Olivier Père

Jean-Pierre Mocky au Japon

Voici la retranscription de la conférence qui s’est déroulée le vendredi 13 mars à Tokyo, dans la salle de l’Institut français du Japon, à l’occasion de l’hommage à Jean-Pierre Mocky organisé dans le cadre du 2ème Mois de la critique, juste après la projection de Solo. Invité par l’Institut français du Japon pour présenter des coproductions récentes d’ARTE France Cinéma inédites dans trois villes au Japon, j’avais également répondu à une carte blanche qui m’offrait la possibilité de faire découvrir aux cinéphiles japonais un réalisateur français mal ou jamais distribué au Japon. Mon choix s’est rapidement porté sur Jean-Pierre Mocky, dont un seul film, le premier, avait été projeté commercialement au Japon : Les Dragueurs, sorti le 22 octobre 1969.

 

 Figure à la fois familière et marginale du cinéma français, Jean-Pierre Mocky est décédé le 8 août 2019, à l’âge de 90 ans.

 Familière ? Parce que Jean-Pierre Mocky, après avoir alimenté avec régularité pendant plus de trente ans la production cinématographique française avec des comédies et des polars, interprétés par des vedettes populaires, souvent rediffusés à la télévision, était devenu depuis plusieurs décennies un habitué des plateaux de la télévision et des émissions de radio, offrant le spectacle réjouissant (ou insupportable, pour ses détracteurs) d’un réalisateur fort-en-gueule qui n’hésitait jamais à ruer dans les brancards et à s’exprimer sur tous les sujets et à entretenir sa légende à coups d’anecdotes, d’affabulations éhontées et de provocations verbales, parfois avec grossièreté, toujours avec humour et irrévérence.

 

Marginale ? Parce que Jean-Pierre Mocky, même lorsque ses films obtenaient des succès commerciaux, n’a jamais fait du cinéma comme les autres. Il est resté un franc-tireur, sans rapport avec les réalisateurs de comédies commerciales. Contemporain de la Nouvelle Vague, il en a appliqué certains principes, tout en poursuivant un chemin solitaire et singulier. Jean-Pierre Mocky peut être considéré comme un auteur à part entière. Il n’était certes pas un auteur de festivals, célébré dans le monde entier. Militant pour un cinéma populaire, il n’a jamais emprunté une voie élitiste ou avant-gardiste, mais il a su conserver une véritable intégrité morale et économique. Il travaillait à la manière d’un artisan, et parfois d’un bricoleur – une de ses comédies les plus farfelues s’appelle d’ailleurs Le Roi des bricoleurs. Il a toujours puisé son inspiration dans la littérature policière ou dans l’observation de la société française, avec ses faits-divers et ses scandales politiques. Cela en faisait un cousin lointain de Jean-Luc Godard, avec au moins un point commun : si tout le monde le connaissait en France, plus personne à la fin n’allait voir ses films. Sa personnalité exubérante faisait de l’ombre à ses dernières créations, produite à moindre frais pour une seule salle de cinéma – la sienne – ou des petites chaines de télévision privée.

 

Pour rendre hommage au plus fantasque des cinéastes français, auteur d’une filmographie aussi pléthorique qu’excentrique, nous allons parcourir l’œuvre de Jean-Pierre Mocky en nous appuyant sur quelques-uns de ses meilleurs films, parmi lesquels ceux qui sont projetés au Japon lors de la rétrospective. Car Jean-Pierre Mocky, c’est environ 80 films réalisés pour le cinéma entre 1959 et 2019, avec quelques courts métrages et téléfilms. Inutile, et impossible, de tous les recenser. Mais certains titres sont des jalons essentiels dans sa carrière, et comptent aussi dans l’histoire du cinéma français

 

De la découverte d’A mort l’arbitre  – grand film – à la télévision et du Miraculé lors de sa sortie dans les années 80, lorsque nous étions adolescent, puis de ses grands succès avec Bourvil et Francis Blanche au Brady, la petite salle de cinéma parisienne qu’il avait racheté dans les années 90, jusqu’à nos rencontres régulières à l’occasion de la diffusion de ses films sur ARTE, nous avons toujours aimé Jean-Pierre Mocky, qui aura consacré sa longue existence et son énergie débordante, jusqu’au dernier souffle, à sa passion du cinéma et des acteurs. Au-delà de son image médiatique, Mocky est un cinéaste à prendre au sérieux. C’était aussi un homme particulièrement attachant. Cette conférence a pour ambition de réévaluer son travail à la hausse. C’est également pour moi une manière de lui dire au revoir, dans un pays qui découvre ses films pour la première fois. Il en aurait été heureux je pense.

