Dans la filmographie pléthorique et délirante de Jess Franco (plus de deux cents longs métrages entre 1959 et 2013, l’année de sa disparition), Cartes sur table et Le Diabolique Docteur Z apparaissent comme des œuvres presque riches et respectables. Réalisés en 1966, ce sont pourtant deux petits films mêlant espionnage, science-fiction et fantastique, dans la mouvance du cinéma de genre européen à la mode à l’époque. Mais ils appartiennent à une période au cours de laquelle Jess Franco a pu travailler dans des conditions relativement confortables, en Espagne, en France, mais aussi en Italie, au Portugal et en Angleterre. Bientôt, sa frénésie créatrice et sa volonté de bousculer les méthodes d’écriture et de tournage traditionnelles au sein du cinéma bis allaient le conduire sur une voie de plus en plus expérimentale, dans les marges puis les bas-fonds de l’industrie cinématographique, passant de la série B à la série Z sans que cela n’entame son énergie ni son désir obsessionnel de filmer des récits de plus en plus fous, labyrinthiques et sexuels.
Cartes sur table et Le Diabolique Docteur Z (également exploité sous les titres Dans les griffes du maniaque et Miss Muerte) furent produits par Serge Silberman, connu pour des chefs-d’œuvre tels que Bob le flambeur, Le Trou ou les films français de Luis Buñuel. Le scénariste Jean-Claude Carrière, qui travaillait avec Silberman et Buñuel depuis Le Journal d’une femme de chambre, participa à l’écriture des deux films.
Cartes sur table met en scène Eddie Constantine dans son rôle habituel d’espion ou de détective privé décontracté amateur de whisky et de jolies filles. Il ne s’appelle plus Lemmy Caution mais Al Pereira, première occurrence d’un personnage qui fera sa réapparition à de nombreuses reprises dans l’œuvre de Jess Franco, incarné par des acteurs différents. Nous sommes dans l’univers parodique des imitations de James Bond. Cette enquête sur des meurtres commis par des hommes transformés en robots, au service d’une organisation criminelle internationale est un prétexte pour accumuler les bagarres, les clins d’œil aux spectateurs, les jolies filles et les gadgets futuristes. Mais Franco est un vrai cinéaste et il sauve cette sympathique série B par son talent visuel, multipliant les cadres baroques et utilisant la profondeur de champ sur le modèle de l’un de ses maîtres, Orson Welles. Ces qualités cinématographiques, la beauté du noir et blanc et l’humour de Franco et Carrière haussent Cartes sur table à un niveau rarement atteint par les petits films d’espionnage européens des années 60. Grand cinéphile, Franco truffe son film de références et d’hommages. Le miroir sans tain de la chambre d’un grand hôtel où se déroule une partie de l’action rappelle celui du Diabolique Docteur Mabuse, ultime film de Fritz Lang, une autre idole de Franco. La présence de Eddie Constantine, les citations et les éléments futuristes ne sont pas sans évoquer Alphaville de Jean-Luc Godard, bien que Franco se soit défendu de la moindre intention de pasticher Godard, qu’il admirait. Cartes sur table n’a pas d’autre ambition que de mener à cent à l’heure une aventure truffée de trouvailles dignes d’un serial moderne, avec beaucoup de fantaisie et de bonne humeur. Si Cartes sur table appartient à une veine comique qui traverse la filmographie de Franco, il se révèle assez anecdotique dans une œuvre qui a glorifié le fantastique, l’érotisme et le surréalisme. Le Diabolique Docteur Z, réalisé la même année, apparaît bien plus personnel et symptomatique du cinéma selon Jess Franco. Il reprend un thème récurrent chez le cinéaste espagnol, également illustré dans Cartes sur table : celui d’un être humain dépossédé de sa volonté par un sortilège ou une invention scientifique, transformé en instrument de vengeance et de mort. Une danseuse de cabaret est ainsi utilisée pour tuer un par un les responsables de la mort d’un savant fou. Le Diabolique Docteur Z fait figure de film matriciel dans l’œuvre de Franco, habitué à filmer plusieurs fois des histoires similaires, sous des formes différentes. Des récits, mais aussi des motifs visuels, des éléments de décor comme des mannequins et des séquences entières (numéros de cabaret, strip-teases…) seront reproduits de manière fétichiste par Franco. Le Diabolique Docteur Z fera ainsi l’objet d’auto remakes officieux au cours des décennies suivantes, avec de subtiles variations qui font de Franco un cinéaste jazzman, capable d’improviser d’innombrables morceaux sur le même thème. Ce film de 1966 reste l’un des titres les plus appréciés, et célébrés, de Jess Franco, toutes périodes confondues. Comme dans Cartes sur table, la mise en scène et le noir et blanc confèrent au film une élégance et une tenue qu’on ne retrouvera pas toujours chez l’auteur de Vampyros Lesbos. On a le plaisir d’y retrouver l’acteur Howard Vernon, compagnon de route de Jess Franco, tandis qu’Estella Blain y interprète une excellente Miss Muerte, dont le juste au corps transparent avec une araignée noire brodée a longtemps fait fantasmer les fantasticophiles qui fréquentaient le cinéma Midi-Minuit. Toute une époque.
Cartes sur table et Le Diabolique Docteur Z viennent d’être édités en Blu-ray par Gaumont, avec des suppléments de qualité et notamment des présentations de Stéphane de Mesnildot, auteur de Jess Franco – énergies du fantasme (Rouge profond)
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