Olivier Père

Le Temps de la colère de Richard Fleischer

Le Temps de la colère (Between Heaven and Hell, 1956) ressort le 13 novembre dans une nouvelle édition DVD et Blu-ray remasterisée mise en vente par Filmédia.

Nous avons souvent eu l’occasion de parler ici de Richard Fleischer, cinéaste que nous aimons beaucoup. Nous ne sommes pas les seuls si l’on constate le récent regain d’intérêt pour Fleischer, dont les films les plus connus – et ils sont nombreux – bénéficient désormais de fréquentes rééditions pour le grand ou le petit écran : Le Voyage fantastique (le 2 novembre chez Fox), L’Extravagant Docteur Dolittle (le 3 décembre chez Filmédia), Les Complices de la dernière chance (le 6 novembre chez Warner) sans oublier la diffusion sur ARTE le 17 novembre de Barabbas.

On a coutume de dire – et c’est vrai – que Fleischer a réalisé au moins un grand film dans presque tous les genres hollywoodiens. Le film de guerre n’échappe pas à la règle avec ce formidable Temps de la colère. Fleischer signera aussi en 1970 Tora ! Tora ! Tora ! sur l’attaque de Pearl Harbour qui ne compte pas parmi nos films préférés du cinéaste mais qui a ses défenseurs.

C’est la période des années 50, décennie durant laquelle Fleischer travaille pour la Twentieth Century Fox et United Artists (après avoir réalisé 20.000 Lieues sous les mers pour Walt Disney) et enchaîne une série de films remarquables en Technicolor et CinemaScope : Les Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire, Bandido Caballero et Le Temps de la colère, sorti deux ans avant l’un de ses plus grands succès, Les Vikings.

Robert Wagner

Robert Wagner

Le Temps de la colère (traduction française de « Entre le ciel et l’enfer » repris par Kurosawa sept ans plus tard) raconte l’histoire d’un jeune sergent dégradé et condamné à la prison pour avoir frappé son lieutenant qui est transféré dans une compagnie disciplinaire sur une île du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs retours en arrière au début du récit nous permettent de comprendre comment il en est arrivé là. Dans le civil, Gifford (Robert Wagner) était un riche propriétaire d’une plantation de coton, intransigeant et méprisant avec ses métayers, pur produit de l’aristocratie sudiste ayant hérité du domaine familial. Mobilisé après l’attaque de Pearl Harbour, en compagnie de son beau-père et de représentants de sa classe mais aussi de certains de ses fermiers, Gifford découvre dans l’armée la solidarité et la camaraderie, y compris et surtout avec des hommes appartenant à un rang social inférieur au sien. Fleischer a déclaré dans un entretien au sujet du Temps de la colère : « L’aspect social du film avec les différences de classe d’avant-guerre qui disparurent pendant la guerre était important pour moi. (…) Tout un siècle nouveau de relations humaines et sociales démarra après la guerre. » Le roman dont est tiré le film s’intitulait d’ailleurs « The Day the Century Ended. »

Le discours progressiste du film et sa subtilité psychologique sont toujours aussi frappants aujourd’hui. Fleischer montre très bien l’horreur et l’absurdité de la guerre, mais aussi comment le personnage principal, d’abord égoïste, antipathique et trop sûr de lui va s’humaniser lors d’épreuves révélatrices, tandis que d’autres sombrent dans la folie ou s’adonnent à des actes de lâcheté aux conséquences criminelles.

Gifford découvre la compassion et l’amitié mais aussi que le courage et l’héroïsme sont indissociables de la peur. Sa bravoure et ses nombreux faits d’armes ne l’empêchent pas d’être victime de tremblements irrépressibles lorsque le feu cesse. Fleischer veut montrer la vérité humaine qui s’exprime dans des situations aussi extrêmes que celles vécues par les soldats, avec la proximité quotidienne de la mort, les snipers et les attaques surprises. Le cinéaste qui avait étudié la médecine et la psychiatrie avant de s’orienter vers le cinéma a souvent traité de cas pathologiques dans ses films les plus ambitieux et personnels. On se souvient de ses géniales études autour de la figure du tueur psychopathe, souvent inspirées de faits réels. Le Temps de la colère est fameux pour sa représentation d’un bataillon disciplinaire isolé, avec à sa tête un officier tyrannique devenu paranoïaque et entouré de jeunes gardes du corps blonds, musclés et torses nus. Le camp décrit en quelques plans d’ensemble comme une communauté homosexuelle, avec ses soldats hagards au look de surfeurs ou de culturistes, dans un état général de confusion et de débauche compte parmi les scènes les plus étonnantes du cinéma américain des années 50. Fleischer n’a jamais été un cinéaste complaisant ou gratuitement spectaculaire, mais ses films ont contribué, à une époque peu tolérante, à faire reculer les limites de la censure en abordant avec courage et intelligence des thèmes ou des sujets dérangeants, voire scabreux. Fleischer s’est souvent confronté, toujours avec brio, à la représentation du sexe et de la violence. Le Temps de la colère est sans doute l’un des premiers films hollywoodiens à inclure une imagerie et des personnages ouvertement homosexuels, dans un contexte militaire. Le chaos mental et l’ambiance décadente qui règnent dans le camps, la folie de son chef, incarné par le ventripotent Broderick Crawford – qui interprétera à la fin de sa carrière un autre homosexuel notoire, J. Edgar Hoover dans un biopic télévisé de Larry Cohen – font bien sûr penser à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola réalisé plus de vingt ans plus tard. Rien ne laisse penser que Coppola se soit inspiré du film de Fleischer (pas grand chose en commun entre les deux cinéastes) mais on est prêt à parier que John Milius, scénariste d’Apocalypse Now, passionné de surf, de récits guerriers et de cinéma classique, s’est souvenu du Temps de la colère.

