Elles n’ont pas laissé beaucoup de trace mais les grands cinéastes aussi ont commencé petits : nous voulons parler des dix premières années « underground » de la carrière de Brian De Palma. Chez notre cinéaste les années 60 sont marquées par des recherches esthétiques, des préoccupations politiques et cinématographiques que l’on retrouvera dans ses célèbres thrillers de la décennie suivante. Wotan’s Wake (1962) est le troisième court métrage de De Palma réalisé dans le cadre de ses études de cinéma à New York. Ce conte fantastique en noir et blanc témoigne de l’esprit potache et référentiel du jeune cinéaste qui s’amuse à parodier Le Septième Sceau, La dolce vita et Le Fantôme de l’opéra. Le film est interprété par William Finley qui deviendra l’acteur fétiche de De Palma jusqu’à Phantom of the Paradise (1974), adaptation moderne du roman de Gaston Leroux et plein une autre chose encore. Le mentor de l’étudiant De Palma était un professeur nommé Wilford Leach. Dans Phantom of the Paradise le compositeur spolié de sa cantate s’appelle Winslow Leach : il ne fait aucun doute que De Palma est un authentique obsessionnel. De Palma réalise ensuite un court documentaire, The Responsive Eye, sur le vernissage d’une exposition au MoMA. Il se passionne pour le cinéma moderne (Antonioni, Fellini) et observe l’émergence des nouvelles vagues européennes (Godard ou le « free cinéma » britannique).
Murder à la Mod (1967) est le deuxième long métrage de Brian De Palma (alors âgé de 27 ans), juste après la comédie The Wedding Party qu’il avait réalisée dans le cadre de ses études entre 1963 et 1966 (mais qui sera seulement distribuée en 1969) avec Jill Clayburgh et Robert De Niro. Le film, au budget de 50.000 dollars, cofinancé par un producteur de films érotiques, a tenu l’affiche deux semaines en double programme avant de disparaître. On pourrait établir des points de comparaison entre Murder à la Mod et Le Journal de David Holzman de Jim McBride, réalisé la même année. Deux jeunes cinéphiles new yorkais marqués par le cinéma européen et la Nouvelle Vague prennent comme prétexte une production sexy avec des filles dénudées pour mettre en scène un pastiche de film intellectuel. Si McBride se moque du cinéma vérité De Palma est déjà obsédé par Hitchcock, Powell, Antonioni et Godard. L’histoire, confuse, est celle d’un crime raconté de trois points de vue différents avec à chaque fois des ruptures de styles : roman-photo, thriller, burlesque. De Palma abuse des accélérés, sous l’influence de Richard Lester, procédé qu’il abandonnera progressivement mais qui se trouve encore dans Carrie en 1976 dans une séquence comique.
De Palma fait ses gammes et le film contient en germes de nombreuses scènes de ses films suivants : un mannequin assassiné au rasoir (comme dans Pulsions), des essais d’actrices (comme dans Le Dahlia noir), beaucoup de voyeurisme, de cadrages tordus et de l’humour potache, et encore la présence dans le rôle du tueur psychopathe de William Finley qui cabotine comme un malade et interprète la chanson du générique. Une curiosité.
Les six premiers films de De Palma tournés dans les années 60 sont demeurés longtemps inédits en France, au cinéma comme à la télévision, avant d’être visibles en DVD. Les deux meilleurs sont Greetings (1968) et surtout sa suite Hi, Mom! (1970) avec De Niro en sociopathe agité qui déjà semble se préparer pour son rôle de Travis Bickle dans Taxi Driver.
De Palma conjugue dans Greetings son goût de la citation, ses obsessions personnelles (les affres de l’hétérosexualité, le voyeurisme) et son intérêt pour les nouvelles techniques de cinéma direct. Il y développe également une réflexion précoce, satirique mais d’une grande lucidité sur l’histoire contemporaine de l’Amérique, des conflits raciaux à la libération des mœurs. L’événement qui va conditionner toute l’œuvre de De Palma demeure l’assassinat de John F. Kennedy le 22 novembre 1963. De Palma, à l’instar d’un des héros de Greetings obsédé par la théorie des complots, ne cache pas sa fascination pour le film amateur d’Abraham Zapruder. La mort du président fixée par des images cinématographiques, selon un seul angle de prise de vue, ne parviendra jamais à dissiper les doutes sur les circonstances du drame. C’est ce contre-champ fantasmatique que De Palma va inlassablement tenter de reconstituer à partir de Greetings puis dans ses meilleurs films (voir et écouter la géniale enquête sonore de Blow Out en 1981.)
On retrouve deux ans plus tard Jon Rubin, le jeune vétéran du Vietnam interprété par De Niro dans la suite de Greetings, Hi, Mom! Rubin déambule dans les milieux crapoteux du cinéma sexy new yorkais, s’adonne au voyeurisme en espionnant ses voisins, découvre le théâtre politique d’activistes qui se livrent à des happenings provocateurs comme « Be Black Baby » avec des comédiens peints en noir pour critiquer l’Amérique raciste et finit par commettre un attentat à la bombe dans son immeuble. Tout un programme qui semble confirmer l’influence que De Palma avait à l’époque sur Martin Scorsese et Paul Schrader. C’est d’ailleurs De Palma qui présenta De Niro à Scorsese.
La première période de la filmographie encore hésitante de Brian De Palma se termine par la cuisante expérience de son premier film tourné pour un studio. Get to Know your Rabbit (1972), produit par la Warner, est un bide sans appel. De Palma en attribue la responsabilité à ses employeurs qui ne l’ont pas laissé la possibilité d’améliorer cette comédie satirique pas très drôle, avec quelques plans virtuose en Orson Welles en magicien. Il retiendra la leçon et réussira ensuite à concilier les exigences de l’industrie hollywoodienne et ses obsessions de styliste et de moraliste, en se transformant en spécialiste de la manipulation.
En 2007 Brian De Palma retourne aux sources de son œuvre, le cinéma indépendant à petit budget et fortement politisé avec Redacted, fiction qui adopte un style pseudo documentaire pour traiter d’un viol commis par des soldats américains en Irak. Ce film controversé et passionnant récompensé au Festival de Venise n’a fait qu’aggraver l’incompréhension entre De Palma et la critique et le public américain, le plongeant dans un silence et une absence brisés seulement par Passion, retour au thriller érotique présenté ces jours-ci à Venise puis Toronto.
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