Olivier Père

Hayao Miyazaki

Professeur de cinéma, essayiste, Hervé Joubert-Laurencin a signé un livre magnifique sur Hayao Miyazaki, qui réunit quatre études de films du cinéaste japonais tirées du catalogue des « enfants de cinéma », destinées au départ au enseignants qui emmènent leurs élèves dans les salles de cinéma. Au-delà de sa remarquable valeur pédagogique, cet essai désormais accessible à tous les lecteurs éclaire avec l’intelligence, l’érudition et la précision qui caractérisent les textes d’HJL (grand connaisseur du cinéma d’animation, d’André Bazin et de Pier Paolo Pasolini, entre autre) l’œuvre d’un artiste et cinéaste majeur. Le livre, intitulé « Quatre films de Hayao Miyazaki Mon voisin Totoro – Porco Rosso – Le Voyage de Chihiro – Ponyo sur la falaise » est édité par Yellow Now. Il est en librairies depuis le 16 mars.

L’ouvrage est un plaisir pour l’esprit, pour les yeux aussi avec une mise en page élégante. Il est si bien écrit que le simple résumé en encadré du Tombeau des lucioles (d’Isao Takahata) suffit à faire resurgir les émotions ressenties à la vision de ce chef-d’œuvre et à vous tirer les larmes.

Les quatre films choisis constituent des sommets dans la carrière de Miyazaki, jusqu’au très beau Ponyo sur la falaise (2008), dernier long métrage en date du cinéaste qui convoque à nouveau les thèmes de la métamorphose, de la confusion entre les espèces et de la magie, avec l’histoire d’une amitié entre un petit garçon et une fille poisson découverte dans un pot de verre, bien décidée à accéder au statut d’humaine pour vivre aux côtés de son ami.

Hayao Miyazaki est né en 1941 à Tokyo. Son père fabriquait des avions, et avait donc, comme toute l’industrie nippone, participé à l’effort de guerre. La famille Miyazaki fuit la ville et les bombardements pour se réfugier à la campagne. On retrouve dans plusieurs de ses films des éléments biographiques empruntés à son enfance rurale, ainsi que le thème de l’aviation.

« Quand j’étais petit, j’aimais dessiner. Mais je ne faisais absolument pas les dessins des enfants de mon âge. Je dessinais uniquement des avions, des chars ou des bateaux de guerre. J’étais un garçon de santé très fragile, et j’étais fasciné par tout ce qui exprimait la force, la puissance.

J’aimais beaucoup les mangas de Tesuka Osamo dans les années 60. Le film qui m’a décidé à entrer dans l’animation est le premier long-métrage d’animation du cinéma japonais, Le Serpent blanc, sorti en 1958. Mais ce qui m’a le plus ému, à peu près à la même époque, c’est un film de Paul Grimault, La Bergère et le Ramoneur et un dessin animé soviétique qui s’appelait La Reine des neiges. Ce sont ces deux films qui m’ont vraiment convaincus de travailler dans l’animation.

Avant de voir le film de Grimault et La Reine des neiges, j’avais renoncé à ma pseudo vocation de dessinateur de bande dessinée et j’avais l’idée de devenir animateur. J’ai vu toutes les possibilités artistiques offertes par l’animation, et j’ai découvert qu’on pouvait dire d’autres choses dans les dessins animés.

Ensuite, à quinze ans, j’ai décidé de devenir dessinateur de mangas, mais ce n’était qu’une décision, je ne suis jamais passé à l’acte. À dix-huit ans, à l’université, j’ai fait des études d’économie, et j’ai commencé à m’intéresser aux théories marxistes. Pendant tout mon temps libre, et j’en avais beaucoup, j’ai commencé à dessiner vraiment, et j’ai fait ma formation artistique moi-même. Je ne suis jamais allé à l’école des beaux-arts. J’ai décidé à ce moment-là de passer à l’action.

