux thrillers horrifiques représentatifs de cette période, La Tarentule au ventre noir de Paolo Cavara et Frissons d’horreur d’Armando Crispino, Morricone déclare : « Je me souviens que la musique de ces deux films était dissonante. Mais cette musique dissonante, qui rejoint les expériences de la musique contemporaine non cinématographique, je l’ai inaugurée avec les premiers films de Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues, Quatre Mouches de velours gris, ndlr). Il me paraissait évident, dans les films d’Argento, avec cette traumatisation des corps, tout ce sang, de porter la dissonance à son paroxysme et de traumatiser moi aussi le public avec les sons. Aujourd’hui je dois dire que j’ai abandonné cette voie, parce que cette musique, même si elle pouvait faire une impression très forte sur les spectateurs puisqu’elle correspondait aux sentiments de peur qu’ils éprouvaient devant les images, avait tendance à aller trop loin par rapport au contenu du film. J’ai fait une vingtaine d’expérience avec ce type de musique, très libre, puis je me suis freiné moi-même pour revenir à un langage plus compréhensible, qui respectait davantage les films. »

Morricone est visiblement heureux de disserter, plutôt que sur les sempiternels tubes comme la ballade de Sacco et Vanzetti, l’homme à l’harmonica ou le « Chi Mai » du Professionnel, sur la musique de certains films passés inaperçus à l’époque de leurs sorties, mais qui sont devenus des objets de culte édités en Blu-ray, avec le regain d’intérêt pour le cinéma d’exploitation européen et ses délirantes bandes originales.

« Chi l’ha vista morire ?, c’est un film à part. C’est une musique faite presque entièrement avec des chœurs d’enfants. L’utilisation de voix enfantines, dans ce cas, a une signification historique très précise, puisque le film se déroule à Venise, où sont nées des créations chorales très importantes, à la basilique de San Marco. D’un autre côté, le film est une histoire de meurtres d’enfants, et donc la musique ajoute à la charge émotionnelle du sujet. C’était une musique allègre, mais qui paradoxalement soulignait le caractère dramatique du film. Une musique de film n’a pas besoin d’être triste pour évoquer un sentiment de tristesse. J’aime beaucoup ce film, et j’ai travaillé à plusieurs reprises avec son réalisateur, Aldo Lado, quelqu’un de très talentueux. Le premier film que j’ai fait avec lui s’appelait La corta notte delle bambole di vetro.» (Musique géniale, film génial à redécouvrir d’urgence. Ces deux films d’Aldo Lado, ainsi que La bête tue de sang-froid, également mis en musique par Morricone, avec un générique chanté par Demis Roussos, seront bientôt disponibles en blu-ray en France, édités par Le Chat qui fume, ndlr) ».

La musique de Morricone a sans conteste apporté une dimension intellectuelle à des films de genre triviaux, voire agressifs (le giallo, le polar, le western, une flopée de films d’horreur et de comédies érotiques) et une dimension triviale à des films d’auteurs. Un peu grâce à lui, les cinémas de Pasolini et Leone, diamétralement opposés en apparence, finissent par trouver des points de rencontre, notamment dans leur description juste du sous-prolétariat.

« En travaillant pour le cinéma populaire, j’ai accepté d’être populaire. Dans le cadre du cinéma d’auteur, j’ai tout mis en œuvre pour que le film devienne plus accessible au grand public. Le problème, c’est qu’il y a une légère confusion. Je considère comme une banalité de chercher à simplifier le discours du cinéma intellectuel, de rester à l’écoute du public, et d’élever artistiquement le cinéma populaire. Autrement, cela voudrait dire que je me contente de composer de la musique banale pour le cinéma commercial, et pour le cinéma d’auteur une musique très difficile, filtrée, que les gens auraient du mal à accepter. Le fait d’avoir réussi cet équilibre, cela fait partie de mon travail, et de ma mission. »

Réputé irascible et prétentieux, Morricone était avant tout un perfectionniste acharné, dont l’existence était entièrement consacrée à la musique. Son apparence physique et vestimentaire n’avait pas bougé depuis les pochettes de disques des années 70 où on le voyait, dans son polo bordeaux et avec ses lunettes de prof de maths, dévisager l’auditeur potentiel d’un regard ironique et sévère.

