Amour fou sort le mercredi 4 février dans les salles françaises, distribué par Jour2fête, après sa présentation au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard l’année dernière. Il s’agit sans doute du meilleur film de la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner qui raconte l’étrange projet de Heinrich von Kleist, que découvriront avec stupéfaction les spectateurs néophytes ne connaissant pas dans les détails les circonstances de la mort de l’écrivain allemand, suicidé à l’âge de 34 ans, le 21 novembre 1811 à Berlin. Frappé par une longue et lourde dépression, ne trouvant aucun motif de satisfaction dans la haute société à laquelle il appartient mais qui le méprise en raison des échecs et de la mauvaise réception de ses œuvres, livrées à l’incompréhension et à la moquerie, Kleist souhaite mettre fin à sa pathétique existence. Il demande à sa cousine Marie, dont il est amoureux, de l’accompagner dans la mort. Devant le refus de la jeune femme, il réitère sa proposition auprès d’Henriette, femme mariée et mère d’une petite fille, qui lui a fait par de son admiration pour « La Marquise d’O », roman qui a enflammé son esprit, lors d’une soirée mondaine.
On cherche ce qui fascine le plus dans le film de Jessica Hausner, la détermination aveugle de Kleist à mourir en galante compagnie, ou le trouble et la tentation d’Henriette, prête à renoncer à sa paisible et heureuse vie de famille pour des noces funèbres avec un poète maudit au physique amorphe. Cette demande en suicide – comme une demande en mariage – provoque en elle un état maladif qui inspirera plusieurs erreurs de diagnostics de la part des médecins consultés, mais elle déclenche aussi une forme d’exaltation romantique. Interpellée au plus profond d’elle même par l’étrange situation inventée par Kleist dans « La Marquise d’O », et commentée au début du film, Henriette s’imagine à son tour en héroïne confrontée à un dilemme à la fois tragique et absurde. Adepte d’une forme de distance critique, Jessica Hausner questionne le romantisme d’un tel acte, en décrivant Kleist comme un monstre froid et sinistre, dépourvu de passion. Ce pacte de mort se déroule en cachette entre les deux âmes sœurs tandis que l’aristocratie allemande s’inquiète de la mise en danger de ses privilèges, contrainte à devoir payer des impôts, et de l’influence des idées révolutionnaires importées de France. Avec ses cadres fixes – pas un seul mouvement de caméra durant tout le film – la mise en scène de Hausner retranscrit parfaitement l’immobilité étouffante et l’apathie de la haute société du début du XIXème siècle, engoncée dans ses principes rigides et dans une glaciation émotionnelle à peine modérée par les récitals et la musique. Un film mystérieux qui vous hante durablement, porté par des images et une langue d’une beauté inhabituelle, et une interprétation de très haut niveau.
Vu ce film hier.
Je connaissais le destin funeste de Kleist mais l’illustration de son entreprise que le film en fait est pour le moins déconcertante. Kleist y est un petit bonhomme mal dans son époque pour des raisons qui, lorsqu’il les aborde, paraissent confuses et presque burlesques par l’effet d’une obsession qui dépasse toute raison: pourquoi au juste il veut en finir, difficile de le comprendre. Qui il est, d’où il sort, le film suppose qu’on le sait.
Kleist est interprété sur un mode ambigu qui décapite le macabre sous la lame de l’ironie. Les rebuffades lassées de la femme qu’il pensait pouvoir convaincre de mourir avec lui enlèvent toute forme de tragique à sa résolution qui apparait tatillonne et procédurière. Ses insistances répétées, la moue bougonne de l’acteur elle-même, forcent à supposer que le message du film s’inscrit à la marge.
J’ai la sensation que la cinéaste se sert de cette figure pour barrer la route à la solennité du tragique telle que l’Histoire aime le cultiver : L’artiste est un être déphasé voué à la mort, oui, mais il joue aussi un rôle, il occupe une place dans la société, celle du condamné, du chantre de toutes choses irrationnelles. Son malheur est qu’il le refuse quand ses semblables y sacrifient volontiers leur individualité : chacun tient un rang, un rôle, une fonction et la scène de bal est bien l’illustration de cela. Quand la Prusse cède aux innovations de la république, les rôles sont redistribués et le bel ordonnancement vacille. Première strate du film
La seconde strate est une exécution en règle du macho égocentrique : Kleist est animé par l’esprit du temps et comme tous les hommes (!), il a besoin de subjuguer une femme, faible, malheureuse de préférence ; il use de ses charmes (discrets !) et la cinéaste le déguise vite en une ancestrale incarnation du pervers narcissique qui est devenu le nouveau péché inexpiable dont les hommes portent (malgré la plupart d’entre nous faut-il le dire) le poids écrasant. La scène du meutre-suicide est clairement une condamnation de l’entreprise de manipulation montée par Kleist.
Un film assez cynique tout de même qui tourne en dérision, car tout y est un peu ridicule et fort dérisoire, une grande figure du romantisme noir.
Oui la distance ironique systématique c’est un peu le problème et la limite de cette cinéaste. Mais elle a fait pire !
C’était le premier film de Hausner que je voyais.
C’est à croire qu’il y a quelque chose chez les cinéaste autrichiens, Haneke, Hausner, Seidl (d’autres peut-être que je ne connais pas) qui est comme l’expression d’une frustration souterraine. Phénomène qu’on observe ici en Belgique: identité floue, jalousie d’un voisin plus prestigieux, et qui pousse à masquer le désamour de soi en s’en prenant aux idoles et aux « lieux communs ».
Oui c’est la même chose avec les grands écrivains autrichiens Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek. Ils n’ont jamais eu de mots trop durs envers leur pays.