 

Cette conférence sera étayée de propos de Jean-Pierre Mocky que j’avais recueilli en aout 2013.

 

Avant d’être réalisateur, Jean-Pierre Mocky a été acteur. Né le 6 juillet 1929 à Nice, son vrai nom est Jean-Paul Adam Mokiejewski, ses parents sont polonais, son père est juif et sa mère est catholique. Il se cache à la campagne pendant l’occupation allemande pour échapper aux persécutions qui frappent les Juifs. Il fait une apparition comme figurant dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné en 1942. Il gagne sa vie comme chauffeur de taxi et rencontre Pierre Fresnay qui le prend sous sa protection et lui permet de décrocher un premier rôle au théâtre. Il est admis au conservatoire national supérieur d’art dramatique où il rencontre le jeune Jean-Paul Belmondo et d’autres comédiens de la même génération qui vont plus tard devenir des vedettes.

En 1952 il est engagé par Michelangelo Antonioni pour jouer dans I vinti. Débute alors une carrière italienne. Mocky s’installe à Rome et apparait dans plusieurs films. Mais c’est la réalisation qui l’intéresse. Il devient stagiaire sur les tournages de La strada de Fellini de Senso de Visconti.

Fatigué des rôles de jeunes premiers, à une époque où la concurrence est rude – c’est la mode des acteurs français séduisants au physique avantageux, le plus célèbre est Alain Delon, Mocky acteur au talent limité comprend qu’il aura plus de chance de durer dans le métier s’il devient metteur en scène.

Mocky, pour son premier film, décide d’adapter un roman d’Hervé Bazin, La Tête contre les murs, sur le traitement inhumain des fous dans une clinique psychiatrique. Mais les producteurs le jugent trop jeune et ne lui font pas confiance. Mocky écrit le scénario et interprète le rôle principal du film, tandis que la mise en scène est confiée à Georges Franju, qui possède une solide expérience de réalisateur de courts métrages. Sorti en 1959, contemporain des premiers films de la Nouvelle Vague, La Tête contre les murs est un film important du cinéma français. Franju s’est emparé du projet et lui a apporté une dimension un peu fantastique, hérité du surréalisme. Si Mocky avait réalisé le film, il l’aurait voulu plus réaliste, plus brutal.

Quelques mois plus tard, Mocky peut enfin réaliser son premier film, Les Dragueurs, dans lequel il retrouve Charles Aznavour, acteur à ses côtés dans La Tête contre les murs, et aussi le compositeur Maurice Jarre au début de sa carrière. Ce film s’inscrit dans une tendance sociologique de la filmographie de Mocky, qui aime s’intéresser à des pratiques sociales ou des phénomènes de société. Cette veine sociologique a engendré des films sur le couple, les jeunes femmes, la sexualité, la violence de la foule. Ici, la drague, avec l’histoire de deux types solitaires qui sont obsédés par les rencontres féminines, avec des résultats le plus souvent pathétique.

Au-delà d’un argument trivial, prétexte à des saynètes plus ou moins scabreuses, cruelles ou amusantes, on trouve des éléments qui vont nourrir tous les meilleurs films de Mocky. Derrière l’humour noir ou la satire, pointe une forme de romantisme. Sous un cynisme de façade, les héros de Mocky sont toujours des idéalistes, à la recherche d’une pureté impossible.

 

Extrait des Dragueurs : Jacques Charrier est fasciné par Anouk Aimée, jusqu’au moment où il découvre qu’elle est infirme.

 

Ce qui caractérise le personnage de Charrier, c’est sa lâcheté, puisqu’il préfère courir après une femme qui n’existe pas, plutôt que tomber amoureux d’une femme réelle, avec les conséquences, et les responsabilités que cela comporte.

Le ton désabusé et cruel des Dragueurs rejoint certaines des meilleures comédies italiennes des années 60, davantage que les futurs films de la Nouvelle Vague.

