Les « Cahiers du cinéma » du mois d’octobre consacrent leur couverture (dessinée) à Michael Cimino. De dos sur les photos, coiffé d’un large chapeau de cow-boy, le cinéaste américain a accordé à J-B. Thoret un entretien en forme de ballade en voiture dans les paysages américains de ses films, qui donne lieu à un long article. Saluons la nouvelle orientation éditoriale de la revue qui ne cherche pas uniquement à coller à l’actualité des sorties mais a choisi de s’intéresser à des sujets liés à l’histoire du cinéma contemporain ou à ses nouvelles tendances.
Thunderbolt and Lightfoot (1974) est le premier long métrage mis en scène par Michael Cimino.
D’abord scénariste (le film de science-fiction écologiste Silent Running de Douglas Trumbull), Cimino réussit à convaincre Clint Eastwood de le laisser mettre en scène Thunderbolt and Lightfoot (titre moins stupide que sa « traduction » française, Le Canardeur) pour sa société de production Malpaso, un scénario personnel qu’il a écrit en pensant à lui. Entre-temps, Cimino accepte d’écrire à la demande d’Eastwood le second épisode de la série des « Dirty Harry » (après L’Inspecteur Harry de Don Siegel), Magnum Force de Ted Post, car son scénariste John Milius est parti réaliser son premier film Dillinger. Le Canardeur, magnifique coup d’essai, marque la naissance d’un des talents les plus originaux du Nouvel Hollywood des années 70. Les ambitions du jeune cinéaste sont pourtant masquées derrière un matériau à première vue trivial : il s’agit d’un « buddy movie » mâtiné de film de hold-up avec des éléments comiques, destiné à mettre en valeur la star Eastwood. Non seulement Cimino parvient rendre à Eastwood moins monolithique que d’habitude, mais il offre aussi au jeune Jeff Bridges la possibilité d’éclipser la star. Thunderbolt and Lightfootn’a certes pas l’ampleur visuelle, la dimension opératique et historique des chefs-d’œuvre suivants de Cimino, qui fait ses gammes sur un tournage à petit budget. Cimino se situe de manière très consciente à la fin d’une généalogie du cinéma américain, après Ford et Peckinpah. Il magnifie les paysages américains (minutieux repérages effectués dans le Montana), exalte l’amitié virile et l’individualisme de ses héros, se montre élégiaque et attiré par les perdants et les déclassés.
Cimino est un cinéaste à la fois sentimental et intellectuel, et son cinéma oscille entre la nostalgie des origines (son côté primitif), et une posture artistique très moderne (son côté maniériste). Dans Thunderbolt and Lightfoot, il y a un ton grotesque et une iconoclastie qu’on ne retrouvera plus dans l’œuvre de Cimino, qui s’amuse à déguiser Eastwood en pasteur et Bridges en femme. Ce qui fut perçu comme de l’humour rustique hérité de Raoul Walsh cachait peut-être une dimension plus intime. Ce travestissement inattendu explicite l’homosexualité latente qui existe dans le personnage de Lightfoot (Bridges dans le rôle de Cimino), le jeune chien fou qui s’amourache de Thunderbolt (Eastwood, dans le rôle de Ford), le vieux loup solitaire. Il trouve un écho particulier aujourd’hui que Cimino, l’immense auteur de Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis, est surtout célèbre pour ses bizarreries transformistes et ses multiples opérations de chirurgie esthétique.
Second film de Michael Cimino, succès public et critique couverts d’oscars (notamment meilleur film et meilleur réalisateur), Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) fait entrer Cimino dans l’histoire du cinéma américain par la grande porte, en 1978. Il a 29 ans.
