Why Not productions et France Inter présentent un coffret – en vente à partir du 9 novembre – avec deux films jusque là inédits en DVD, La Cicatrice intérieure (1972, master restauré avec l’aide de la Cinémathèque française, photo en tête de texte) et Liberté, la nuit (1984, film produit par l’INA). Philippe Garrel est un des meilleurs cinéastes français de sa génération, le plus artiste sans nul doute, « l’enfant secret du cinéma moderne ». Son œuvre a très tôt transcendé les limites non seulement de la production hexagonale, du paysage cinématographique des années 70, mais aussi des disciplines artistiques, s’affranchissant de multiples frontières, esthétiques, mentales et géographiques. Il suffit pour s’en convaincre de voir et revoir ses premiers films, signés très jeunes et dans des conditions incroyables, poèmes écrits avec une caméra sous influences multiples et pourtant d’une profonde nouveauté. Garrel est l’héritier direct et précoce de la Nouvelle Vague (les films de Godard sont pour lui une révélation, et déclenchent son désir de cinéma), mais c’est aussi un fan de rock, un amateur de peinture, et bientôt un acteur témoin de mai 68 et des utopies révolutionnaires.
À la fois épris d’un art débarrassé de ses contraintes prosaïques et triviales et convaincu de l’impureté ontologique du cinématographe, Philippe Garrel va se livrer dans les années 60 et 70 à un travail d’esthète. Il rompt radicalement avec la fiction et la narration (ce que ses maîtres de la Nouvelle vague n’avaient pas fait avant lui, pas même Godard ou Pasolini), n’intègre pas un mode traditionnel de production et de distribution. Garrel s’engouffre dans l’expérimentation pure et dure. Il est depuis le début son propre producteur, tourne sans guère d’argent des courts chefs-d’œuvre qui sont directement projetés à la Cinémathèque (souvent les soirs de Noël) par Henri Langlois, premier admirateur et défenseur de Garrel. Les regards se portent alors vers New York, Jonas Mekas, Andy Warhol et la Factory. Le rock est aussi important que le cinéma, le Velvet Underground incarne la modernité au même titre que Godard ou Antonioni. Dans l’effervescence pré-68, le groupe Zanzibar (mot découvert dans un poème de Rimbaud) se forme au Festival du jeune cinéma à Hyères, autour de Philippe Garrel, Bernadette Lafont et la monteuse Jackie Raynal. Zanzibar, laboratoire de création cinématographique, picturale, musicale, est empreint des préoccupations de l’époque : l’ésotérisme, l’érotisme, la révolution situationniste, l’antipsychiatrie et Artaud. Pierre Clémenti, Daniel Pommereule, Jean-Pierre Kalfon incarnent les nouveaux dandys aux cheveux longs, tandis que Garrel, athée, s’intéresse à la symbolique chrétienne et revisite, de Marie pour mémoire au Lit de la vierge, les personnages évangéliques. La première égérie de Garrel se nomme Zouzou, elle a joué dans trois de ses films et interprète la mère du Christ Clémenti dans Le Lit de la vierge. La seconde sera Nico, et plus rien ne sera comme avant. Garrel rencontre Nico en 1969, lors de la postproduction du Lit de la vierge en Italie, à Lusitano dans la maison de Tina Aumont et Frédéric Pardo. Nico est déjà une habituée des sunlights : mannequin en Allemagne dès l’âge de seize ans, créature de la Factory, elle semble résignée à jouer les muses et fasciner les hommes et les artistes qui croisent son chemin : un photographe la rebaptise Nico à Ibiza au départ de son ami le cinéaste Nico Papatakis, Bob Dylan lui dédie Visions of Johanna, elle intègre le Velvet Underground en 1967 séduisant John Cale et même un Lou Reed très hostile. Au cinéma, elle apparaît dans quelques films underground produits par la Factory (dont le fameux Chelsea Girls de Warhol) et en Europe elle interprète le rôle principal de l’oublié Strip-tease de Jacques Poitrenaud. Mais sa plus mémorable incursion au cinéma reste sa fugace participation à La dolce vita de Fellini, où elle joue un personnage proche de ce qu’elle est vraiment : une sublime créature de la nuit, walkyrie blonde irréelle de beauté qui hante