Olivier Père

Intégrale Fritz Lang à la Cinémathèque française

S’il fallait désigner le plus grand metteur en scène de l’histoire du cinéma, nul doute que le nom de Fritz Lang (1890-1976) nous viendrait automatiquement à l’esprit. Une évidence partagée par bon nombre de cinéphiles et qui pourra se vérifier du 19 octobre au 5 décembre à l’occasion de la rétrospective complète de son œuvre organisée par la Cinémathèque française. On pourra y revoir tout Fritz Lang, périodes allemandes et américaine confondues, et admirer une filmographie qui compte presque trop de chefs-d’œuvre pour être honnête. Des films monumentaux du jeune visionnaire de la période muette à la perfection désabusée des trois derniers films allemands du vieux maître de retour à Berlin après une longue parenthèse hollywoodienne (Le Tombeau hindou, Le Tigre du Bengale, Le Diabolique Docteur Mabuse, sublimes œuvres de vieillesse), totalement incompris à leur sortie sauf par la jeune critique française, il y a toujours quelque chose d’intimidant, parce que supérieur, dans la maîtrise du cinéma de Fritz Lang.


Il influence plusieurs générations de cinéastes avec une des plus grosses superproductions (de science-fiction) de tous les temps (Metropolis, qui ressort en salles dans une version longue inédite et fait l’objet d’une exposition, conçue en 2009 par la Cinémathèque de Berlin, reprise et enrichie par la Cinémathèque française jusqu’au 29 janvier), utilise génialement le son dès son premier film parlant (M le maudit), parvient à ciseler une série de films parfaits à Hollywood malgré les contraintes des studios et des petits budgets, transforme enfin des films de genre très populaires en testaments artistiques et moraux. La première partie de l’œuvre de Lang (les films muets allemands), à l’impressionnante composition architecturale, est marquée par la notion très germanique du Destin. Avec Les Nibelungen (1924), diptyque ambitieux d’après la célèbre légende germanique, Lang souhaite, contrairement à Wagner, humaniser les héros de cette épopée nationale, tout en prolongeant une réflexion personnelle sur le combat de l’homme contre sa destinée, déjà au cœur d’un précédent film Les Trois Lumières. Malgré des thématiques aussi imposantes, le cinéma de Lang n’est jamais lourd. Il est dense, intense même, terrible dans sa rigueur et sa lucidité, et sublime par la puissance visionnaire de ses images et la composition extraordinaire de chaque plan, comme en témoigne cette saga monumentale, indépassable sommet du cinéma épique. Après Les Nibelungen, Fritz Lang se consacre à un projet presque modeste, un sensationnel récit d’espionnage. Les Espions (1928) est un thriller éblouissant, un modèle de cinéma d’action et de suspens truffé de scènes spectaculaires et dont le style épuré et abstrait annonce les implacables films noirs de la période américaine de Lang. Dans la filmographie de Fritz Lang, La Femme sur la Lune (1929), à l’instar des Espions, est une œuvre presque légère et optimiste. Adieux de Fritz Lang aux grosses machineries de studio, La Femme sur la Lune est le premier film de science-fiction sérieux et réaliste. Dans la filmographie de Fritz Lang, il vient clore la période muette du cinéaste, au cours de laquelle Lang explora, avec des moyens colossaux, le patrimoine culturel allemand et les mythologies germaniques (Les Nibelungen) mais aussi les territoires du rêve, de l’imagination et du futur (Metropolis). Dès ses premiers films parlants (M le maudit et Le Testament du docteur Mabuse), Lang s’intéressera enfin à la société et au monde moderne. La Femme sur la Lune qui raconte la préparation puis le déroulement d’une expédition lunaire, s’éloigne pourtant du folklore du cinéma de science-fiction et des premiers récits de croisières sidérales mis en image par Méliès. Ici, point de sélénites, de fusées de fantaisie ou de monstres extra-terrestres. Même si le film débute par des péripéties empruntées au cinéma d’espionnage, La Femme sur la Lune s’affranchit dans sa seconde partie des conventions du feuilleton en vogue et des serials de luxe précédemment filmés par Lang.
Le cinéaste décide de s’entourer de savants et de s’appuyer sur la réalité scientifique. Il parviendra même à anticiper l’histoire de la conquête spatiale, notamment en inventant le principe du compte à rebours, employé dans un souci de suspens dramatique. À l’instar de Jules Verne en littérature, certaines trouvailles de Lang se révéleront prophétiques, et les Nazis interdiront le film et détruiront les maquettes du vaisseau spatial, trop proches des véritables V1 et V2 tenus secrets par le régime.
M le maudit