Broderick Crawford

Broderick Crawford

Plusieurs scènes du film de Fleischer permettent de le considérer comme un titre matriciel du film de guerre moderne. Il est moins cité que les chefs-d’œuvre de Walsh, Hawks ou Fuller sur la Guerre du Pacifique, le Débarquement ou la Guerre de Corée mais on retrouve certaines scènes ou situations du Temps de la colère reproduites dans le film de Coppola mais aussi Platoon et Full Metal Jacket (la mission de reconnaissance dans une ville en ruine ; le cadavre ennemi piégé dont l’explosion tue un soldat américain : dans le film de Kubrick c’est une poupée qui déclenche la mine antipersonnel, dans Le Temps de la colère un sabre japonais.)

Fleischer fut sans doute le cinéaste qui opéra avec le plus de talent – mais aussi de discrétion – la transition entre le cinéma hollywoodien classique et son âge moderne. Le Temps de la colère en est un bel et précoce exemple. Les cinéastes américains eux-mêmes s’en rendirent compte assez tôt, une fois n’est pas coutume sans avoir besoin de l’aide de la critique française.

 

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3 commentaires

  1. Bertrand Marchal dit :

    Je complète les comparaisons que vous faites, et une fois encore, je dois revenir vers Walsh!
    Dans le Temps de la colère, la dernière séquence qui se passe au sommet de la colline est quasi un calque de la dernière séquence d’Aventures en Birmanie. Cette fois, c’est Fleisher qui aurait été inspiré. Heureusement, il termine son film de manière originale par une ébouriffante dégringolade de la colline qui est aussi un beau morceau de bravoure.

    Fleisher est adulé par la critique française. A raison. Mais qu’en est-il aux USA? Le savez-vous?

    • Olivier Père dit :

      L’admiration que porte la critique française à Fleischer est relativement récente. Dans les années 90 personne ne s’intéressait à lui. il était venu présenter Les flics ne dorment pas la nuit (un de ses meilleurs films) à la Cinémathèque française et cela n’avait pas fait beaucoup de bruit. On doit cette reconnaissance tardive au travail de certains cinéphiles comme Lourcelles qui le défendaient depuis longtemps. Daney disait que Fleischer avait réussi presque tous ses films sans jamais réussir à devenir un auteur ou quelque chose comme ça. Il a longtemps été considéré comme un réalisateur de studio talentueux mais sans grande personnalité. Aux Etats-Unis c’était pire. Il était un réalisateur purement commercial à qui les studios confiaient des commandes, alors que plusieurs de ses films abordent des thématiques communes à commercer par la criminalité, et qu’il a réalisé au moins un classique dans (presque) tous les genres hollywoodiens. jamais une seule nomination aux Oscar, à la différence de Wise. Les films qu’il a réalisé dans les années 70 sont pour moi ses meilleurs mais aussi les plus incompris. Les flics ne dorment pas la nuit était considéré comme un film fasciste. Mandingo a été un tel désastre critique que malgré son succès commercial il a coulé la carrière de Fleischer – les journalistes accusaient le film de racisme, encore un contresens total. Aujourd’hui Mandingo est pour beaucoup de cinéastes et de cinéphiles un film très important. Tarantino adore à juste titre The Last Run qui est d’une modernité étonnante.

      https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2012/09/21/richard-fleischer-les-fantastiques-annees-70/

  2. Bertrand Marchal dit :

    J’ai commis deux fois une faute d’orthographe que la cinéphilie réprouve: j’aurais dû écrire Fleischer, à l’allemande…!
    L’occasion de signaler qu’il était le fils d’un juif polonais qui est l’inventeur d’un système qui a révolutionné le dessin animé au début des années 20: le rotoscope, qui permet de calquer les dessins sur un film joué par des personnages réels. Un système dont l’intérêt éclate dans Blanche-Neige.

    Un enfant de la balle, donc.

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