Olivier Père

Lucio Fulci, le poète du macabre

4 de l'apocalypse

4 de l’apocalypse (1975)

Dans la jungle du cinéma populaire italien, une poignée de films parviennent à s’extraire de l’anonymat, parfois grâce à leurs qualités exceptionnelles, souvent grâce à leur singularité au sein d’un système de production très opportuniste. Les films les plus fameux de Lucio Fulci bénéficient de l’aura réservée aux films malsains et vénéneux, et dépassent par leur excès non seulement les frontières du bon goût mais aussi celles des films de genre italiens routiniers.

Liens d'amour et de sang (1971)

Liens d’amour et de sang (1971)

Si Lucio Fulci (1927-1996) tourna beaucoup (quarante ans de production, cinquante-six films pour le cinéma et la télévision), au gré des modes du cinéma populaire italien, élève de Visconti et Antonioni, débutant comme assistant et scénariste de Steno (Stefano Vanzina) pour Un Americano a Roma, travaillant avec Totò, réalisant de nombreuses comédies pour le tandem Franco et Ciccio ou Adriano Celentano, il trouva dans la violence et l’horreur ses marques de cinéaste, au point de développer une approche de plus en plus personnelle du fantastique. Ses caractéristiques sont une atmosphère putride et onirique, des espaces déconnectés, des dimensions parallèles et des récits aléatoires, permettant ainsi le rapprochement vers Poe, Lovecraft mais aussi Artaud. Ses plus belles réussites se situent dans deux genres distincts, appartenant à deux périodes de la filmographie du cinéaste : le thriller morbide et le fantastique gore. Son premier film « cruel » est le western Le Temps du massacre (… Tempo di massacro, 1966) avec Franco Nero, puis Liens d’amour et de sang (Beatrice Cenci, 1971), véritable film maudit. Liens d’amour et de sang est l’adaptation méconnue d’une affaire criminelle du 17ème siècle qui inspira à Stendhal l’une de ses chroniques italiennes et fut déjà portée plusieurs fois à l’écran (notamment par Riccardo Freda). Le film de Fulci, très anachronique, survient en pleine vague du western italien ; il en adopte les tics visuels, alliés à un style expressionniste dégradé. Le cinéaste assouvit ses pulsions sadiques en insistant sur les scènes de torture. Cette histoire cruelle mêlant inceste et parricide offre l’occasion à Fulci, qui deviendra quelques années plus tard le spécialiste du « gore » transalpin, de réaliser peut-être son chef-d’œuvre. Beatrice Cenci connut une distribution française confidentielle, amputé de scènes importantes.

Carole

Carole (1971)

Encadré par deux grands films, La fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava et La sindrome di Stendhal (1996) de Dario Argento, le thriller à l’italienne, autrement dit le « giallo » (en italien jaune, en référence à la couleur des couvertures des romans policiers) a décliné une série de figures immuables, fixées par Bava et Argento, sous les influences croisées de Hitchcock et Lang, l’expressionnisme allemand et le pop art, la modernité antonionnienne et le roman-photo. Il en résulte un curieux dosage de trivialité et de sophistication, où d’alambiquées intrigues criminelles servent de prétexte au défoulement de pulsions érotico sadiques. Après le succès du premier film d’Argento L’Oiseau au plumage de cristal (1969, également premier scénario de Dardano Sacchetti), les cinéastes bis (Duccio Tessari, Aldo Lado, Fernando Di Leo, Massimo Dallamano, Armando Crispino) s’engouffrèrent avec plus ou moins d’opportunisme dans ce nouveau filon très populaire, quoique difficilement exportable en raison d’une cruauté outrancière typiquement latine. C’est le cas de Una lucertola con la pelle di donna (1971, traduction : « un lézard à la peau de femme »), sorti confidentiellement en France sous deux titres alternatifs : Carole et le nettement plus racoleur Les Salopes vont en enfer. Il s’agit sans conteste de l’un des meilleurs films de Fulci, laissant son goût morbide s’épancher (effets spéciaux signés Carlo Rambaldi), en pleine époque psychédélique, dans une atmosphère extrêmement sulfureuse, soutenue par la sublime partition d’écoute distraite d’Ennio Morricone et les non moins troublantes égéries saphiques Florinda Bolkan (actrice brésilienne vue dans Les Damnés de Visconti) et Anita Strinberg.

