Olivier Père

Le Chant des oiseaux et Le seigneur a fait pour moi des merveilles de Albert Serra

Le Chant des oiseaux (2008)

Le Chant des oiseaux (2008)

Le seigneur a fait pour moi des merveilles (2011)

Le seigneur a fait pour moi des merveilles (2011)

Le Chant des oiseaux (El cant dels ocels, découvert à la Quinzaine des Réalisateurs en 2008) et Le seigneur a fait pour moi des merveilles (El senyor ha fet en mi meravelles, présenté en sélection officielle – hors compétition au Festival del film Locarno en 2011), deux films d’Albert Serra, sont édités par Capricci en coffret double DVD en vente depuis le 3 avril.
Capricci (également coproducteur et distributeur des films d’Albert Serra) a aussi édité il y a quelques années un magnifique coffret DVD d’Honor de cavalleria accompagné d’un livret écrit par Albert Serra en collaboration avec le critique Cyril Neyrat où le jeune cinéaste parle en toute franchise de ses influences, de sa philosophie du cinéma et de ses méthodes de travail aussi belles que particulières qui accouchèrent en 2006 de ce remarquable premier long métrage.

Le Chant des oiseaux

Le Chant des oiseaux

Tout aussi magnifique, sinon davantage, Le Chant des oiseaux, sur l’histoire des rois mages reprend certains principes du premier film mais les enrichit grâce à une poésie, un humour et une plasticité de l’image encore plus évidents que dans Honor de cavalleria.

Albert Serra est en effet un des rares jeunes cinéastes capables d’articuler un discours critique et analytique sur son cinéma, cela dès le premier film, sans que cela soit pédant ou prétentieux. Il se livre à une analyse plan par plan de son film en expliquant tous les choix artistiques et les conditions de tournage de chaque plan. Souvent, ce qui passerait pour un erreur ou un accident technique dans un film traditionnel est ici une trouvaille poétique saisissante. C’est seulement que, au-delà de sa culture et de son intelligence qui sont grandes, et de sa personnalité, une des plus fortes du cinéma contemporain, Albert Serra a des idées très claires sur ce qu’il aime, ce qu’il veut faire ou pas, porté en cela par des modèles historiques et des héros personnels qui sont tous des génies extrémistes : Picasso, Dali, Warhol, Bene, Fassbinder. Il n’écoute que lui et ne se laisse pas influencer par les diktats désastreux des financeurs des films d’art et essai. Alors qu’un certain cinéma d’auteur est aujourd’hui menacé par l’ambigüité, la confusion, la tentative plutôt que la réussite, Serra est parvenu à un mode de production et de création très sain et qui constitue déjà un modèle.  Il explique avec beaucoup de précision la genèse et la fabrication d’Honor de cavalleria, en avouant qu’il avait en tête la phrase célèbre de Picasso, qui lui a permis de mener à bien ce projet totalement fou et atypique : « je ne cherche pas, je trouve ».

C’est exactement le contraire d’un certain cinéma expérimental qui cherche beaucoup, mais ne trouve pas.

Le Chant des oiseaux

Le Chant des oiseaux

Serra vient également rompre le cliché d’un certain cinéma radical, dénué d’action, dénué de parole, qui s’abime dans la lenteur et la contemplation du vide.   Même si ses deux films sont considérés comme lents, dénués de dramaturgie classique et peu bavards, Serra est plus baroque que minimaliste. Avec des images et des situations très simples, il parvient à créer des films sublimes et impressionnants. Il a coutume de très peu préparer les tournages, filmer beaucoup et de manière assez libre, puis au contraire de consacrer de long mois au montage, qui est d’une minutie extrême. Le tournage est le moment de la folie, de la surprise, du hasard, tandis que le montage est le moment de la discipline, du perfectionnisme.  Cela rejoint ce que dit Aki Kaurismäki sur un mode humoristique : « La différence entre le tournage et le montage, c’est que je bois beaucoup pendant le tournage, et pas du tout pendant le montage. »

Les deux films de Serra sont avant tout des blocs de temps. C’est la durée du plan qui crée la sensation dans Honor de Cavalleria. Dans Le Chant des oiseaux, Serra a refusé la dimension contemplative de plans trop longs pour se concentrer sur leur picturalité, leur platitude (le film est tourné en noir et blanc.)

Portrait d'Albert Serra sur le tournage du Chant des oiseaux

Portrait d’Albert Serra sur le tournage du Chant des oiseaux

Albert Serra n’est pas un cinéaste iconoclaste, il adapte les mythes littéraires et religieux (son catholicisme n’est pas feint) avec une grande liberté poétique, mais aussi avec respect et même émotion.

J’ai souvent utilisé un oxymoron qui définit à la perfection le cinéma d’Albert Serra : un minimalisme grandiose.