les parties mondaines et trône au milieu de la jet set internationale, entre Rome, New York, Ibiza et Paris. Icône et égérie, une des plus belles femmes de son temps, courtisée par les photographes et les rocks stars, Nico est aussi une artiste, chanteuse et musicienne. L’histoire d’amour entre Philippe Garrel et Nico célèbre les noces du rock et du cinéma, de Zanzibar et de la Factory, des deux courants alternatifs les plus puissants et stimulants de l’époque. Garrel surnomme Nico « la souterraine de velours ». C’est elle qui montre au jeune cinéaste que l’horizon du cinéma français peut s’ouvrir au–delà de l’héritage de la Nouvelle Vague et du néo-réalisme, vers le psychédélisme et le rock. La passion de Garrel pour Nico se déroulera loin des flashes des paparazzi, elle n’occupera jamais la une des gazettes de cinéma ou de spectacles (encore moins que le couple Godard Karina dix ans plus tôt, c’est dire), mais elle donnera naissance à une poignée de films magiques arrachés aux ténèbres et à la pauvreté, joyaux faits avec rien mais qui continuent à irradier l’écran lors de leurs rares projections, lorsque Garrel les autorise encore. Le premier film de Garrel avec Nico s’appelle La Cicatrice intérieure, tourné entre 1970 et 1972, aux quatre coins du monde. Garrel produit le film avec Sylvina Boissonnas, femme immensément riche, personnage flamboyant et extravagant qui finance projets de peinture, film, photographie, musique des jeunes artistes, distribuant avec générosité les chèques à sa table de la Coupole. Elle devient le mécène du groupe Zanzibar, qui rêve d’être une maison de production idéale. Après Le Lit de la vierge, allégorie christique tournée en scope en Italie et à Marrakech, Garrel part filmer La Cicatrice intérieure au Nouveau Mexique, en Islande, en Italie et en Egypte… Garrel bénéficie de davantage d’argent pour faire son film que pour vivre. De toutes façons, le cinéma et la vie ne font qu’un pour Garrel, et la vie à cette époque est placée sous le signe de l’évasion, mystique, politique et chimique. Dans ces années stupéfiantes, tout le monde est sous LSD, pour fuir la réalité et la France sinistre des années 70, la chute brutale des illusions après Mai 68. Garrel part en voyages, et Nico participe à ce désir de fuite et d’exotisme. Figure centrale de La Cicatrice intérieure, elle en compose également la musique et les chansons, et improvise ses dialogues, en anglais et en allemand, sa langue natale que Garrel ne comprend pas. Au début de La Cicatrice intérieure, dans le même désert où Stroheim tourna les derniers plans des Rapaces, Philippe Garrel et Nico, couple à l’étrange accoutrement médiéval futuriste, elle en robe de bure, lui en combinaison moulante, se livrent à une errance immobile. Il tourne en rond autour d’elle tandis qu’elle se tient prostrée, pleurant, criant, étouffant et suppliant. Si pour Garrel le bonheur est dans la création, ses films ne sont pas (et surtout pas dans les années 70) des films sur le bonheur. La Cicatrice intérieure et les films suivants appartiennent sans doute autant à Garrel qu’à Nico. Il y exprime son mysticisme angoissé, sa quête des origines (ici le feu, comme dans Athanor, vient tacher les plans de sa lumière). Elle y crie, chante ou récite une douleur non feinte qui déforme ses traits de statue grecque pour la rendre presque laide. La souffrance a toujours accompagné la beauté dans l’œuvre de Garrel, et toutes deux sont amplifiées par l’absence du reste : plus de dialogue, plus de scénario, parfois plus de son (Les Hautes solitudes).
La Cicatrice intérieure, avec ses faux airs d’Heroic Fantasy sous acides (Pierre Clémenti nu sur son cheval, avec carquois et flèches, dans des paysages de planète sauvage) montre la détresse d’une génération et la vie d’un couple, entre incompréhension, fusion et expérience des limites. C’est aussi un film de bande, de communauté impossible, où Garrel filme femme, amis et enfants (celui de Nico et d’Alain Delon, jamais reconnu par son père, le petit Ari Boulogne ; le fils de Clémenti, Balthazar).