Michael Cimino, né trop tard pour filmer les mythes fondateurs de l’Amérique (La Porte du Paradis sera sa version masochiste de la « Naissance d’une nation » bâtie sur des ethnocides), met en scène dans Voyage au bout de l’enfer la fin de son innocence, soit la guerre du Vietnam qui vient violer l’autarcie d’une communauté d’ouvriers d’origine russe dans une triste bourgade de Pennsylvanie, cernée par des paysages grandioses de montagnes. À l’heure de la démystification, un an avant Apocalypse Now qui envisage le Vietnam comme un spectaculaire trip, Cimino veut au contraire retrouver la dimension mythique de l’Amérique. La construction du film, aussi somptueuse qu’audacieuse, est comparable à celle d’un gigantesque opéra. Se succèdent trois parties d’inégales longueurs, avec des rimes et des correspondances toutes musicales : la première relate les derniers moments passés par trois amis avant leur départ pour la guerre. Elle est composée d’une succession de rites ancestraux (le travail dans les aciéries, la cérémonie de mariage orthodoxe et le bal, la partie de chasse). Ces scènes, et particulièrement celle du bal, sont étirées au point d’atteindre une dimension fantastique. Lors de l’épisode vietnamien, très concentré, les trois amis sont prisonniers de soldats Viêt-Cong qui leur font subir le supplice de la roulette russe. Insoutenable et hors de tout réalisme, il s’agit d’une allégorie – contestable – du conflit vietnamien, « suicide d’une nation » (dixit Cimino). La roulette russe, qui réapparaît dans la déchirante partie finale, celle de la tentative douloureuse de reconstitution du groupe, est un rite maléfique filmé en contrepoint de ceux du début chargés d’une valeur dionysiaque (beuveries, danses, chants) et rappelle le désir abandonné par Michael de tuer le cerf « d’une seule balle. » Car derrière un titre français ronflant se cache The Deer Hunter, « Le Chasseur de cerf », qui désigne le personnage principal. C’est le héros d’une chanson de geste (projection fantasmatique du cinéaste, qui s’identifie avec ce perfectionniste rêveur, ce seigneur prolétaire), chef charismatique – tandis que Cimino restera le grand cinéaste solitaire de sa génération, le mégalomane réduit à l’impuissance et au silence – dont le talon d’Achille est une passivité maladive avec les femmes.
Cimino se révèle aussi un immense directeur d’acteurs (il révèle Christopher Walken et offre à Robert De Niro et à Meryl Streep des rôles magnifiques.) Il signe avec Voyage au bout de l’enfer la plus belle épopée intimiste du cinéma américain moderne et, pour aller vite, un chef-d’œuvre absolu. Ce triomphe permet à Cimino d’obtenir le feu vert pour son prochain projet, dans la continuité de Voyage au bout de l’enfer mais encore plus ambitieux, démesuré et majestueux.
Avec La Porte du paradis (Heaven’s Gate), Michael Cimino filme une page de la naissance des États-Unis, bâtis non seulement sur le génocide du peuple indien mais aussi sur les persécutions de la seconde génération d’émigrés pauvres venus d’Europe Centrale. Le cinéaste s’inspire d’un épisode méconnu et surtout refoulé de l’histoire américaine : la guerre civile qui éclata en 1890 dans le comté de Johnson, Wyoming, et qui aboutit au massacre de populations civiles par des milices payées par les capitalistes et les gros propriétaires de la région. À la tête d’un budget colossal, à la hauteur de ses ambitions d’artiste mégalomane, Cimino aborde un sujet brûlant et ne renonce en rien à ses audaces narratives et son lyrisme, entre Ford et Visconti.
Il radicalise la construction de son précédent chef-d’œuvre, Voyage au bout de l’enfer, et met en scène une fresque composée de trois parties inégales, blocs de temps qui confèrent à l’œuvre un rythme musical, une structure proche de l’opéra. La longueur du film (trois heures quarante) est légitimée par la densité romanesque et historique du film mais aussi sa structure qui étire et dédouble les scènes de groupes, comme le bal de la remise des diplômes d’Harvard en 1870, et celui sur patins à roulettes des fermiers vingt ans plus tard. En revanche, Cimino ne livre aucune explication psychologique. Il laisse volontairement planer une certaine ambiguïté sur le comportement et les sentiments contradictoires de ses personnages principaux, un trio amoureux formé par un riche intellectuel prenant parti pour les émigrés (Kris Kristofferson), une prostituée française (Isabelle Huppert, sensuelle et déterminée) et un tueur à la solde des propriétaires (Christopher Walken).
Ce film sur la fin de l’idéalisme marqua aussi la fin du cinéma d’auteur américain à grand spectacle. Le public refusa la vision hyperréaliste de l’Ouest et la lecture politique de Cimino, à contre-courant du révisionnisme hollywoodien et des westerns classiques. Plombé par ses dépassements de budget et de tournage, affaibli par le changement de direction d’United Artists qui produit le film et ne contrôle plus rien, La Porte du paradis est un désastre commercial et critique qui marque la fin du règne des « wonder boys » du Nouvel Hollywood, surpuissants dans les années 70, finis ou obligés de rentrer dans le rang dans les années 80. Cimino va payer pour les autres, et c’est non seulement sa carrière mais sa réputation qui seront détruites après ce chef-d’œuvre maudit. Beaucoup de propos calomnieux ont été colporté sur Michael Cimino. On l’accuse de l’arrogance, de l’irresponsabilité, de la prétention et de la mégalomanie qui entachent également les noms de Martin Scorsese, William Friedkin ou Peter Bogdanovich, responsables de gros échecs commerciaux avec des films chers (New York, New York, Le Convoi de la peur, Ainsi va l’amour). Francis Coppola, avec Coup de cœur (1982), sera le prochain sur la liste…
Tous ces films ont beau compter parmi les meilleurs de leurs auteurs, leur folie et surtout le rejet total du public sont rédhibitoires pour l’industrie hollywoodienne qui va entrer dans l’ère des blockbusters. La semaine où William Friedkin essuyait un bide colossal avec son remake cauchemardesque et nihiliste du Salaire de la peur de Clouzot, George Lucas engrangeait les millions de dollars et de spectateurs dans le monde entier avec La Guerre des étoiles. Tout un symbole.