(1932) et Le Testament du docteur Mabuse (1933), chefs-d’œuvre absolus de l’histoire du cinéma, sont les deux premiers films sonores de Fritz Lang. Deuxième film parlant de Fritz Lang, et seconde rencontre avec le docteur Mabuse après le diptyque muet de 1922, Le Testament du docteur Mabuse s’inspire encore de la forme feuilletonesque et des péripéties violentes qui avaient assuré le triomphe de ce génie du Mal, mais cette fois-ci Lang est davantage sensible à la portée politique, voire documentaire, de son film. Les exactions décrites (attentats, explosions, menaces) sont directement tirées des colonnes des faits-divers, et témoignent de la tension qui pouvait régner en Allemagne à l’aube du nazisme. Le Testament du docteur Mabuse appartient à une période transitoire dans la filmographie de Lang, qui ne signa que trois films entre sa grande période muette et son exil hollywoodien. On constate, comme dans M le maudit, une maîtrise impressionnante dans l’utilisation dramatique des éléments sonores et un sens incroyable du suspens et de l’action. Les passages surnaturels, quant à eux, ont conservé leur terrifiante précision onirique. Cinéaste des hommes victimes de leur destin, Lang a ainsi donné naissance en deux films consécutifs, d’une implacable lucidité sur les dangers du nazisme, au plus pathétique des assassins (M) et au plus omnipotent des criminels (Mabuse).
Hanté par cette création fascinante, Lang conclura sa carrière avec une ultime réapparition de Mabuse, en triomphateur des médias et de la société de surveillance, dans le prophétique Diabolique Docteur Mabuse (1960).
Lang débute sa période américaine avec deux grands films : Furie (1936) sur le thème du lynchage avec Spencer Tracy et J’ai le droit de vivre (1937) qui conte la cavale tragique d’un jeune récidiviste et de son épouse (couple bouleversant formé par Henry Fonda et Sylvia Sidney) rattrapés par la société mais aussi la fatalité. Ce sont deux chefs-d’œuvre de la carrière de Fritz Lang et de l’histoire du cinéma dans son ensemble.
Dans les années 40 Hollywood participe à l’effort de guerre et produit de nombreux films antinazis. Lang, comme Hitchcock, réalise durant cette période quelques-uns des plus beaux films d’espionnage de l’histoire du cinéma. Les actes de bravoure les plus extraordinaires, les rebondissements les plus romanesques sont souvent ceux inspirés par l’Histoire, tandis que l’espion se révèle un personnage exemplaire sur le plan cinématographique, à défaut de la morale : le mensonge, l’imposture, la trahison ou le simulacre, au cœur du film d’espionnage, vont permettre à Lang (Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi, Le Ministère de la peur, Cape et Poignard) de conjuguer le suspens sentimental et policier, mettre en scène l’action mais aussi les dialogues comme des armes à double tranchant.
Le Retour de Frank James
(1940) ne figure pas au panthéon des classiques du cinéaste allemand. Il s’agit pourtant d’un film génial, la démonstration que Fritz Lang, rapidement tombé de son piédestal en arrivant aux Etats-Unis, est parvenu à ciseler une série de films parfaits à Hollywood malgré les contraintes des studios et des petits budgets, transformant des films de genre très populaires en réflexions personnelles.
En 1939 Le Brigand bien-aimé d’Henry King, biographie romancée de Jesse James (interprété par Tyrone Power) remporte un très grand succès. Un an plus tard, la Fox décide d’en produire la suite, dans laquelle Henry Fonda, qui jouait déjà Frank dans le film de King, part à la poursuite des Frères Ford,  lâches assassins son frère Jesse. Cette entreprise purement mercantile, et ignorant la vérité historique (Frank James ne fut en rien responsable de la mort des frères Ford) entend profiter de la popularité du film de King et d’Henry Fonda. Lang, qui a déjà signé trois films à Hollywood, accepte la commande avec humilité. C’est l’occasion pour lui, qui a soif d’intégration, de se confronter au western, le genre américain par excellence, qu’il compare aux mythes et aux sagas germaniques qu’il avait illustré dans ses films muets. Le Retour de Frank James impressionne par son utilisation impressionnante de la couleur (pour la première fois dans la filmographie de Lang), sa gestion de l’espace et le déroulement implacable de son récit. On retrouve la thématique du Destin dans ses films américains. Lang, également obsédé par le thème de la vengeance (tant individuelle que collective – voir M le Maudit ou Furie), prend donc ce « petit » western très au sérieux. La vengeance et son impossibilité ontologique continueront de passionner Lang qui leur consacrera deux autres chefs-d’œuvre dans les années 50 : L’Ange des maudits (western avec Marlene Dietrich) et Règlements de comptes, film extraordinairement noir et violent dans lequel le cinéaste poursuit ses interrogations sur la morale et la culpabilité, en montrant ici le désir de la vengeance et son impossibilité (en lutte contre la corruption dans une petite ville américaine, un flic démissionne de la police afin de mener sa propre enquête sur l’assassinat de sa femme, morte à sa place dans l’explosion de sa voiture.)
House by the River
(1950) est une étude criminelle géniale et terrible, dans laquelle Fritz Lang dresse le portrait d’un assassin particulièrement répugnant. Fritz Lang s’intéressa tout au long de son œuvre à l’arbitraire du Destin et à la psychologie criminelle. Il a souvent montré dans ses films, de M le maudit à La Cinquième Victime, que les assassins sont aussi pathétiques que leurs victimes, captifs et esclaves de leurs pulsions ou de l’engrenage social. Mais Jamais Lang ne s’est approché aussi près du Mal incarné (sauf bien sûr dans ses œuvres abordant ouvertement le nazisme) que dans cette géniale série B, un des titres les plus sous-estimés de sa carrière américaine.

