Nous parlions avec Déviation mortelle d’un titre obscur mais excellent du cinéma australien. Le site ARTE.tv permet de revoir le célèbre Pique-nique à Hanging Rock (Picnic at Hanging Rock, 1975) de Peter Weir, disponible gratuitement en ligne du 28 janvier au 3 février, et diffusé à l’antenne lundi 28 janvier à 13h30. Film extraordinaire à ne pas manquer, qui compte tout simplement parmi les plus envoûtants jamais réalisés.
Il s’agit du second long métrage de Peter Weir, à une époque où le cinéma australien est quasiment inexistant. Au tout début des années 70 deux films remarquables tournés en Australie ont fait parler d’eux et de ce pays lointain, mais ils sont réalisés par un Canadien (Réveil dans la terreur de Ted Kotcheff) et un Anglais (La Randonnée de Nicolas Roeg). Les productions locales se limitent à des comédies ou des drames sociaux inexportables. Peter Weir qui n’a mis en scène que des courts métrages pour la télévision et un premier film fantastique original Les Voitures qui ont mangé Paris doit lutter contre de nombreux préjugés et la méfiance des institutions étatiques chargées de soutenir le cinéma national : les films à costumes sont bannis et personne ne comprend un scénario dans lequel quatre femmes disparaissent mystérieusement et où l’énigme demeure irrésolue jusqu’à la fin. Le retentissement de L’avventura quinze ans plus tôt ne semble pas être arrivé jusqu’aux rivages de l’Océanie…
Le film de Peter Weir est l’adaptation d’un roman de Joan Lindsay qui, contrairement à une idée reçue, ne s’inspire pas d’un fait-divers réel. En 1900, lors d’une excursion au volcan de Hanging Rock, trois pensionnaires d’un collège de jeunes filles et une enseignante se volatilisent après être montées sur le rocher. Une élève sera retrouvée plusieurs jours plus tard avec seulement quelques égratignures, amnésique et incapable de s’exprimer sur le drame. Une autre se suicidera, maladivement et amoureusement attachée à l’une des disparues. Weir, comme l’auteure du roman, ne donne bien sûr aucune explication, car il n’y en a pas, mais sa mise en scène, d’une richesse et d’une beauté époustouflantes, suggère plusieurs pistes aux spectateurs.
Pique-nique à Hanging Rock est une fiction du dérèglement. La disparition soudaine et inexplicable de quatre membres d’une micro société féminine en vase clos, obéissant à des règles strictes, bouleverse l’organisation sans faille du pensionnat, fait vaciller l’autorité de la directrice de l’établissement, l’austère Mrs Appleyard, lesbienne refoulée qui perd le contrôle et sombre dans l’alcoolisme et la folie. L’incident coïncide également avec l’éveil des sens des adolescentes, la sensualité contrariée par le puritanisme qui surveille et punit d’inévitables amitiés saphiques, et le passage de l’état d’enfant à celui de femme (basculement dans le continent noir de la sexualité féminine, abyme ou faille qui trouvent ici une représentation géologique. De nombreux films racontent des phénomènes surnaturels ou paranormaux déclenchés ou amplifiés par les névroses sexuelles ou la puberté contrariée de ses protagonistes, et il serait tentant de définir Pique-nique à Hanging Rock comme un film fantastique dans lequel la volatilisation de jeunes filles remplace les apparitions de fantômes, et le rapprocher de La Maison du diable de Robert Wise, Les Innocents de Jack Clayton ou Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg.
Le film illustre aussi et avant tout le choc des cultures : les anglo-saxons ont colonisé une terre sauvage et asservi le peuple aborigène qui entretenait une relation mystique avec la nature. Puissants en apparence, ils sont pourtant à peine tolérés lorsqu’ils s’aventurent trop loin des villes et de la civilisation. Ces femmes blanches, blondes et virginales ont été « absorbées » par la nature, offrandes volontaires à des dieux inconnus comme le laisse suggérer le relief de Hanging Rock, qui évoque des statues géantes dans de nombreux plans.
Ce n’est pas seulement la nature qui est désignée comme responsable de la disparition des jeunes filles, mais le cosmos tout entier, dans une appréhension de l’univers propre à l’Australie, pays insulaire et désertique où le ciel et la terre, la préhistoire et le futur se rencontrent et se confondent (idée également exprimée dans une très belle scène de L’Etoffe des héros de Philip Kaufman.) L’ambiance si particulière du film a d’ailleurs permis l’hypothèse d’un enlèvement extra-terrestre, transformant Pique-nique à Hanging Rock, malgré son esthétisme rétro, en œuvre de science-fiction. Cette interprétation n’est pas si farfelue. Le film de Peter Weir se rapproche, par bien des aspects, de 2001: l’odyssée de l’espace, autre grande énigme de l’histoire du cinéma. Weir emprunte avec talent plusieurs figures kubrickiennes : travellings arrières, beauté hypnotique et picturale des plans, surcadrages symétriques, direction d’acteurs très stylisée avec la rétention des émotions et l’exacerbation du masque social qui provoquent des irruptions incontrôlées de violence. Sans oublier un recours à la musique classique : Beethoven, Mozart, Bach dans Pique-nique à Hanging Rock. Mais c’est surtout le fameux morceau à la flûte de pan de Gheorghe Zamfir (artiste roumain dont se souviendra Ennio Morricone pour interpréter le thème de Il était une fois en Amérique) que l’on retient, ainsi que l’obsédante « Ascent Music » composée par Bruce Smeaton, sorte de rock progressif planant assez proche du travail effectué par Keith Emerson pour Inferno de Dario Argento, en moins grandiloquent.
Peter Weir, cinéaste passionné par le thème de l’intrus dans une société hostile et étrangère, a signé de très bons films et d’autres assez mauvais, mais Pique-nique à Hanging Rock, par son exceptionnelle réussite et son atmosphère unique (la citation de Poe « Is all that we see or seem But a dream within a dream? » en donne une parfaite définition) demeure un titre à part dans sa filmographie, et dans tout le cinéma contemporain.
Laisser un commentaire