La fresque de Cimino est amputée de 50 minutes pour sa distribution mondiale en 1980 par rapport à son montage original. Même si cela ne change absolument rien au désastre du film, cela ajoute à l’humiliation du cinéaste qui voit la subtile construction musicale de La Porte du paradis complètement massacrée. Il faudra attendre la fin des années 80 pour la version intégrale du film, le « director’s cut » de 219 minutes soit enfin visible sur grand écran, du moins en France. Avant une restauration numérique adoubée par Cimino en 2012, qui la considère comme la version définitive du film. Cela permettra de vérifier à quel point le film est génial et réussi, mais c’est beaucoup trop tard.
Michael Cimino réalise quatre longs métrages après La Porte du paradis, entre 1985 et 1996. Avec des budgets normaux et sans aucun dépassement.
L’Année du dragon peut être considéré comme la troisième partie d’une trilogie commencée avec Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis. Véritable « film de guerre en temps de paix » comme le définit Cimino, il s’agit d’un thriller urbain qui met en scène la croisade personnelle d’un flic vétéran du Vietnam contre le chef de la mafia chinoise de New York. Produit par Dino de Laurentiis (le seul à l’époque à oser confier un film important à Cimino, devenu un pestiféré aux yeux des studios américains) et écrit par Oliver Stone, L’Année du dragon est un film magnifique qui se montre digne des précédents films de Cimino et prouve que le cinéaste n’a rien perdu de son génie, malgré la blessure de La Porte du paradis. Certes le film est moins ambitieux dans sa structure. D’une durée plus classique, il évoque davantage Samuel Fuller ou Raoul Walsh, par sa violence et son énergie, que Luchino Visconti.
Cimino insère toutefois un épisode vietnamien dans son récit, digression qui renforce l’importance du personnage du chef des triades, Joey Tai, présenté comme un homme visionnaire, moderne et intelligent tandis que son ennemi Stanley White, supposé être le héros du film, est un flic raciste, borné et brutal. Splendidement mis en scène et photographié, L’Année du dragon est pourtant mal reçu aux Etats-Unis (on y fait l’amalgame entre le racisme de son personnage principal et les opinions de Cimino, ce qui est absurde) et se solde par un nouvel échec commercial.
Les trois films suivants de Michael Cimino, sans doute fatigué par autant d’incompréhension, ne sont pas à la hauteur de ses quatre premiers films. Le Sicilien est une grave déception. Cimino ose se confronter au Guépard de Visconti ou au Parrain de Coppola avec cette biographie romancée (et romantique) du bandit sicilien Salvatore Giuliano, qui avait déjà inspiré à Francesco Rosi un grand film aux partis-pris esthétiques diamétralement opposés. Ici tout le monde parle anglais, et Christophe Lambert se révèle bien peu convaincant dans le rôle principal. C’est la première fois que Cimino rate un film dont le sujet semblait au départ lui convenir à la perfection. Desperate Hours, remake d’un film de William Wyler avec Humphrey Bogart, est une pure commande qui n’apporte rien à la gloire du cinéaste. On se demande ce que Cimino vient faire dans ce huis clos psychologique sur une prise d’otages, lui qui filme si bien les grands espaces (ce qu’il fait d’ailleurs à la fin du film). Quant à son dernier long métrage en date, The Sunchaser, nous ne l’avions guère apprécié à l’époque de sa sortie. Vestige d’un autre projet beaucoup plus ambitieux sur la culture indienne, ce modeste road movie possède au moins le mérite de revenir à une inspiration proche du Canardeur (deux hommes que tout oppose apprennent à s’aimer au cours d’un voyage mouvementé dans les grandioses paysages du désert américain, avec la connaissance et la mort au bout de la route. Cimino a depuis multiplié les projets voués à ne jamais voir le jour et entamé une carrière d’écrivain, comme beaucoup de cinéastes qui ne peuvent plus tourner (Elia Kazan, Samuel Fuller…) Deuxième roman de Michael Cimino publié en 2004 chez Gallimard après le volumineux « Big Jane » (La Noire, 2001), ces « Conversations en miroir », journal intime sous-titré « mythiques mésaventures à Hollywood » accompagnent une œuvre romanesque classique, « A Hundred Oceans. »