En 2001, lorsque nous le rencontrons, il n’y a que la couleur du polo qui a changé. S’il maugrée à parler de ses collègues compositeurs de cinéma, et de la musique des autres en général (il avoue ne pas écouter de musique ni voir de film : pas le temps, trop de travail), son mutisme s’arrête lorsqu’il s’agit d’évoquer sa conception de la musique de film, le rapport du son et de l’image, la collaboration avec ses réalisateurs de prédilection. Certaines questions peuvent inspirer au maestro de longs monologues en forme de cours magistral, dans lesquels il expose avec précision son idée de la musique. D’autres, au contraire, le figent dans un refus catégorique de poursuivre la conversation. Impossible de le faire parler de sa collaboration pourtant fructueuse (cinq films, cinq B.O. magnifiques) avec Sergio Sollima. Morricone prétend avoir oublié qu’il est l’auteur de la musique du Dernier face à face, un des plus beaux westerns italiens. On découvrira plus tard que Morricone avait été vexé en 1971 par le refus de Sollima d’utiliser sa musique pour la scène d’ouverture silencieuse de Cité de la violence. Mégalo, pas vraiment. Orgueilleux et passionné, sans aucun doute. Il suffit de le voir mimer avec force gesticulations et grimaces une scène de mort violente dans un film d’Argento, ou de l’entendre affirmer à un journaliste que s’il avait fait de la musique de strip-tease, elle aurait ressemblé à de la musique sacrée, pour comprendre que Morricone est également doté d’un sens de l’humour très particulier.

Ennio Morricone, pour avoir débuté sa carrière au début des années 60, est synchrone avec la période la plus délurée de la production italienne, qui se livre à une relecture maniériste du cinéma classique américain, à coups de citations, parodies et distorsions formelles. Compositeur de toutes les musiques de Sergio Leone à partir de Pour une poignée de dollars, des trois premiers « gialli » (thrillers horrifiques) de Dario Argento, de Danger : Diabolik ! de Mario Bava, des principaux westerns de Sergio Corbucci (Le Grand Silence, Companeros…), Morricone est indissociable de cette mouvance esthétique à la fois moderniste et mélancolique :

« Je ne pense pas avoir suivi des cinéastes comme Leone ou Argento dans leur démarche maniériste. Par exemple, dans le cas du western, il était facile d’emprunter cette voie, cela avait déjà été fait. Même dans le cadre du cinéma politique, je ne me suis jamais plié à la volonté du metteur en scène de se fixer sur un cliché. En revanche, j’ai travaillé plus tard sur des clichés que j’avais moi-même établi avec certains cinéastes.

Sergio Leone, pour son premier western, m’avait demandé de faire une imitation du « Deguello » composé par Dimitri Tiomkin pour Rio Bravo d’Howard Hawks (en Italie, Un dollaro d’onore). Seulement, je n’ai pas imité ce morceau, et ma musique évoque « Deguello » dans l’esprit de celui qui l’écoute, mais pas parce que je l’ai voulu. C’est si vrai que lorsque Leone m’a fait cette commande, j’ai décidé d’utiliser un morceau que j’avais composé précédemment pour un autre film, sorti avant Pour une poignée de dollars, afin ne pas être tenté de copier le « Deguello ».

Ensuite, la trompette a acquis dans le morceau une valeur historique, sous l’influence du style de Leone, et je l’ai suivi dans cette direction, en oubliant complètement la citation de départ et les indications originelles de Leone. »

Sergio Leone est sans doute le réalisateur qui a entretenu la relation professionnelle la plus étroite avec Morricone. La complicité des deux hommes ne s’est jamais démentie, et Leone avait pris l’habitude de discuter avec Morricone dès les prémices de son prochain film. C’est ainsi que les morceaux d’Il était une fois en Amérique étaient tous terminés bien avant que ne débute le tournage du chef-d’œuvre de Leone. Ainsi, Robert De Niro renonça à sa religion du son direct et exigea sur le plateau la musique de Morricone, qui l’aidait à entrer dans son personnage.

 

« Je préfère cette façon de travailler, car elle me permet d’avoir beaucoup plus de temps pour réfléchir à la musique que je vais composer. Il m’est arrivé de travailler sur une musique de film un mois avant sa sortie en salle, mais aussi deux ans. Il y a une possibilité de réflexion personnelle, surtout, mais aussi du réalisateur qui en recevant mes suggestions va pouvoir les modifier, ou les améliorer. C’est la meilleure façon, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas livrer un bon travail dans la précipitation et l’angoisse, harcelé par des délais. Le propre d’un compositeur professionnel, c’est d’être capable de travailler dans tous les cas de figure. Bien sûr, je préfère composer longtemps à l’avance. J’ai travaillé avec Leone comme ça, et aussi avec quelques autres, peu nombreux. Tornatore, par exemple. Tous les thèmes de son film Malena étaient prêts à l’avance.