Beaucoup d’autres événements m’ont convaincu à cette époque des possibilités du cinéma d’animation. Cela n’a pas décidé de ma carrière, mais cela m’a montré qu’on pouvait mettre la barre très haut et cela a peut-être marqué le début d’un long processus. De toutes façons, je ne pensais pas atteindre un jour cette perfection. Je souhaitais seulement m’améliorer. »

En 1963 Miyazaki entre au département animation des studios Toeï et travaille sur de nombreuses séries télévisées adaptées d’œuvres littéraires pour la jeunesse. Il y rencontre Isao Takahata (futur associé et réalisateur du Tombeau des lucioles) et Yasuo Otsuka (son mentor). Hols, fils du soleil, premier projet indépendant et artistique de Miyazaki et ses complices, sort en salles au Japon en 1968. Succès critique, échec commercial. Après dix ans de séries télés d’après des œuvres littéraires classiques avec Takahata, Miyazaki réalise son premier long métrage pour la télévision, Conan, le fils du futur, en 1978.

Le Château de Cagliosto (1979), le premier grand film de Miyazaki, puise son inspiration à la fois chez Maurice Leblanc et Homère.

Miyazaki considère Le Château de Cagliostro, Conan, le fils du futur, Panda Kopanda qu’il a fait avec Isao Takahata, et Heidi, comme ses premiers films personnels.

En 1982 débute la publication du manga de Miyazaki « Nausicaä », qui durera douze ans. Miyazaki en assure lui-même l’adaptation sur grand écran deux ans plus tard (photo en tête de texte), mais entre en conflit avec ses producteurs qui amputent le film jugé trop long.

En 1985 Miyazaki fonde avec Takahata et Otsuka le studio Ghibli, structure destinée à produire des chefs-d’œuvre d’artistes en toute liberté. En devenant son propre producteur, Miyazaki enchaîne les futurs classiques de l’animation : Le Château dans le ciel (1986), Mon voisin Totoro (1988), Porco Rosso (1992).

En 1997 le public occidental de Miyazaki s’élargit considérablement avec Princesse Mononoke, fresque épique et poétique digne de Kurosawa. Miyazaki est reconnu comme un maître du cinéma mondial.

En 2001 Le Voyage de Chihiro devient le plus gros succès du cinéma japonais et s’exporte à merveille (il obtient l’Ours d’Or au Festival de Berlin et l’Oscar du meilleur film d’animation.) C’est à l’occasion de la sortie du film en France la même année que nous avions rencontré le cinéaste, et ses propos retranscrits ici proviennent de cet entretien.

Chihiro est une fillette de dix ans, une petite citadine capricieuse et gâtée qui voyage en voiture avec ses parents, en route vers leur nouvelle maison. En chemin, son père se trompe de direction. La famille traverse un immense tunnel et se retrouve dans parc d’attractions désaffecté, perdu en pleine nature. L’atmosphère inquiétante tourne au cauchemar lorsque les parents de Chihiro, pour s’être nourris de victuailles, sont transformés en cochons. La petite fille va découvrir un univers fantastique peuplé de monstres, de fantômes et d’anciens dieux en villégiature dans une immense maison de bains régie par une sorcière. La suite des péripéties est difficilement racontable, car le film prend des allures de poème en prose, d’épopée foisonnante et de conte philosophique, bien plus ambitieux qu’un simple roman d’apprentissage destiné à la jeunesse. Si la première partie place le spectateur en terrain connu, la seconde pourra dérouter ceux qui ne possèdent de l’œuvre de Hayao Miyazaki qu’une connaissance superficielle. Le cinéaste nous entraîne en effet dans une succession proliférante de visions allégoriques parfois plus proches de Fellini que de Kurosawa. Le Voyage de Chihiro ressemble à une version monumentale de Mon voisin Totoro (on y retrouve les merveilleuses créatures sylvestres et une vision de la nature propre au cinéaste), enrichi de la dimension spectaculaire de Princesse Mononoke.