La Cicatrice intérieure est un titre mythique du cinéma underground, fruit de l’aventure artistique menée à l’époque par Garrel et ses amis du groupe Zanzibar. Et pourtant, au-delà du folklore hippie véhiculé par le film, forcément daté, La Cicatrice intérieure, comme les autres films de Garrel des années 70, est un chef-d’œuvre en liberté capable d’envoûter chaque nouvelle génération de cinéphiles, un précurseur en errance et en angoisse des expériences contemporaines de Gerry ou The Brown Bunny. Le cinéma de Garrel, c’est avant tout la modernité au présent, des films voués à une éternelle jeunesse, réfractaires à l’embaumement muséographique, malgré leur proximité revendiquée avec la peinture, et pas n’importe laquelle (Ingres, Titien, Georges de La Tour).
En 1975, Philippe Garrel déclarait, à propos de La Cicatrice intérieure : « Il ne faut pas regarder La Cicatrice intérieure en se posant des questions, il faut le regarder juste par plaisir, comme l’on peut prendre plaisir à se promener dans le désert. Ce sont des traces avec ce qui ce passe dans ma tête au moment ou je tourne, cela ne peut être que des traces ou des jalons. »
Avant de se souvenirs d’événements vécus pour nourrir son œuvre, Garrel s’inspire de visions, de sensations, de trips…
C’est l’époque où le cinéma est pour Garrel un moyen de planer, un voyage psychédélique bien sûr, mais aussi la rencontre avec des paysages arides et grandioses. Garrel, peintre des visages de femmes, signe avec La Cicatrice intérieure un grand film tellurique.
Les déserts, réceptacles de toutes les aventures et de toutes les méditations, sont des lieux importants du cinéma moderne, lequel a souvent procédé par soustraction (d’images, de paroles, de sons, d’explications), trouvant dans le désert, creuset des origines, le décor idéal pour une table rase esthétique.
À ce titre, La Cicatrice intérieure, magnifique film poème, est aussi le film désert par excellence : Dans des paysages arides, brûlants ou glacés, Garrel y soustrait beaucoup pour ne garder que l’essentiel : la beauté, la pureté, mais aussi la souffrance.
Il semblerait que les cinéastes qui veulent vraiment filmer l’homme dans sa dimension essentielle, mystique ou archaïque ne trouvent meilleur paysage que le désert, de Simon du désert de Luis Buñuel à La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel, d’un repli vers les origines aux visions d’Apocalypse, d’un âge biblique aux guerres modernes.
Tandis que Nico poursuit sa carrière solo (son chef-d’œuvre, l’album Desertshore, sort en 1970), de plus en plus sombre et gothique, le couple tourne sept films, sans jamais sortir du ghetto underground : Athanor, Les Hautes Solitudes (avec Jean Seberg), Un ange passe, Le Berceau de cristal, Voyage au jardin des morts, jusqu’au Bleu des origines en 1978, où Garrel réunit Zouzou et Nico devant une caméra à manivelle muette, renouant avec le cinéma des frères Lumière. Des films sublimes pour la plupart, mais asphyxiants, désespérés, presque autistes. Le public de Garrel se réduit à une peau de chagrin. Garrel vivra dix ans avec Nico une relation intense, indélébile. Après le départ de « l’amour de sa vie » (dixit Garrel), son cinéma ne sera plus le même. Une coupure franche se dessine alors, à l’orée des années 80. Il y aura un cinéma de l’après Nico. Les années 70 étaient une période mythique, avec des poèmes filmés qui proposaient une transposition limpide des émotions et des états psychiques vécus avec Nico, entre l’extase, la drogue et les béances. La décennie suivante marquera pour Garrel le choix d’un cinéma plus classique (c’est-à-dire narratif) voué au souvenir. Garrel filme désormais des histoires d’amour, de drogue et de couples, avec un personnage masculin qui lui ressemble, et des actrices modèles empruntées aux cinéastes aimés – toujours l’idée de sainte famille (Anne Wiazemsky après Godard, Christine Boisson après Antonioni, Mireille Perrier après Carax). On passe du mythe à l’histoire, du trip à l’autobiographie, du poème au journal intime et au roman familial (Garrel joue dans Les Baisers de secours, aux côtés de son père Maurice et de sa compagne Brigitte Sy, mère de son fils Louis). Garrel se penche sur son passé, revisite sa rencontre et sa vie avec Nico, éprouve le besoin d’en parler aux nouvelles femmes qui peuplent sa vie, même si ça fait mal. L’Enfant secret, très beau film du renouveau, évoque l’histoire d’une femme, en proie à la drogue, qui élève seule son fils illégitime ; J’entends plus la guitare nous apprend la nouvelle de la mort de Nico, survenue en 1988, d’un étrange accident de vélo à Ibiza. Le film lui est dédié. Présence physique impressionnante, visage et voix de velours des essais underground des années de poudre, Nico hante désormais l’œuvre mélancolique de Garrel, comme un ange qui, non, décidément, ne passe pas.