La Longue Nuit de l’exorcisme (Non si sevizia un paperino, 1972, traduction : « on ne torture pas un petit canard ») est l’un des films les plus accomplis de Fulci. Le film sortit en France, dans l’indifférence générale, sous un titre bidon (il ne comporte aucune scène d’exorcisme, de nuit comme de jour !) Il est en effet question dans le film de l’enquête d’un journaliste dans un petit village du Sud de l’Italie sur une série de meurtres d’enfants. Une sorcière, accusée à tort par les villageois superstitieux, sera impitoyablement lynchée.

La Longue Nuit de l’exorcisme appartient à une tendance faste de sa carrière : le thriller morbide (il avait auparavant signé dans ce registre deux excellents films bis : Perversion Story (Una sull’altra, 1969, remake glauque de Vertigo, et Carole). La Longue Nuit de l’exorcisme bénéficie d’une distribution remarquable (la belle Barbara Bouchet, Tomas Milian, exceptionnellement sobre et moustachu) et un scénario très pervers, qui fustige l’obscurantisme religieux du monde rural, la superstition mais aussi le puritanisme délirant du catholicisme.

Malgré un traitement très « France Soir » du sujet, un film à voir pour comprendre enfin que dans l’Italie des années 70, « film bis » ne rimait pas obligatoirement avec « navet » et « cinéaste populaire » avec « tâcheron ».

4 de l’apocalypse (I quattro dell’apocalisse, 1975) est l’un des derniers westerns italiens importants. Malgré de nombreuses scories, cette ballade sauvage est traversée d’éclairs de sadisme et de souffrance qui portent la marque de Lucio Fulci, artisan du cinéma populaire italien et spécialiste de l’horreur sanglante, cinéaste nihiliste fasciné par la violence et la mort.

L'Emmurée vivante (1977)

L’Emmurée vivante (1977)

L’Emmurée vivante (Sette note in nero, 1977) demeure un des meilleurs films de Lucio Fulci. C’est un thriller paranormal à l’esthétique de roman-photo dans lequel le spécialiste de l’horreur à l’italienne néglige les scènes sanglantes pour construire une intrigue autour des hallucinations d’une jeune femme, témoin involontaire d’un meurtre énigmatique. À la manière de Blow Up d’Antonioni, des « gialli » de Dario Argento ou Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, le film est une enquête policière dans laquelle l’héroïne doit trouver le sens des images mentales terrifiantes qu’elle a aperçues au volant de sa voiture lors de la traversée d’un tunnel de montagne. Le film illustre la thématique fulcienne de la superposition d’univers disjoints, du point de rencontre entre le rêve et la réalité, le passé et le présent, le monde des morts et celui des vivants. Une fois n’est pas coutume, Fulci bénéficie de bons acteurs au générique, Jennifer O’Neill et Gabriele Ferzetti, mais aussi Gianni Garko abonné des westerns italiens parodiques et Marc Porel déjà dans La Longue Nuit de l’exorcisme.

L'Enfer des zombies (1979)

L’Enfer des zombies (1979)

L'Au-delà (1981)

L’Au-delà (1981)

L’Enfer des zombies (Zombi 2, 1979) est la première imitation italienne des films de morts-vivants modernes réalisés par George A. Romero, avec son cortège de scènes de carnage et de cannibalisme. Loin d’être un plagiat servile et sans personnalité, il s’agit au contraire de l’œuvre inaugurale d’un tournant décisif dans la carrière de Fulci, qui se lance dans une série de films construits autour de scènes révulsives et illogiques (Frayeurs, L’Au-delà, La Maison près du cimetière, Le Chat noir).