« Je pense avoir changé ma façon de faire des films depuis Princesse Mononoke. Avant ce film, je m’étais constitué une sorte de mémorandum. Je m’étais fixé un certain nombre de règles car je refusais de faire des films de pure distraction. Cela me conduisait à toujours soustraire davantage, à m’imposer des contraintes et des interdits. J’ai jeté tout cela au moment de Princesse Mononoke, et j’ai décidé de repartir de zéro sur une base totalement neuve et libre, pour aboutir à un résultat différent. Dans Le Voyage de Chihiro il y a beaucoup de personnages, car pour moi le film est comme la transposition de l’histoire d’une jeune fille qui débarque au milieu de l’agitation des studios Ghibli pour y travailler. Elle va devoir franchir de nombreuses épreuves. La plupart de mes films grouillent de personnages. Mon voisin Totoro faisait plutôt figure d’exception. »

Contrairement aux films précédents de Miyazaki, qui tendaient vers une forme artistique universelle, Le Voyage de Chihiro marque un ancrage volontaire dans un imaginaire purement nippon, une sorte de retour aux sources pour l’artiste, dont l’œuvre possède également une dimension politique de résistance à l’américanisation de son pays. Miyazaki a souvent puisé les sujets de ses films dans le patrimoine littéraire mondial, de Swift à Maurice Leblanc. Le Voyage de Chihiro s’inspire de légendes traditionnelles japonaises, et se refuse au moindre compromis culturel. On est loin d’une forme de « world cinéma » symbolisée par Tigre et Dragon, qui profite de l’engouement du public occidental pour l’exotisme du cinéma asiatique. Le Voyage de Chihiro est un film que Miyazaki a prioritairement adressé au public des enfants japonais.

« À une époque, j’avais en effet le souci de ne pas montrer que des choses purement japonaises dans mes films. En ce moment, et cela ne veut pas dire que cela sera toujours comme cela, j’ai envie de montrer aux Japonais, et éventuellement aux autres, que le Japon est aussi riche en culture et en histoire que d’autres pays. Les Japonais ont tendance à l’oublier. Le Japon est le pays des touristes qui font le voyage à Paris pour d’acheter des sacs Vuitton. Il serait temps qu’ils redécouvrent leurs propres racines. Moi, je ne porte que des vêtements sans marque (…)

« On trouve dans la littérature japonaise des histoires de voyageurs victimes de sortilèges et qui se réveillent le lendemain matin transformés en animaux. Je connais bien « Pinocchio » et « Alice au pays des merveilles », et je les aime beaucoup, mais je ne m’en suis pas inspiré pour ce film. J’ai fait appel à un imaginaire purement japonais. Tous les personnages sortent de mon imagination, mais il est certain que je me suis nourri des traditions et légendes pour les inventer. Il existe de nombreux dessins de monstres épouvantables dans l’art japonais. J’ai souhaité m’éloigner le plus possible de cette représentation traditionnelle des créatures et des fantômes. »

Le succès triomphal du Voyage de Chihiro a récompensé le parcours hors norme d’un artiste unanimement respecté au Japon, et qui a créé avec d’autres animateurs et dessinateurs les studios Ghibli, d’où sont sortis plusieurs chefs-d’œuvre de l’animation contemporaine. Les Studios Ghibli ont prouvé au grand public que le cinéma d’animation pouvait non seulement aborder des sujets enfantins ou fantastiques mais aussi traiter de sujets réalistes, graves ou autobiographiques, comme Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata.