 

Après ce succès inaugural, Mocky ne va plus jamais s’arrêter de tourner, avec un film par an en moyenne, avec des fortunes diverses. Les années 60 sont fastes avec des films très réussis comme Un couple, qu’il écrit avec Raymond Queneau, Snobs, une comédie satirique où s’expriment son sens de la dérision et du grotesque, Les Vierges, équivalent féminin des Dragueurs qui possède lui aussi une dimension tragi-comique.

 

En 1963, Mocky fait une rencontre décisive : celle de Bourvil.

Jean-Pierre Mocky va trouver en Bourvil une incarnation parfaite des personnages au cœur pur qu’il affectionne. Cet acteur très populaire en France va devenir son ami et accepter de s’embarquer dans des films beaucoup provocateurs que ceux dans lesquels il avait l’habitude de jouer.

Un drôle de paroissien est la première des quatre comédies qu’ils vont tourner ensemble, jusqu’à la disparition prématurée de l’acteur, mort d’un cancer en 1970.

Un drôle de paroissien est une formidable comédie qui compte parmi les plus grands succès de Mocky. Le film nous éclaire sur sa personnalité et révèle un cinéaste moins moqueur que tendre, amoureux de ses acteurs. Outre Bourvil, tous les seconds rôles sont en effet extraordinaires, à commencer bien sûr par Francis Blanche et Jean Poiret, hilarants, qu’on retrouvera dans de nombreux films Mocky. On ne se lasse pas de cette histoire d’aristocrate ruiné et fervent catholique qui redore le blason et remplit les assiettes de sa famille en pillant les troncs des églises parisiennes. La poésie et l’ironie du film ne sont pas sans évoquer l’œuvre du génial Raymond Queneau, qui exerça à cette époque une influence évidente sur son ami Mocky, et travailla avec lui sur les dialogues d’Un couple et de La Cité de l’indicible peur.

 

Le film suivant de Mocky avec Bourvil n’aura pas le même succès, mais il est particulièrement représentatif du style du cinéaste, qui va développer son goût pour le fantastique et l’étrange, très loin du cartésianisme du cinéma français.

 

Extrait de La Cité de l’indicible peur : Le condamné à mort échappe à la guillotine, le bourreau a la tête tranchée à sa place.

 

Ce film – et cet extrait – permettent d’illustrer les nombreuses qualités du cinéma de Mocky.

D’abord la mise en scène : Balayons les idées reçues qui entachent le travail de Jean-Pierre Mocky. Accusé de bâclage et de fumisterie, Mocky a pourtant réussi l’une des œuvres les plus originales et vivifiantes du cinéma français, au moins jusqu’à la fin des années 80. Entre Chabrol (pour la mise en boîte de la société française), Polanski (pour l’absurde et l’humour noir) et Ferreri (pour la férocité satirique), Mocky a longtemps exprimé une verve, un anticonformisme et un sens du comique réjouissant dans une série de films qui constitue un ensemble unique et cohérent dans le cinéma français. La Cité de l’indicible peur bénéficie de la photographie d’Eugen Schüfftan, grand chef opérateur allemand qui avait débuté au temps de l’expressionnisme et travaillé avec Fritz Lang, Edgar G. Ulmer, Marcel Carné…

 

La guillotine : comme Le Témoin réalisé en 1978, La Cité de l’indicible peur parle de la peine de mort, d’une manière particulièrement corrosive (au début du film c’est le bourreau qui a la tête tranchée par accident.)

« Effectivement en 1964 comme en 1978 j’étais contre la peine de mort » (Mocky)

Mocky fait partie des cinéastes français qui se sont clairement opposés à la peine de mort dans certains de leurs films, quand elle était encore appliquée en France, avant son abolition en 1981.

Tous ces cinéastes n’étaient pas de gauche, certains étaient de droite ou apolitiques : Claude Lelouch (La vie, l’amour, la mort), José Giovanni (Deux hommes dans la ville), Paul Vecchiali (La Machine).

Mocky, à cause de son humour irrévérencieux, a toujours été perçu comme un anarchiste, terme qu’il récusait : il se considérait comme socialiste.