Bien sûr, il m’est déjà arrivé plusieurs fois de procéder d’une manière diamétralement opposée. L’exemple le plus éclatant fut pour 1900 de Bernardo Bertolucci. J’ai écrit toute la musique dans l’obscurité, tandis que je voyais le film pour la première fois : dans l’obscurité de la salle, en griffonnant des signes de mon invention, sans jamais regarder la feuille. »

Ennio Morricone a déclaré un jour que son instrument de musique préféré était la voix humaine. Ce génie de l’utilisation des sonorités vocales se retrouve dans la fameuse « Marche des mendiants » d’Il était une fois… la Révolution, dans laquelle des onomatopées évoquent les gargouillis de ventres affamés, où dans les nombreux thèmes sifflés qui parsèment la discographie de Morricone.

« La voix humaine est le son que nous parvenons à moduler directement avec notre corps, sans aucun outil intermédiaire. Nous sommes les patrons de notre voix, davantage que d’un instrument. Pas besoin de passer à travers un instrument, une colonne d’air ou des cordes. Les cordes et la colonne d’air sont déjà en nous. Le son de la voix est le son qui offre le plus de possibilités d’être réinventé. Pas seulement le chant, mais aussi les sons naturels que la bouche émet.

Je n’ai pas cherché à imiter la voix humaine à travers des instruments. Au contraire, j’ai cherché à ce que la voix imite la sonorité des instruments de musique. La voix humaine n’est pas imitable par des instruments de musique, mais l’inverse est possible. Cette opération m’intéresse. Faire jaillir de la bouche des sons inattendus, inacceptables, imprévus, inventés. Tous les films ne se prêtent pas à ces sophistications du son vocal. Mais dans les westerns de Leone j’ai beaucoup travaillé sur les phonèmes. Par exemple dans son troisième, Le Bon, la brute et le truand, j’ai fait imiter à la voix humaine des cris d’animaux, de coyote. Récupérer avec la voix humaine des bruits de la vie, des sons animaux ou d’instruments de musique m’a toujours intéressé. »

La capacité d’adaptation de Morricone à une multitude d’univers sonores, du synthétiseur (The Thing) à la musique ethnique (Mission), de la variété pop aux concerts symphoniques, est sans doute, avec sa prolificité, ce qui le différencie le plus de ses confrères. Mais l’intéressé semble trouver cette érudition musicale comme la base essentielle du métier de compositeur de musique de films.

« La diversité de sa palette musicale fait partie des choses importantes nécessaires à un compositeur qui veut faire de la musique de film aujourd’hui, qui puisse être comprise par le public sans difficultés apparentes. Parce que le public de cinéma a une culture musicale générale assez médiocre, il s’agit de procéder à des contaminations. Mais pas la contamination forcée d’éléments mal assortis : ce doit être une contamination sincère, sentie… Il est passionnant de mélanger différents types d’instruments qui n’ont rien en commun, qui appartiennent à des univers complètement différents de celui que la musique veut exprimer.

Ces contaminations ont donné au cinéma des résultats divertissants, sympathiques, excellents dans l’expression et le commentaire des images d’un film. Des résultats presque inespérés. C’est la meilleure façon pour un compositeur actuel de faire des choses inédites mais qui possèdent des origines variées, et cela donne aussi l’opportunité de s’amuser, avec des conséquences musicales satisfaisantes.

Mais c’est un chemin peu fréquenté, car il faut pouvoir trouver des films capables d’accepter de tels partis pris. Par exemple dans un film à costumes qui se déroule au 18ème siècle, des contaminations sont envisageables, mais je ne sais pas si on peut se permettre d’aller très loin sur un tel chemin, parce que les dispositifs du film à costumes ont du mal à le tolérer. Ce ne sont pas les producteurs qui m’en empêchent, d’ailleurs je discute toujours directement avec le réalisateur à propos de la musique. C’est moi qui décide ce que je peux faire ou pas sur un certain type de film, et après je propose mes idées au réalisateur. »

Lorsqu’on lui demande s’il ne pense pas que la musique de film soit souvent utilisée comme un pansement sonore, des béquilles chargées de dissimuler les faiblesses ou les infirmités d’un film, Morricone proteste :

