Ma dernière soirée au Festival de Busan : j’assiste à la projection dans une très grande salle, en copie 35mm restaurée par Celestial Pictures, de The 14 Amazons, classique de la Shaw Brothers de 1972 que je n’avais pas encore vue, malgré la diffusion massive en DVD par Wild Side des classiques de la Shaw Brothers en France. C’est un véritable plaisir, car le film est fait pour l’écran géant. C’est un monument de cinéma épique à la chinoise, une superproduction du fameux studio qui ne lésina pas sur les stars (presque toutes les vedettes sous contrat avec la Shaw se pressent au générique) et les foules de figurants. Les 14 Amazones est un film historique à la gloire de la famille gouvernementale Yang qui protégeait la Chine des invasions Mongoles. Lorsque ses vaillants guerriers sont anéantis par l’armée du Roi du Hsia de l’Ouest, la Grande Dame, les filles et les veuves décident de partir en croisade pour venger leurs morts et sauver le pays, 14 amazones à la tête d’une petite armée. Récit classique de vengeance et d’épopée guerrière, sans temps morts, le film accumule les morceaux de bravoure : aux combats habituels se mêlent des scènes de foule et même des trucages avec des modèles réduits (l’incroyable séquence du pont humain, ou la destruction de la digue). Le film, qui s’inspirait d’une histoire connue de tous les Chinois fut un immense succès, au point de donner naissance à un « prequel » en 1983 de Liu Chia-liang, The Eight Diagram Pole Fighter (également disponible en DVD chez Wild Side).
La production de Hong Kong fut au centre de l’actualité cinématographique dans les années 90 et 2000 époque à laquelle elle bénéficia enfin de l’engouement des cinéphiles et de la critique, mais aussi du grand public. Cette mode a tendance à faire oublier que le cinéma de Hong Kong fut longtemps confiné dans le ghetto d’une distribution confidentielle en Occident, ce qui retarda l’évaluation critique de cinéastes aussi remarquables que King Hu, Chang Cheh et Liu Chia-liang. Leurs films arrivaient en France de façon aléatoire et dans des conditions déplorables : copies mutilées, mal doublées, cassettes vidéo de médiocre qualité. Mais quelques titres emblématiques comme La Rage du tigre attirèrent l’attention des cinéphiles les plus curieux et perspicaces qui décelèrent dans cette production des beautés et des richesses qui ne se limitaient pas aux charmes douteux de l’exotisme et du kitsch. Régulièrement exploré par la critique française, objet d’un travail de défrichage entrepris par quelques farouches passionnés français (Serge Daney, Charles Tesson, Olivier Assayas, les frères Armanet, Christophe Champlaux, Christophe Gans), le cinéma de Hong Kong, par le caractère foisonnant de sa production, à la fois artistique et industrielle, apparaît comme un réservoir infini de découvertes et d’émerveillements.
La Shaw Bros. est le grand studio de production de Hong Kong où se tournaient à la chaîne, selon le modèle hollywoodien, comédies musicales, mélodrames historiques, histoires de fantômes, films de sabre à costumes (“wu xia pian”) et de kung-fu, avec une armée de techniciens et de vedettes salariés à l’année. La famille Shaw de Shanghai entre en contact avec le monde du cinéma en investissant dans la production dans les années 20. Dix ans plus tard, les frères Shaw détiennent le monopole du circuit des salles dans le Sud-Est asiatique et saisissent l’opportunité de l’arrivée du parlant pour produire à Hong Kong des films en Cantonnais. Profitant des événements politiques des années 40, les frères Shaw créent des studios à Hong Kong en 1950. Run Run Shaw écrase la concurrence, développe la publicité et systématise l’emploi de la couleur et du format scope. L’apogée de la Shaw Bros se situe à l’orée des années 70, et son déclin s’amorce dans les années 80, victime de la concurrence des réalisateurs de la nouvelle vague issus de la télévision (Ann Hui, Tsui Hark). De cette usine à films sortiront près de quarante longs métrages par an. Parmi les cinéastes sous contrat à la Shaw Bros, Chu Yuan se spécialise dans les adaptations de romans populaires et signe une série de “wu xia pian” exemplaires, parmi eux The Killer Clans, et devient le maître incontesté du film à costumes, déployant des trésors de raffinement dans l’utilisation des décors et des couleurs.
