Cette année au Festival de Toronto La última película était le seul film projeté en 35mm (dans la section Wavelenghts), preuve supplémentaire qu’il porte bien son titre.
Raya Martin et Mark Peranson s’inspirent de l’odyssée négative de Dennis Hopper sur le tournage de The Last Movie en 1971 pour imaginer l’histoire d’un cinéaste américain en repérages au Mexique où il compte tourner un film sur l’apocalypse prévue pour bientôt selon le calendrier maya. Le jeune cinéaste, accompagné d’un guide mexicain qui l’emmène sur les pyramides mayas de Yucatán, investies par une foule de hippies débiles venus célébrer la fin du monde, va peu à peu perdre pied et après un détour éthylique par la case prison, finira par renoncer à son projet ou plutôt à le porter éternellement avec lui comme une malédiction. On aura reconnu les mésaventures de Dennis Hopper qui grilla d’un seul coup et pour une dizaine d’années tous ses fusibles sur le tournage de The Last Movie au Pérou, son second long métrage après le triomphe de Easy Rider, réflexion pirandellienne sur le cinéma qui tourna à la catastrophe en raison de l’addiction aux drogues et à l’alcoolisme de Hopper, exact miroir de ce que le film était censé mettre en scène : un tournage de western bouleversé par la mort d’un cascadeur dans un village perdu du Pérou, avec l’abolissement des frontières entre cinéma et réalité, sous influence psychédélique. Le cinéaste dans La última película est incarné par Alex Ross Perry, lui-même réalisateur et acteur dans ses propres films (le formidable The Color Wheel) qui livre une composition savoureuse librement inspirée de Dennis Hopper, reprenant à son compte certains propos – entre confusion, clairvoyance et mégalomanie – extraits du documentaire The American Dreamer consacré au cinéaste du Kansas, réalisé en 1971 par Lawrence Schiller et L.M. Kit Carson et coécrit par… Dennis Hopper en personne ! Son guide est joué par Gabino Rodríguez, acteur fétiche de Nicolás Pereda. La dimension comique du couple évoque celle de Quichotte et Sancho, petit concentré de choc des cultures et d’amitié paradoxale. Le périple malheureux du réalisateur américain illustre l’idée hopperienne selon laquelle l’élaboration d’un film n’est pas seulement une expérience créatrice mais aussi destructrice. Le guide mexicain est détenteur d’une sagesse populaire qui lui fait dire, devant des détritus abandonnés en pleine nature, corruption patente de l’héritage écologique et culturel de tout un peuple : « les déchets sont éternels, la mémoire est très fragile. »
Prenant la forme d’un essai cinématographique hybride et possédant plusieurs niveaux de réalité et de représentation, La última película n’a rien à voir avec un « mockumentary » ironique ou une parodie destinée aux cinéphiles et aux critiques. Méta cinéma peut-être, mais aux antipodes d’une posture purement théorique ou réflexive, même si le film prend très au sérieux ses questionnements sur la signification, l’histoire et le futur du cinéma. Exemple de cinéma critique qui n’oublie pas d’être drôle, poétique, et même divertissant. La convocation d’un épisode et d’une figure célèbres du cinéma américain contemporain – mais Peranson et Martin auraient pu tout aussi bien se pencher sur les tournages d’Apocalypse Now ou de Fitzcarraldo, ou ceux inventés à l’écran par Fassbinder ou Godard – n’implique aucune connotation nostalgique ou fétichiste, elle tend au contraire à démontrer qu’une certaine forme de romantisme moderne perdure, contre toute attente, dans l’appréhension du cinéma actuel. Oui le cinéma est toujours une aventure, humaine, physique et intellectuelle, et elle se vit dans les marges de la production commerciale, hors des sentiers battus, comme c’était déjà le cas dans les années 60 et 70. Ceux qui se lamentent sur la mort du cinéma, son formatage ou son manque d’audace et de liberté ignorent ou refusent de voir les films et les méthodes de travail de Miguel Gomes, Albert Serra, Lisandro Alonso et quelques autres jeunes cinéastes pour qui le cinéma est une expérience collective, vivifiante et intrépide.
Mark Peranson le sait. En tant que critique il a suivi et brillamment commenté la frange « jeune, pure et dure » du cinéma de ces dix dernières années, aux avant-postes de la création cinématographique défendue dans sa revue « Cinema Scope », actuellement la meilleure du monde. Il est aussi à la tête du comité de sélection du Festival de Locarno. Il est désormais un peu plus qu’un compagnon de route des cinéastes, il marche avec eux sur les chemins semés d’embuches de la fabrication d’un film, associé avec Raya Martin qui retrouve ici un nouveau souffle et apporte son expérience d’archiviste de la mémoire et du rêve et de bricoleur de visions magiques : La última pellicula a été tourné sur plusieurs supports argentiques et numériques, 16mm, Super 8, HD, DSLR, Handicam, iPhone, GoPro et le résultat à l’écran est visuellement excitant, successions de strates non seulement d’images mais aussi de temps, mise en abyme vertigineuse et ludique.
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