« Quand nous avons créé ces studios, c’était dans le dessein de faire des films comme nous le voulions, en toute liberté. N’oubliez pas que l’animation est un travail très collectif. Quand on me parle de mes films, je réponds toujours que ce n’est pas mon œuvre, mais une œuvre collective (…) « Cela s’est passé progressivement. Au fur et à mesure de l’existence de studios Ghibli, nous avons eu des projets de nature et d’ampleur différentes. Nous avons ainsi transformé la pensée et l’approche traditionnelle du dessin animé, en lui apportant une nouvelle dimension. Cela n’a pas été évident et cela a pris du temps. Pour élargir les frontières du dessin animé, il nous a fallu beaucoup d’efforts et c’est pour cela qu’on trouve une certaine tenue dans nos films. Maintenant que le monde de l’animation s’est ouvert sur le réalisme, les jeunes qui s’engouffrent dans cette brèche ouverte n’ont pas à fournir les mêmes efforts. Résultat, c’est devenu un poids pour eux. Ce n’est plus une ouverture, mais un fardeau qu’ils portent car ils ne savent pas s’en servir. »

Miyazaki, faute de pouvoir contrôler leur diffusion, s’était longtemps montré réticent à l’idée de sortir ses films hors du Japon. Depuis Princesse Mononoke, ce sont les studios Disney qui distribuent ses films en Occident. Une situation paradoxale, qui témoigne du pouvoir acquis par Miyazaki, mais intervient au moment où le cinéaste semble de plus en plus désillusionné et méfiant envers les Etats-Unis.

« Je me dis qu’ils doivent être très embarrassés en voyant Le Voyage de Chihiro. Je ne peux pas vous dire s’ils ont tout compris ou s’ils sont très heureux. L’accord que les studios Ghibli ont passé avec Disney est d’ordre purement commercial. Le film correspond exactement à ce que j’ai voulu faire. Il n’est pas question qu’ils apportent des modifications au montage, ni même qu’ils donnent leur avis sur le résultat final.

En tout cas, ce n’est que du « business ». Je ne suis pas si faible que cela en face d’eux. Pour eux Le Voyage de Chihiro se résume de la façon suivante : « est-ce que Chihiro va battre la vilaine sorcière ? » Ils n’arrivent pas à comprendre que l’histoire n’est pas si simple que cela. C’est comme lorsque le président des États-Unis déclare : « soit vous être avec nous, soit vous êtes contre nous. »

Le problème n’est pas seulement lié à Disney. Je pense qu’une partie du public américain ne pourra pas comprendre et apprécier ce film. C’est regrettable, mais c’est comme ça. Les Américains souffrent d’une insuffisance chronique et cela m’est égal. »

Comme autrefois son ami Akira Kurosawa, Miyazaki se trouve au-dessus de la mêlée. Artiste incorruptible, maître admiré par ses pairs, insensible aux modes, cet idéaliste observe avec sévérité le Japon moderne.

« Je dis toujours qu’il faut faire des films qui rencontrent notre époque, mais pas qui l’épousent. Nous sommes des enfants de l’époque dans laquelle nous vivons, mais nous devons lui lancer des défis, pas nous fondre en elle. Les artistes qui collent trop à leur époque vont êtres évacués, comme le temps qui passe. Leurs films vont être abandonnés sur les bords du chemin. Si vous épousez votre époque, vous restez fixés à elle, et vous disparaissez avec elle. »

« Je n’irai pas jusqu’à dire que ma démarche artistique est animiste ou shintoïste. Mais dans la mesure où je suis Japonais, Je me considère davantage comme un biotropiste, un adepte de la défense de la nature et de l’environnement au japon. Nous sommes très nombreux au japon. Il existe aussi des biotropistes en Allemagne, mais ils sont légèrement différents des Japonais. Certains biotropistes qui protègent l’environnement décident que tel poisson ne doit pas être à tel endroit, ou que tel arbre n’est pas à sa place ici ou là. Tout en respectant la nature, ils ont une vision très ordonnée des choses. Moi, et les biotropistes que je fréquente, considérons que si cet arbre où ce poisson se trouve à tel endroit, il faut le laisser vivre où il est. Il n’y a pas d’ordre à imposer aux êtres vivants. Nous respectons la nature telle qu’elle est, et pas telle qu’elle devrait être. Nous nous rapprochons de la nouvelle doctrine de Gaia, « la terre nourricière », selon laquelle il n’existe pas de différence entre le vivant et le non vivant, la terre et les animaux. »

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