Olivier Père

L’Homme qui voulait savoir de George Sluizer

L’Homme qui voulait savoir (Spoorloos/The Vanishing, 1988) de George Sluizer n’est pas un thriller comme les autres. C’est un film à suspense qui propose une réflexion sur le destin, le déterminisme et le caractère prémonitoire des rêves. Il accède ainsi à une discrète dimension fantastique qui ajoute à son pouvoir de fascination. Il doit notamment sa singularité à un récit constitué de boucles temporelles et de retours en arrière, dont la structure déjoue les codes du cinéma criminel. Il ne s’agit pas de démasquer un assassin (le classique « qui a tué ?» du « whodunit » littéraire ou cinématographique) mais de dévoiler par paliers successifs ses motivations, son modus operandi puis le sort de sa victime. Le cinéaste adapte avec fidélité la trame du bref roman de Tim Krabbé, L’œuf d’or, et retranscrit à l’écran la plongée dans les méandres de l’esprit d’un sociopathe, ainsi que la quête obsessionnelle d’un homme dont la fiancée s’est volatilisée sur une aire d’autoroute. Sluizer opte pour une construction en cinq parties qui fait succéder les points de vue par alternance et malmène la chronologie linéaire, avec différentes temporalités et natures d’images (évocations, visions, souvenirs) qui s’entrechoquent.

La première partie (24 minutes) suit le couple formé par Saskia (Johanna ter Steege) et Rex (Gene Bervoets) sur la route des vacances, jusqu’à la disparition de la jeune femme. Les deux vélos sur le toit de leur voiture est un clin d’œil à la passion que Tim Krabbé voue au cyclisme. La seconde partie (15 minutes) se déroule quelques jours avant la première, et montre Lemorne (Bernard-Pierre Donnadieu, dans le rôle de sa vie) préparer secrètement son plan diabolique, en parallèle d’une vie de famille en apparence paisible. La troisième partie (13 minutes) débute trois ans après la disparition de Saskia. Elle est consacrée aux efforts de Rex pour découvrir la vérité. Il est incapable de tirer un trait sur sa relation avec sa compagne, à laquelle il avait juré de ne jamais l’abandonner. La quatrième partie (10 minutes) revient sur le personnage de Lemorne de plus en plus intéressé par l’enquête que mène Rex sans relâche. La cinquième partie (40 minutes) met en scène la rencontre entre les deux hommes, leur voyage en voiture au cours duquel Lemorne fait le récit des événements qui l’ont conduit à concevoir un projet criminel (série de flash-backs, de ses 16 ans jusqu’à l’exécution de l’enlèvement). Lemorne propose un pacte inattendu à Rex qui va partager la même destinée de Saskia lors de l’horrible révélation finale. Un court épilogue conclut le film de manière glaçante. L’Homme qui voulait savoir propose les portraits croisés d’un tueur en série et d’un détective amateur habité par une obsession morbide. C’est bien entendu le premier qui bénéficie d’une étude plus fouillée, à la hauteur de sa complexité, de sa folie et de son intelligence machiavélique. D’abord incompréhensible, le plan de Lemorne se révèle le résultat d’un pari philosophique : si le héros est un homme capable d’excès, ce dernier peut faire le bien mais aussi le mal. Après avoir sauvé une enfant de la noyade, Lemorne va ainsi imaginer la chose la plus épouvantable (selon ses propres critères) qu’il puisse faire subir à un être humain. La confession de sa claustrophobie lors d’un contrôle de police fournit un indice au spectateur. Les pièges tendus par Lemorne, ses déplacements à la précision chirurgicales, ses manipulations et ses décisions imprévisibles évoque les tactiques d’un joueur d’échecs, l’autre passion de Tim Krabbé. A l’esprit scientifique de Lemorne, professeur de chimie qui calcule et chronomètre ses moindres gestes, répond l’irruption de l’irrationnel et de l’onirisme du côté de ses futures victimes. Lors d’une panne d’essence au milieu d’un tunnel, Saskia est plongée dans un état de panique. Elle évoque un rêve récurrent dans lequel elle est prisonnière d’un œuf d’or flottant dans l’espace, bientôt rejoint par un autre œuf dans lequel se trouve Rex. Ce cauchemar va prendre une valeur prémonitoire et se décliner en nombreux motifs visuels. Le cinéaste multiplie dans son film les effets de dédoublements et de symétrie (voir la scène où Rex, à la recherche de Saskia, croise un couple qui leur ressemble étrangement), et s’amuse à parsemer ses cadres de figures circulaires et lumineuses qui renvoient à l’œuf d’or du rêve de Saskia. Cela commence par la récurrence de phares de voitures jaunes ou des lampadaires dans la nuit, de l’épisode du tunnel jusqu’à l’ultime périple des Pays-Bas au midi de la France. L’image est encore plus frappante lorsque Rex retrouve au pied d’un arbre les deux pièces de monnaie enterrées par le couple après s’être fait le serment de ne jamais se quitter. Les occurrences ovoïdes peuvent aussi se tenter d’ironie, avec des objets plus triviaux comme une pelote, un fruit, un frisbee, des sous-bocks de bière, des balles de golf et même des cannettes gisant sur le sol comme des cercueils miniatures. Sulzer pousse l’humour noir en utilisant le symbole de la porte des toilettes des femmes du self-service pour évoquer le rêve de Saskia et le sort funeste qui l’attend : captive d’une figure circulaire. Le plan final exprime la réalisation du songe prophétique de la jeune femme, qui s’était également installé dans l’esprit de Rex comme par contamination : les deux amants côte à côte, enfermés dans des œufs perdus dans l’obscurité – en fait la première page d’un journal où les photographies de Saskia et Rex sont encadrés dans des ovales. Sulzer décrit un monde parsemé de signes à interpréter, véritables indicateurs d’une fatalité déjà écrite. Saskia et Rex sont impuissants à échapper à leur destin, tandis que Lemorne, dans sa mégalomanie, ne cesse de défier l’ordre des choses pour y imprimer sa volonté et son désir de puissance.

