Olivier Père

La Source et Persona de Ingmar Bergman

Quatre films d’Ingmar Bergman sont édités en DVD et Blu-ray par Studiocanal (Les Fraises sauvages,Le Septième Sceau, La Source et Persona) tandis que Carlotta a ressorti en version restaurée en salles le 5 mars sept titres essentiels du cinéaste suédois, les mêmes que Studiocanal plus Sourires d’une nuit d’été, Scènes de la vie conjugale et Sonate d’automne.

Les magnifiques Sourires d’une nuit d’été, Le Septième Sceau, Les Fraises sauvages, et La Source, chefs-d’œuvre de la consécration mondiale appartiennent à la période « classique » de Bergman, empreinte de métaphysique mais aussi de religiosité, inspiration dont Bergman se débarrassera à partir du Silence, entrée d’une appréhension « moderne » du cinéma et du monde, avec des personnages en proie à une angoisse existentielle.

La Source (Jungfrukällan, 1960) s’inspire d’une ballade suédoise du XIVe siècle, « Les Filles du Maître Töre à Vänge. » C’est une allégorie cruelle sur le péché et le crime, imprégnée d’un message théologique sur le salut, bien en phase avec les obsessions religieuses de Bergman, et les questions intellectuelles qu’elles soulèvent, à cette époque de sa vie. La Source marque également le début de la collaboration entre Bergman et son directeur de la photographie Sven Nykvist. Comme dans Le Septième Sceau, autre incursion médiévale de Bergman, le film montre une humanité en proie à la peur de Dieu dans un monde cruel, sombre et violent. Le succès international de La Source – Premier Oscar du film étranger pour le cinéaste, m’empêchera pas le cinéaste de le renier, le jugeant avec des mots sévère : « un accident de parcours », « un film mort », « une misérable imitation de Kurosawa », « un film douteux, aux motivations malhonnêtes », se reprochant d’avoir introduit trop de psychologie dans son appréhension des personnages. Les critiques furent au contraire séduits, ne reprochant au film que sa violence, difficilement soutenable : le viol et le meurtre d’une jeune fille sur le chemin de la messe par des brigands, puis la vengeance du père qui châtiera les coupables, se substituant à la colère de Dieu et appliquant la loi du talion jusqu’au bout, tuant aussi un enfant témoin du drame en le projetant contre un mur. La Source fera de manière inattendue l’objet d’un remake clandestin signé Wes Craven en 1972, « slasher » à petit budget qui reprend la trame du film de Bergman transposée dans l’Amérique contemporaine, religiosité et miracle final en moins. Bien malgré lui Bergman a enfanté la mode douteuse du « Rape and Revenge », sous-genre malsain du cinéma d’exploitation qui sera décliné ad nauseam à la suite du succès commercial du film de Craven dans d’autres séries B et Z.

Dans les recherches, les angoisses et les crises incessantes qui caractérisent le travail cinématographique de Bergman, A travers le miroir (1961) et Le Silence (1963) constituent des étapes importantes sur le chemin de la modernité, période d’un doute artistique extrêmement fécond durant laquelle Bergman va se remettre en question et inventer des formes nouvelles. Le film le plus stupéfiant – et génial – du Bergman moderne est sans nul doute Persona (1966, photo en tête de texte), chef-d’œuvre absolu du cinéma des années 60, expérience sensorielle et intellectuelle qui compte parmi les plus fortes d’une filmographie monumentale. Malade, souffrant des vertiges, Bergman imaginera et écrira Persona à l’hôpital, partant d’une simple observation : la ressemblance physique bizarre entre deux actrices : Bibi Andersson avec qui il avait déjà travaillé et Liv Ullmann, qu’il rencontre pour la première fois peu de temps auparavant et qui deviendra sa compagne et sa muse, avec dix films tournés ensemble, jusqu’aux années 2000. L’idée est de mettre en chantier rapidement un petit film expérimental, extrêmement libre dans sa forme, sur la perte et la confusion de l’identité entre deux femmes, une actrice ayant soudainement décidée de se murer dans le silence et son aide-soignante, fascinée par sa patiente. Bergman souhaite se débarrasser du sens et de la narration classique, briser l’outil cinéma en en exhibant les rouages, les collures, malmener la grammaire cinématographique en privilégiant les très gros plans. « Je suis arrivé aussi loin que je peux aller. J’ai touché là, en toute liberté, à des secrets sans mots que seul le cinéma peut découvrir » dira le cinéaste. Film sur la schizophrénie, le combat entre l’intellect et l’affectif, le masque (« persona ») et l’âme (« Alma », prénom de l’infirmière interprété par Bibi Andersson), Persona est surtout un gouffre vertigineux aux interprétations multiples qui s’ouvre avec le prologue le plus sidérant de l’histoire du cinéma, pure poème visuel d’une dizaine de minutes dans lequel se chevauchent images subliminales de terreur enfantine, de mort et de sexe, de religion et de rituel cinématographique, comme si Bergman expulsait ses cauchemars et ses phantasmes de son inconscient pour les fixer directement sur la pellicule.

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