Il est souvent difficile en appréhendant le cinéma de Hong Kong de séparer les notions de films de studios, films de genre ou films d’auteur. En 1966, King Hu réalise un chef-d’œuvre qui est sans doute les trois à la fois. Come Drink With Me constitue un fleuron du “wu xia pian” : cette histoire de détectives à costumes est une des plus belles réussites commerciales et artistiques des studios Shaw Bros. Elle fixe les règles du genre et inaugure l’œuvre d’un cinéaste artiste, véritable calligraphe de l’écran qui poursuivra dans ses films suivants (A Touch of Zen, Raining in the Mountains) ses éblouissantes compositions plastiques.
Liu Chia-liang est le descendant d’une longue lignée d’artistes martiaux. Il débute en dirigeant les scènes de combats dans les films de Chang Cheh. Son œuvre maîtresse demeure The 36th Chamber of Shaolin, film programmatique du cinéma d’arts martiaux qui présente à la fois les techniques de combats mais aussi la philosophie enseignés dans le célèbre monastère. Sa filmographie s’oriente ensuite vers la “Kung-fu Comedy” (Return to the 36th Chamber) et il met en scène quelques-uns des meilleurs films de Jackie Chan.
Chang Cheh, décédé cet été, fut un des plus prolifiques et flamboyants cinéastes des studios de la Shaw Bros. Son goût pour la violence et les récits de vengeance ont entaché son travail d’une réputation d’artiste mécréant et de mercenaire, tout en encourageant un véritable culte autour de son œuvre. Chang Cheh se plaisait à entretenir cette mauvaise image en se définissant lui-même comme “un marchand de violence”. Comparable à Sam Peckinpah aux États-Unis ou Sergio Corbucci en Europe, Chang Cheh se distingue des autres grands cinéastes de “wu xia pian”. King Hu privilégie l’esthétisme et la philosophie et Liu Chia-liang les chorégraphies martiales, tandis que Chang Cheh donne libre cours à ses obsessions sadiques et un homo érotisme qui s’incarne dans des histoires d’amitié virile. Chang Cheh s’entoure de jeunes acteurs à la beauté froide qu’il utilise de films en films (le fameux couple formé par David Chiang et Ti Lung). Il invente un fétichisme de l’arme blanche et abuse des métaphores sexuelles organiques comme l’amputation des membres ou les jets de sang. Chang Cheh a beaucoup tourné et parfois trop tourné, mais on retient dans sa filmographie une dizaine de titres qui comptent parmi les chefs-d’œuvre du “wu xia pian” ou du film de kung-fu. Golden Swallow reprend le personnage de la célèbre épéiste Hirondelle d’or de Come Drink With Me, toujours interprété par Cheng Pei-pei, reine du cinéma de cape et d’épée de la fin des années 60. Chang Cheh signe différentes versions des exploits du sabreur manchot, figure légendaire de la culture chinoise. Grâce à One Armed Swordsman Wang Yu, dans le rôle-titre, accède au rang de vedette du cinéma d’arts martiaux. La Rage du tigre, remake paroxystique du film précédent, est un des plus grands classiques du film de sabre chinois. On citera également The Magnificent Trio, Vengeance!, Duel of Fists, histoire contemporaine où les combats acrobatiques laissent la place à la brutalité de la boxe chinoise, ou une fastueuse fresque épique, All Men Are Brothers.
Cheng Kang, le réalisateur des 14 Amazones est moins célèbre, du moins en Occident, que les cinéastes précités. Sous contrat à la Shaw Bros dans les années 70, il a signé plusieurs films d’arts martiaux. Il est le père de Ching Siu-Tung, le réalisateur du fameux Histoire de fantômes chinois qui en 1987 relança la mode du « wu xia pian » aux côtés des films de Tsui Hark.
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