Cette ode lancinante à la pourriture, qui fut expurgée par la censure française de plusieurs minutes traumatisantes au moment de sa sortie en salles, existe désormais, grâce au DVD et au Blu-ray dans sa sanglante intégralité.

Entre deux films fantastiques, Fulci réalise son unique polar, genre alors très en vogue en Italie. Situé à Naples, La Guerre des gangs (Luca il contrabbandiere, 1979) est le récit de la rivalité féroce qui oppose un trafiquant de cigarettes (Fabio Testi) et un caïd marseillais aux méthodes brutales (Marcel Bozzuffi) bien décidé à étendre son empire sur la ville. Mais la Camorra veille… Fulci injecte à un contenu réaliste des scènes de violence dignes de ses films d’horreur. Les maquillages sanglants et les trucages ordinairement réservés aux zombies et autres monstres se trouvent ici associés à des meurtres par balles ou des séquences de torture. Ce glissement de l’onirisme vers l’hyperréalisme le plus choquant transforme La Guerre des gangs, de simple polar de série, en authentique film malade, extrêmement malsain et à réserver aux plus endurcis des fans de Fulci.

Il faudrait consacrer à L’Au-delà (L’aldilà, 1981), fascinant poème d’horreur, un texte entier. Pour Frayeurs, lire sur ce blog http://olivierpere.wordpress.com/2012/07/07/frayeurs-de-lucio-fulci/

Le chant du cygne de Fulci est L’Eventreur de New York (Lo scartatore di New York, 1982), son film le plus crapoteux.

Après sa série de films d’horreur sensationnels commence une longue période de déclin pour Fulci, marquée par des films épouvantables et la maladie.

Conquest (1983)

Conquest (1983)

Conquest (1983) ne bénéficie pas d’une réputation très flatteuse. Le film compte parmi les derniers efforts – guère récompensés – de Lucio Fulci pour maintenir en survie le cinéma violent et baroque qui fit sa réputation à l’orée des années 80.

On décèle dans cette histoire de sorcières et de guerriers des réminiscences des obsessions sadiques et malsaines du grand alchimiste de l’horreur transalpine, mais le film entérine la dégradation de la production de genre, victime de producteurs sans scrupule ni imagination, du bâclage et du cynisme généralisés, et du déclin de l’inspiration de Fulci. Très fauchée, cette incursion italo-mexico-espagnole dans les contrées du cinéma barbare est néanmoins célèbre (et appréciée par certains cinéphiles déviants) pour son étrange photographie surexposée et laiteuse qui invite à regarder le film avec des lunettes de soleil, des effets gore, des monstres de carnaval et un homo érotisme de salle de gym qui nous change des Messieurs muscles asexués du Cinecittà des années 60.

Il ne fait aucun doute que 2072, Les Mercenaires du futur (I guerrieri dell’anno 2072, 1984) ne compte pas parmi les plus grandes réussites de Fulci, prisonnier d’un budget étriqué (dur pour un film de science-fiction) et d’un matériau médiocre (un plagiat des succès d’anticipation américain des années 80). Il n’empêche qu’à l’instar de son film d’heroic fantasy Conquest, Fulci parvient à sauver les meubles et à signer une honnête bande d’action qui se distingue par son ambiance visuelle (l’absence de décors est palliée par une lumière blanchâtre surnaturelle) et une violence délirante propre à son auteur. Le film fonctionne aussi comme une satire des médias et de la société de surveillance. Fulci prophétise le retour des jeux du cirque dans une Italie totalitaire, dominée par les écrans de télévision et les divertissements fascistes.

Fulci politique ? Sans doute pas, mais son humour noir et sa cruauté radicale lui avaient permis de railler, avec une lucidité ricanante la mort du cinéma italien de genre, la décadence d’un pays en même temps que son propre déclin professionnel.

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