House by the River (1949)

House by the River (1949)

House by the River baigne du début à la fin dans une atmosphère sombre et gothique. Un écrivain raté étrangle par accident sa jeune et séduisante bonne. Il jette le corps dans le fleuve avec la complicité forcée de son frère, un honnête homme abusé une fois de plus par les mensonges de son cadet, qu’il a toujours protégé tout en déplorant la faiblesse de caractère. Exalté par ce crime qui réveille en lui des désirs de puissance et de gloire, l’écrivain transforme le fait-divers en tremplin publicitaire pour sa carrière littéraire, fait peser les soupçons sur son frère et adopte un comportement de plus en plus irascible et violent à l’égard de son épouse. Si Lang souligne la pathologie de son criminel, rongé par la frustration et l’impuissance créatrice et écrasé de surcroît sous le poids de l’hypocrisie bourgeoise, il refuse de lui accorder des excuses et nous fait partager son dégoût pour ce personnage abject qui bafoue la morale et la décence. Lang laisse éclater dans cette œuvre au noir un pessimisme aussi implacable et précis que sa mise en scène.
House by the River
est un film qui aborde des thèmes psychanalytiques, comme avant lui d’autres films de Lang, qui s’intéressait aux théories freudienne, aux rêves et à l’inconscient.

La Femme au portrait de Fritz Lang (1944)

La Femme au portrait de Fritz Lang (1944)

La Femme au portrait est un récit onirique dans lequel Edward G. Robinson rêve d’une jeune femme fascinante (Joan Bennett) qui le transforme accidentellement en meurtrier. La Rue Rouge, toujours avec Robinson et Bennett, est un remake de La Chienne de Renoir, tandis que Le Secret derrière la porte est une variation psychanalytique autour du conte de Barbe-Bleue, où Michael Redgrave remplace Robinson aux côtés de la belle Joan Bennett, également productrice de ces trois films avec Lang. Le dernier film de Joan Bennett est Suspiria (1977) de Dario Argento, grand admirateur du cinéma de Lang.

Chef-d’œuvre de la période hollywoodienne de Lang, Les Contrebandiers de Moonfleet (1955) est un film de chevet qu’on a envie d’offrir aux autres, un film de passeur sur le passage. Un essai posthume de Serge Daney s’intitule d’ailleurs « L’exercice a été profitable, Monsieur », en hommage à une phrase énoncé dans le film.
Pour la cinéphilie française, « Moonfleet » sonne comme un mot de passe. On en trouve même un extrait dans Les Enfants du placard de Benoit Jacquot. Admirateur du Lang américain, le groupe des mac-mahonniens distribua le film en contrebande et milita pour sa reconnaissance critique alors qu’il ne s’agissait pour Hollywood qu’un produit de série, réalisé dans les studios de la MGM. Le principal intéressé n’y croyait pas beaucoup non plus. Lang a souvent parlé de ce film, dernier avatar des aventures historiques tournées par Stewart Granger, comme d’une simple commande acceptée par esprit de revanche. Granger y interprète Jeremy Fox, un contrebandier qui recueille malgré lui John Mohune, un jeune orphelin, bientôt mêlé aux affaires louches de ce père de substitution, mauvais et malhonnête mais admiré. Le film est en CinemaScope, format inhabituel dans l’œuvre de Lang qui prétendit le détester, tout juste bon, comme il l’affirme dans Le Mépris, à filmer les serpents et les enterrements. Lang dénigra aussi le dénouement, happy end imposé par les studios qui vient s’ajouter à la conclusion voulue par Lang, plus pessimiste. Il n’empêche que pour plusieurs générations de cinéphiles, Les Contrebandiers de Moonfleet est le film d’un esthète et d’un moraliste, un des sommets de la carrière de Lang. Le film à costume peut paraître incongru dans la filmographie d’un cinéaste si peu concerné par les effets décoratifs, mais cette histoire de faux fantômes cachés dans un cimetière sur une lande reconstituée en studio n’est pas sans rappeler le romantisme noir d’un de ses grands films muets allemands, Les Trois Lumières. L’écran large honni par Lang ne l’empêche pas de composer des plans rigoureux et élégants à la picturalité discrète. Quant au récit d’apprentissage dans lequel un garçon est confronté à la violence et la mort, il confirme le regard implacable de Lang sur l’humanité. Le cinéaste a transformé cette série B en chef-d’œuvre sur la fin de l’enfance et l’entrée dans le monde des adultes.