Bourvil

Dans ce film, comme plus tard dans La Grande lessive et L’Etalon, Bourvil incarne la bonté et l’idéalisme dans un monde pourri et malhonnête. Il interprète un petit flic qui part à la recherche d’un faux-monnayeur pour l’empêcher de commettre de nouveaux crimes qui pourraient lui valoir la peine de mort pour la seconde fois…

« Bourvil adorait ce personnage d’humaniste. J’avais voulu en faire une sorte de viking, avec une perruque blonde qui lui donnait un air écossais. Dans les quatre films que nous avons fait ensemble Bourvil jouait toujours des missionnaires laïcs, en croisade pour sauver soit les enfants, soit les maris, soit les pauvres, soit les criminels dans le cas de La Cité de l’indicible peur. » (Mocky)

 

Mocky a l’idée très originale, dans ce film et dans d’autres, d’inviter des figures mythiques de l’histoire du cinéma français, qu’il était le seul ou presque à l’époque à faire travailler.

« Je voulais mettre Bourvil en présence de plusieurs acteurs d’avant-guerre : Jean-Louis Barrault, Raymond Rouleau, Victor Francen, et même Fernand Gravey (…)

« C’est la grande différence entre mes amis de la Nouvelle Vague et moi. Truffaut et Chabrol venaient de la critique et avaient peur d’affronter des grands acteurs sur le tournage, c’est la raison pour laquelle ils ont commencé avec des débutants de leur âge comme Jean-Claude Brialy, Gérard Blain ou Bernadette Lafont. Dans la profession les gens me connaissaient comme acteur, ils savaient que j’avais joué avec Gabin, que j’avais été le secrétaire de Stroheim et de Jules Berry, l’élève de Louis Jouvet. J’étais déjà dans le métier et j’ai eu l’avantage par rapport à la Nouvelle Vague de ne travailler qu’avec des vedettes consacrées, dont je me sentais proche. J’étais inspiré par tous ces grands acteurs, comme Michel Simon dans L’Ibis rouge. Mon grand regret est de ne pas avoir pu employer Robert Le Vigan et Erich von Stroheim dans l’un de mes films. » (Mocky)

Mocky a affublé tous les personnages de La Cité de l’indicible peur de tics ridicules et amusants.

« Il y avait une polémique à l’époque au sujet du non-jeu ou une esthétique de l’épure qui venait du néo-réalisme italien et qui avait été reprise par la Nouvelle Vague, contre une certaine tradition où les acteurs aimaient en faire des tonnes. Moi au contraire j’aimais beaucoup les tics de Louis Jouvet ou Saturnin Fabre. J’ai voulu me singulariser en reprenant et en exagérant la vielle méthode. C’est la raison pour laquelle Bourvil sautille ou Raymond Rouleau dit toujours « quoi ? » à la fin de ses phrases. J’ai toujours été contre les personnages trop lisses. Un acteur, c’est un clown. » (Mocky)

L’amour des mots et des acteurs rattache Mocky au cinéma français des années 30, soit le réalisme poétique, et parfois le fantastique poétique.

 

Il existe aussi une veine féconde à l’intérieur de la filmographie de Mocky : celle du film noir, et du thriller politique appréhendé d’une manière bien différente de celle de Costa-Gavras ou Yves Boisset par exemple

La palette de Jean-Pierre Mocky, estampillé auteur comique, est beaucoup plus variée qu’on le pense. Chez lui l’humour et la fantaisie n’excluent pas la mélancolie, la violence et même le tragique. Ainsi, le Mocky de la grande époque a sans doute réalisé certains des meilleurs films politiques français, maquillés en polars de série B. Solo est le premier titre d’une série de films qui traverse l’œuvre de Mocky à partir des années 70.

Le cinéaste s’y attribue souvent le rôle principal. Ces films répondent à un canevas immuable : un homme seul est confronté à la corruption, à la violence et à la vulgarité ordinaires. Il y perdra la vie. Ces thrillers pamphlétaires tranchent avec ses comédies excentriques et entendent dresser un état de lieux de la France et de ses institutions au moment du tournage. Réfractaire à toute forme d’esprit de sérieux ou de discours pontifiants, Mocky préfère alors puiser son inspiration dans les rubriques de faits-divers, les scandales locaux ou dans des romans américains de série noire, dont il adapte l’intrigue dans un contexte français.