« Vous devriez savoir que chaque réalisateur, même le plus grand, est toujours très pessimiste au sujet de la réussite de son film. Il croit toujours qu’il manque quelque chose. Les cinéastes demandent tous, d’une manière ou d’une autre, l’aide de la musique. Mais ils sont aussi nombreux à avoir tort de s’inquiéter. Je trouve ce pessimisme naturel. Quand un artiste crée une œuvre, il ne peut pas être sûr à cent pour cent de sa création. Il est assez normal de douter, et d’avoir recours à la musique pour éclairer ce qui paraît obscur dans un film pour le public. La plupart des grands réalisateurs s’accordent à dire qu’ils n’ont jamais autant besoin de la musique que lorsque leur film a des défauts. Certaines musiques naissent de la crainte qu’ait pu ressentir, au montage par exemple, le metteur en scène de n’avoir pas été assez précis ou clair. Un cinéaste qui demande cela à la musique fait une demande parfaitement légitime : la musique doit expliquer ce que les images ou les dialogues sont incapables d’exprimer. C’est normal. Que sa musique soit utilisée pour palier à une insuffisance cinématographique, le compositeur s’en fiche. La fonction de la musique reste la même. »

Même s’il a travaillé avec les plus grands réalisateurs mondiaux, il est arrivé plus d’une fois à Morricone de donner le meilleur de lui-même pour des films indignes de son talent (en France, notamment). Morricone se montre modeste à ce sujet. Il insiste en revanche sur l’intelligence musicale du metteur en scène :

« Je pense que le film doit être bon au départ. La musique participe à la réussite d’un film, mais elle ne peut pas le sauver. Elle peut seulement l’aider. C’est une collaboration complémentaire. Si vous attribuez à la musique une telle importance, alors c’est que le metteur en scène l’a voulue, d’une manière fondamentale. Certains cinéastes se trompent sur le rapport de la musique à leurs propres films, en demandant au compositeur une musique dont il ne peut pas trouver la véritable importance par rapport à la nature et au montage du film. Quelle est la valeur juste d’une musique de film ? C’est quand la musique trouve le moment juste pour pouvoir être écouté. Elle doit être perceptible par le public d’une manière précise. Il ne faut pas qu’elle soit mélangée à un trop grand nombre d’éléments sonores. Parce que la musique, comme élément inaltérable, unique, inattendu, et peut-être inutile, est quelque chose qui vient d’un ailleurs mystérieux, que nous ne voyons pas, et doit absolument être écouté avec clarté. Les cinéastes demandent souvent la lune aux compositeurs, mais si la lune n’est pas là, ce n’est pas de la faute du compositeur, mais du cinéaste qui n’a pas su faire écouter les sons dans son film.

La magie de la musique de film survient lorsque la musique et l’image parviennent à la même nature. Quel est ce miracle ? Cette nature identique, c’est le temps, la durée. Dans un film ou une musique de deux minutes, on ne peut rien dire. Si au contraire une musique dure cinq minutes, ou dix, ou un quart d’heure, alors si le cinéaste respecte la temporalité de la musique, le mariage de l’image et du son fonctionnera. Dans ce cas, même une mauvaise musique, et il en existe beaucoup, peut fonctionner dans un film. Mais une musique magnifique qu’un cinéaste n’a pas su écouter donnera un résultat décevant. »

Morricone refuse de jeter un regard rétrospectif sur l’ensemble de son œuvre. Aux commentateurs d’analyser et de doser la part d’ironie et de mélancolie dans sa musique. Il affirme travailler film par film. Morricone dresse un bilan positif sur sa carrière hollywoodienne : « Je me suis bien entendu avec tous les cinéastes américains : Roland Joffé, Barry Levinson… Je n’ai pas à me plaindre. Brian De Palma a ma préférence. Je suis très satisfait de ce qu’il a fait de ma musique dans Mission to Mars. »

On se permet de lui dire qu’Il était une fois en Amérique est peut-être le sommet de son œuvre :

« Il était une fois en Amérique, mon chef-d’œuvre ? J’accepte cette éventualité, même si je suis aussi très fier de mes autres collaborations avec Leone, pas les premiers westerns, mais Le Bon, la brute et le truand, Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois… la Révolution.

La musique d’Il était une fois en Amérique est plus clairement une musique qui se suffit à elle-même, que l’on peut écouter seule. En ce sens, elle se rapproche d’un opéra, d’une certaine manière. »

 

Propos recueillis et traduits par Olivier Père, le 28 février 2001 à Rome.

 

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