Après Les Contrebandiers de Moonfleet, Lang réalise la même année (1956) deux ultimes films, absolument géniaux, aux Etats-Unis, mais qui ne sont pas considérés à leur juste valeur au moment de leur sortie : La Cinquième Victime (une nouvelle histoire de tueur en série qui fustige le cynisme des médias voulant exploiter une affaire criminelle) et L’Invraisemblable Vérité, conte moral d’une extrême noirceur qui prend le sujet de la peine de mort comme prétexte pour démontrer que « tous les hommes sont coupables ». Sur le fond, ces deux films ne sont pas très éloignés de M le maudit ou du Testament du docteur Mabuse, mais le style du cinéaste est devenu plus épuré, d’une froideur clinique, et son regard sur l’humanité encore plus pessimiste.

A la fin des années 50, Fritz Lang revient en Allemagne (ou plutôt en RFA) et signe pour le producteur Artur Brauner (plus habitués aux séries B qu’aux films de grands maîtres) un splendide diptyque indien, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou.

Le Tigre du Bengale (1958)

Le Tigre du Bengale (1958)

Triple retour aux sources : celle de l’Allemagne, du serial (il s’agit au départ d’un roman et d’un scénario de Thea von Harbou qui avait déjà été adapté au cinéma en 1921 par Joe May et en 1938 – sans génie – par Richard Eichberg) et du Destin (le grand sujet du film). La rigueur architecturale et la somptuosité plastique de la mise en scène font de ces sublimes films d’aventures poétiques et philosophiques le sommet testamentaire de l’œuvre de Lang, hélas incompris par la majorité des critiques au moment de leurs sorties, à l’instar de Gertrud de Dreyer ou Frontière chinoise de Ford.
Le dernier film de Lang, de nouveau produit par Brauner est un serial moderne où le cinéaste retrouve sa fameuse création Mabuse, prophète de la société de surveillance dans un monde déshumanisé peuplé d’automates et de zombies, allégorie cruelle de l’Allemagne de l’après-guerre : Le Diabolique docteur Mabuse (1960).

Claude Chabrol, le plus langien des cinéastes français, avait trouvé le mot juste pour qualifier le cinéma de son auteur préféré : « implacable ». Chabrol analysait également comment Lang introduit le sentiment de fatalité dans ses films, en avançant que « chaque plan est considéré comme l’ensemble du monde, et le monde s’arrête au cadre. » Certains commentateurs ou historiens ont pu faire des rapprochements plus ou moins pertinents entre les grands thèmes abordés par Lang dans ses films – la culpabilité, la morale, la vengeance – et des éléments biographiques assez fameux, comme le doute sur sa responsabilité directe dans le suicide de sa femme, qu’il trompait avec sa scénariste Thea von Harbou (avec qui il signa ses premiers gros succès allemands), ses véritables sentiments sur le nazisme au moment de Metropolis, ou sa fuite de Berlin lorsque Goebbels lui propose de diriger le cinéma allemand (épisode célèbre que Lang avait pris soin de romancer et de transformer en acte plus héroïque qu’il ne l’avait été vraiment dans la réalité.) Le grand cinéaste connut une fin pathétique. Lang se retrouva réduit au chômage par la vieillesse et sa mauvaise réputation de tyran misanthrope, malgré le soutien de nombreux jeunes critiques et cinéastes français (il fait une apparition magnifique dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, et essaya en vain de monter un ultime projet avec Jeanne Moreau). Puis l’oubli de Berlin et Hollywood, la solitude. Et la mort.

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