Le point de départ de Solo est l’analyse à chaud des conséquences immédiates de mai 68 par le cinéaste. Les idéaux révolutionnaires de jeunes gauchistes se sont mués en nihilisme anti-bourgeois, qui les conduit au passage à l’acte terroriste. Le frère aîné d’un des membres du groupe, un escroc individualiste, va tenter de devancer la police et d’empêcher un nouveau carnage. Solo est une course-poursuite dans la nuit menée tambour battant, truffée d’action et d’idées de mise en scène, où l’on sent l’influence du film noir américain. Mocky endosse avec panache la défroque d’un antihéros au cynisme de façade. Son interprétation, ainsi que le thème musical signé Georges Moustaki, nimbent Solo d’un romantisme ténébreux.

Solo sera suivi par une série de films similaires, tous interprétés par Mocky : L’albatros (1971), Un linceul n’a pas de poche (1974), Le piège à cons (1979), La Machine à découdre (1987).

 

Deux des meilleures comédies de Mocky : L’Ibis rouge et Le Miraculé.

Mais il faudrait ajouter ce chef-d’œuvre d’humour absurde qu’est Chut ! (1972).

L’Ibis rouge.

Pause récréative au milieu des années 70 à une époque où Mocky enchaîne des brûlots anarchisants qui tiraient à boulets rouges sur les institutions et la société française, L’Ibis rouge bouscule à ma manière les codes du film criminel, avec une bonne dose d’absurde, de poésie et d’humour noir. Mocky comme de coutume s’empare d’un roman policier américain, ici Knock Three One Two (« Ça ne se refuse pas ») de Fredric Brown, publié dans la « Série Noire », pour imaginer une galerie de personnages excentriques et monstrueux, mais paradoxalement émouvants.

Mocky a toujours aimé les acteurs et il offre ici à Michel Serrault et Michel Galabru d’enrichir leur palette en créant des caractères pathétiques, loin de leurs pitreries habituelles.

Quant à Michel Simon, dans sa dernière apparition à l’écran, il est tout simplement bouleversant dans le rôle du marchand de journaux Zizi, faisant surgir les souvenirs de Monsieur Hire, Boudu et le Père Jules en vieillard acariâtre, mythomane et misanthrope, dont le seul ami est un petit garçon noir tiré à quatre épingles et amateur de bananes. Aux côtés des trois Michel L’Ibis rouge grouille de figures pittoresques, du second rôle au simple figurant, caractéristiques de cet art de la distribution dont Mocky a le secret. Gueules bizarres, accessoires loufoques, accoutrements étranges, tics de langage ou handicaps physiques… Mocky met en scène une cour des miracles qui n’est qu’un miroir déformant des Français, toutes classes sociales confondues. L’ancrage urbain du film, presque entièrement tourné sur les bords du Canal Saint-Martin, évoque un Paris populaire illustré quarante ans plus tôt dans les classiques du cinéma français d’avant-guerre. Des souvenirs de Drôle de drameHôtel du NordL’Atalante… ressurgissent dans la mémoire du spectateur. A cette tradition du réalisme poétique, transfigurée par le goût du bizarre, Mocky ajoute une touche d’humour grotesque et fantastique très Mitteleuropa qui le rapproche du Polanski du Locataire et même du Kubrick d’Orange mécanique.

Cela peut sembler étrange de comparer Mocky à ces deux cinéastes perfectionnistes qui bénéficiaient de gros budget et de temps de tournage très longs. Mocky a toujours tourné rapidement avec peu d’argent, souvent dans des situations difficiles, mais cela ne l’a pas empêché de développer une esthétique et un esprit loin du naturalisme, qui puisent leur racine dans la culture d’Europe de l’Est, l’expressionnisme allemand et l’humour juif.

Le Miraculé.

Papu (Jean Poiret), sympathique fripouille qui vit d’expédients et d’escroqueries, simule une paralysie, à la suite d’un accident, pour toucher l’assurance. Pour appuyer ses dires, il se rend à Lourdes pour une pseudo guérison, accompagné d’une bigote qui travaille pour les chiffonniers d’Emmaüs (Jeanne Moreau). L’assureur Fox-Terrier (Michel Serrault), muet depuis une bavure policière et qui a flairé la supercherie, va tenter de le démasquer en montant lui aussi dans le train en direction de Lourdes. Le scénario en forme de course poursuite où tous les coups, déguisements et entourloupes sont permis pour prendre le malfaiteur la main dans le sac rappelle ceux d’Un drôle de paroissienL’Etalon ou La Grande Lessive.