En 1984, Liberté, la nuit est un film à part dans la filmographie de Garrel. Le cinéaste y délaisse l’autobiographie, l’histoire intime pour y aborder la grande histoire, ou plutôt un épisode honteux de l’histoire de France, la Guerre d’Algérie, les porteurs de valises du FLN, les attentats de l’OAS. Ce sujet politique, Garrel le filme comme à son habitude sous l’angle de la relation amoureuse, de la filiation et de la famille (celle du cinéma et celle génétique, mais cela ne fait souvent qu’un) : Liberté, la nuit répond au Petit Soldat de Jean-Luc Godard et à L’Insoumis d’Alain Cavalier, rares films à oser aborder – à chaud – un sujet tabou ; Jean, un instituteur se sépare de sa femme, Mouche, couturière, malgré la tendresse qu’il éprouve pour elle et son amour pour leur fille. Mouche tombe sous les balles de parachutistes de l’OAS. Peu de temps après son assassinat, Jean tombe amoureux de Gémina (Christine Boisson), une jeune femme pied-noir qui débarque d’Algérie. Le vieux couple du film est joué par Maurice Garrel (le propre père de Philippe et figure récurrente de ses films) et Emmanuèle Riva, héroïne d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, référence en matière de modernité cinématographique. Le noir et blanc change de texture, les images se figent et le mouvement se décompose lors des deux scènes de meurtres, glaciales, qui ponctuent le film. Lorsque Mouche est fauchée par une rafale de mitraillette, sur une route de campagne française, jaillit le souvenir de Rome, ville ouverte de Rossellini et d’Anna Magnani, brisée dans son élan par les balles allemandes. Garrel est l’héritier du cinéma moderne européen, dont il alimente la flamme dans ses propres films.[slideshow]
Garrel père, fils et femme
Philippe Garrel retrouvera cette veine historique de contrebande avec Les Amants réguliers, son épopée en huis clos sur Mai 68, qui ouvrira une trilogie interprétée par son fils Louis Garrel, La Frontière de l’aube (magnifique film poème d’amour fou, qui convoque Nerval et Gautier) et Un été brûlant, sorti en septembre et scandaleusement boudé par la presse et le public, alors que le cinéaste y affirme une grande plénitude romanesque et intimiste (le film est inspiré d’épisodes de la vie de son ami le peintre Frédéric Pardo) et révèle une Monica Bellucci somptueuse, filmée et regardée comme pour le première fois.
Maurice Garrel est décédé le 4 juin dernier à l’âge de 88 ans, après une longue carrière au théâtre, à la télévision et au cinéma, de François Truffaut à Arnaud Desplechin. On le voit pour la dernière fois, déjà en fantôme, dans Un été brûlant, lors d’une apparition onirique et bouleversante au chevet de son petit-fils. Louis Garrel a réalisé trois beaux courts métrages (Mes copains, Petit Tailleur et La Règle de trois, présenté en première mondiale – Corti d’autori – au Festival del film Locarno cet été), de plus en plus tenté par la mise en scène. Caroline Deruas, l’épouse de Philippe Garrel (et coscénariste d’Un été brûlant) a elle aussi réalisé trois courts métrages. Le dernier, Les Enfants de la nuit, l’histoire d’amour entre une jeune fille et un soldat allemand à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été primé à Locarno (Pardino d’argento) où il était présenté en compétition internationale. La vie et le cinéma continuent…
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