L’ensemble laisse à penser que la nouvelle carrière littéraire de Cimino soit immédiatement plus erratique que sa filmographie, rompue aux triomphes puis aux échecs puis au silence. Dans « Conversations en miroir », Cimino nous apprend qu’une journaliste italienne l’appelle un jour pour le rencontrer et faire « le portrait d’un mythe ». Cette perspective déclenche chez le cinéaste déchu une série de réflexions désabusées sur sa double condition : un des plus grands cinéastes de sa génération, auteur d’une poignée de chefs-d’œuvre (Voyage au bout de l’enfer, La Porte du paradis, L’Année du dragon), adulé, controversé, puis détesté et oublié par ses pairs ; et un individu misanthrope et déglingué qui entretient une gueule de bois de vingt ans, tapi comme un fantôme dans sa villa hollywoodienne en ruine. Hollywood Babylone ? « Conversations en miroir » n’est ni un livre de souvenirs, ni un tissu de ragots, encore moins une précieuse source d’information pour les cinéphiles. Certes Cimino poursuit de sa haine Jane Fonda qui le traita de fasciste au moment de la sortie de Voyage au bout de l’enfer, éprouve le besoin de se justifier contre les accusations imbéciles de racisme qui frappèrent L’Année du dragon. Il balance quelques vacheries sur Clint Eastwood, verse une larme à la mémoire de John Wayne (le Duke, rongé par le cancer, fit son ultime apparition publique lors de la soirée des Oscars au cours de laquelle il remit la précieuse statuette au jeune prodige.) Cinéaste épique héritier de Griffith et Gance, artiste flamboyant, mégalomane et intransigeant Cimino est devenu un personnage pathétique digne de la Gloria Swanson de Boulevard du crépuscule. Ses réflexions sont un mélange poignant et parfois irritant d’extrême lucidité malgré tout (drogue, alcool, chirurgie esthétique), de nostalgie, de complaisance, de dégoût de soi et d’orgueil. Cimino commence le chapitre deux en écrivant : « À l’instant où vous croyez avoir touché le fond, vous descendez encore plus bas et ainsi de suite » pour avouer une page plus loin : « je n’arrive pas à croire que j’écris cette merde. » Puis l’incipit du chapitre quatre : « je déteste écrire ce livre ». On veut bien le croire, et l’on en vient à détester le lire. Parce qu’on est triste d’assister au ressassement et à l’autodestruction d’un cinéaste génial, qu’on a envie de vomir avec lui l’industrie cinématographique qui l’a empêchée de faire des films et lui a fait payé très cher l’échec cinglant de La Porte du paradis, immense fresque critique sur un épisode honteux de l’histoire des États-Unis. « A Hundred Oceans » conte l’histoire d’un mineur de l’Arizona qui a hérité de son père, personnage rebelle, la passion du golf. À l’annonce d’une maladie incurable, il plaque tout et décide de tenter sa chance sur le circuit professionnel. On retrouve dans ce récit américain le goût de Cimino pour les personnages d’aristocrates prolétaires (voir Robert De Niro dans Voyage au bout de l’enfer, Salvatore Giuliano dans Le Sicilien), figures à la fois solitaires et charismatiques, hommes d’action saisis par la mélancolie auxquels l’auteur aime s’identifier. On y retrouve également le conflit entre individualisme et collectivité, au cœur de l’œuvre de Cimino. C’est d’ailleurs cette dialectique commune qui réunit « Conversations en miroir » et « A Hundred Oceans » : l’artiste maudit seul contre Hollywood, l’ouvrier contre sa condition sociale. Mais ce lien ténu est insuffisant à justifier le mariage de deux textes aussi opposés dans la forme, alors qu’on se souvient des somptueux triptyques, dignes d’opéras, que Cimino composa pour l’écran. Cimino rêvait encore il y a quelques années d’adapter au cinéma « La Condition humaine » de Malraux. On peut affirmer que les films qu’il a fait (et ceux ne fera jamais) sont meilleurs que les livres qu’il a écrit.
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