Le Miraculé scelle les retrouvailles du duo comique Poiret-Serrault, dans une forme éblouissante. Ils donnent l’impression de beaucoup s’amuser dans des rôles à contre-emploi : un clochard vulgaire et sale pour le très élégant Poiret, un assureur muet et farfelu pour Serrault… C’est un peu Auguste et le Clown Blanc, et le film entier se met à ressembler à un spectacle forain avec ses numéros de cirque et de prestidigitation. On dénombre beaucoup de trouvailles absurdes et poétiques dans Le Miraculé, traversé par un humour surréaliste qui dépasse la satire sociale et la charge anticléricale : Un malade n’a plus de visage quand on lui enlève ses bandelettes, une voiture défonce le mur d’une maison située près d’un tournant, un jeune abbé devient rouge comme une tomate en découvrant qu’une ardente gitane ne porte pas de culotte, des frères jumeaux sont affublés d’un nez de vautour… Mocky met en scène une galerie de personnages plus pittoresques que jamais, et ce cirque humain, cette cour de récréation pour adultes se rapproche de la bande dessinée ou du cinéma burlesque dans le style d’Hellzapoppin’ ou des Marx Brothers.

Le Miraculé contient beaucoup de gags visuels, avec des maquillages spéciaux, des accessoires et des déguisements.

« J’ai une immense admiration pour le cirque et les clowns, depuis que j’ai été assistant de Fellini sur le tournage de La strada. Serrault aussi aimait beaucoup les clowns. » (Mocky)

Avec plus de 800.000 entrées en France lors de sa première exclusivité, Le Miraculé est l’un des plus grands succès commerciaux de Mocky. Un film que le grand public a aimé. A juste titre. C’est aussi la dernière comédie vraiment réussie de Mocky.

Paradoxalement, ce grand succès va marquer le déclin irréversible de sa carrière. Il va encore réaliser quelques bons films comme agent trouble avec Catherine Deneuve dans un contre-emploi, mais bientôt les choses vont se gâter. A cause d’un film raté (Une nuit à l’assemblée nationale), les rapports de Mocky avec la profession vont se dégrader. Il aura de plus en plus de difficulté à obtenir une distribution et une exploitation satisfaisante de ses films. Il va enchaîner les films pour continuer à exister comme cinéaste, et donner raison à ses détracteurs qui lui reprochaient de faire n’importe quoi. Les nombreux films qu’ils tourne dans les années 90, 2000 et 2010 n’apportent rien à sa gloire. Il peine à retrouver des acteurs populaires à la hauteur des grands noms du cinéma français. Mocky va se marginaliser, et continuer à travailler dans l’amertume et la tristesse, avec des moyens financiers et techniques de plus en plus dérisoires. Contrairement à Cavalier ou Godard, cette marginalisation n’est pas volontaire – abandonner le système de production classique pour s’isoler et se retrouver, avec un cinéma à la première personne – mais subie. Sans techniciens chevronnés, sans comédiens fidèles, le cinéma de Mocky s’étiole.

Mocky est l’auteur d’une petite comédie humaine, qui s’était transformée au fil des ans en cour des miracles.

Mocky ne se considérait pas comme un moraliste mais comme un fabuliste, un esprit libre en lutte contre la violence, la haine et l’hypocrisie. Il voulait les combattre avec le rire, car ridiculiser ses adversaires est la meilleure arme et donne une véritable satisfaction aux spectateurs. La satire, la fable, y compris avec des éléments fantastiques ou surréalistes étaient les formes qu’il avait choisies pour parler du monde. Il était attaqué pour sa vulgarité alors qu’au contraire ses films prônaient une certaine pureté, une innocence. Éternel révolté, il voulait changer la vie, comme ses personnages qui trouvent des solutions absurdes ou poétiques à des problèmes réels.

Il disait que son public le plus fidèle était les enfants et les travailleurs immigrés. Il était populaire dans le meilleur sens du terme.

 

Remerciements à Olivier Delpoux, attaché audiovisuel, direction générale de l’Institut français au Japon et Abi Sakamoto, responsable cinéma de l’Institut français au Japon.

 

 

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