Correspondències filmiques est un projet réalisé à l’occasion d’une exposition au Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA) pour lequel Lisandro Alonso et Albert Serra étaient invités à s’échanger des lettres filmées. Le Seigneur a fait pour moi des merveilles diffère dans sa forme des deux films précédents de Serra. Il s’agit au départ de la dernière livraison de la collection « correspondances filmées » où des cinéastes envoient des lettres vidéo à d’autres cinéastes. Après Erice et Kiarostami, Guerin et Mekas… c’est au tour de Lisandro Alonso et Albert Serra de s’envoyer des nouvelles avec une caméra vidéo. Les deux cinéastes ont le même âge, ils se connaissent bien. Le film de l’Argentin Lisandro Alonso (également montré à Locarno) est court, celui de Serra dure près de deux heures trente dans son montage initial (le DVD de Capricci annonce une durée de 98 minutes.) Le Seigneur a fait pour moi des merveilles est un « road movie », sorte de journal filmé entre documentaire, essai et tentative de mettre en scène sa troupe d’acteurs et de techniciens (une bande d’excentriques catalans qui passent beaucoup de temps ensemble, en participant aux films de Serra puis en l’accompagnant dans les festivals.) Malgré sa spontanéité et la part importante d’improvisation (au moins verbale) qui préside au film, Serra, grand formaliste, ne peut s’empêcher de composer des plans d’une beauté simple et expressive, presque tous fixes (à l’exception d’un seul panoramique) qui mettent en valeur les saillies verbales et les trouvailles burlesques, volontaires ou non, de ses acteurs. Au départ, c’est un projet de film sur l’Espagne et ses mythologies, qui intéressent Serra : la tauromachie, Dali, la guerre civile, le franquisme, Cervantes… Mais très vite, les mythologies personnelles de Serra et ses amis prennent le dessus, à l’occasion d’une suite de sketches, conversations ou monologues savoureux : Cervantes et Dali toujours, mais aussi les motos Guzzi, le tennis (pour l’homme qui joue Quichotte, professeur de tennis à la retraite), Fassbinder (Serra se met en scène comme cinéaste à l’intérieur du film, qui raconte la vie d’une troupe de cinéma et un tournage improbable à la manière de Prenez garde à la sainte putain.)
Serra profite de ce film pour donner libre cours à une parole imaginative, qui est celle des membres de sa troupe, qu’il encourage à exprimer sa fantaisie naturelle. Le couple Quichotte-Sancho (Lluís Carbó et Lluís Serrat de leurs vrais noms à la ville), désormais surnommé ainsi depuis que les deux hommes ont joué dans Honor de cavalleria avant d’interpréter deux des rois mages dans Le Chants des oiseaux (le troisième mage est le père de Sancho, copie conforme de son fils) se livre à des numéros de duettistes d’une grande poésie, lorsque par exemple Quichotte demande Sancho en mariage, dans un couloir d’hôtel, filmé de loin dans un plan à la très belle composition symétrique. Serra filme Sancho, comme d’habitude, avec beaucoup de passion, comme on filmerait un animal, un enfant ou un saint (il est un peu les trois à la fois.) Il se réjouit aussi de filmer enfin Toti, figure emblématique de la troupe, rescapé des années psychédéliques de Ibiza au comportement imprévisible et au caractère ombrageux, capables des pires excès, bête sauvage que Serra tente de domestiquer en le faisant apparaître dans ses pièces de théâtre et ses films, souvent sans grand succès. Ici il devient le protagoniste principal, par sa seule présence physique (parfois évanouie et horizontale, lorsqu’il gît sur un bord de route, victime d’un malaise) ou ses altercations théâtrales avec Serra, dans une sorte de remake catalan de la relation Herzog-Kinski. Si l’on sait que Toti (son surnom) était pressenti pour interpréter le rôle de Dracula dans le prochain film de Serra (le cinéaste dut finalement y renoncer, Toti se révélant trop dangereux et incontrôlable), on peut voir cet essai cinématographique comme une tentative d’approche, à défaut d’apprivoisement, de la caméra devant une personne qui est aussi un personnage dans la vie.
Le point commun que l’on pourrait sans conteste trouver entre Alonso et Serra, c’est l’importance de l’amitié dans leur travail. On peut d’ailleurs considérer la lettre de Serra à Alonso comme un film sur l’amitié. Ils font généralement des films avec des gens qu’ils aiment, artistes, techniciens ou non professionnels, mais le plaisir de travailler ensemble est crucial, et parfois suffisant pour faire un film. Serra et Alonso, c’est important, appartiennent à la première génération de grands cinéastes qui n’ont jamais vraiment obtenu de spectateurs dans les salles de cinéma, venant après la crise du cinéma et la déroute commerciale d’une certaine modernité. Si le peuple manque devant les films, ils n’oublient pas de l’inclure à l’intérieur même de leur œuvre, jusqu’à transformer des figurants de leur vie quotidienne, comme chez Serra, en héros d’une mythologie prolétarienne, ou comme chez Alonso, en représentations tragiques de la condition humaine.

Catégories : Coproductions

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