Film réédité mercredi 5 juin 2024 par Tamasa Distribution (toujours programmé au Grand Action, 5 rue des Écoles 75005 Paris).

Édition limitée Combo Blu-ray DVD édité par Sidonis/Calysta actuellement disponible, avec un livret dont le texte ci-dessus est extrait.

 

 

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6 commentaires

  1. MB dit :

    ce film m’avait filé le bourdon, je lui en veux encore aujourd’hui, le UNhappy end est démoralisant
    quant au remake américain qui n’a pas osé suivre cette voie et fourni un bon vieux happy end, il est lamentable

    • Olivier Père dit :

      plutôt que démoralisant je dirai traumatisant (en ce qui me concerne)
      c’est vrai que le remake est lamentable mieux vaut le passer sous silence.

  2. Comet dit :

    Merci pour votre analyse assez pointue. Ce film m’a été conseillé chez Metaluna et effectivement c’est un film qu’il faut voir. Dans le genre « cinéma européen » des années 80 assez extrême dans son parti pris, il m’a fait penser au film autrichien « Schizophrenia ». Les 2 films n’ont rien à voir mais chacun dans leur style ils vont au bout de leur démarche. Je ne sais pas ce que vous en pensez…

    • Olivier Père dit :

      Bonjour, oui vous avez raison, même si le traitement de la folie et de la violence sont différents dans les deux films, ils distillent un certain malaise comparable.
      Le film m’a aussi fait penser à Un jeu brutal de Brisseau (le biologiste interprété par Bruno Cremer, homme de science et de raison, développe une théorie métaphysique sur le Mal qui le conduit à assassiner des jeunes filles) et à Irréversible (sur les effets de prémonition qui jalonnent le film de Gaspar Noé, fan du film de Sluizer qui s’en est souvenu sans doute de manière inconsciente.)

  3. Ben dit :

    Un film qu’appréciait beaucoup Kubrick. C’est dans ce film qu’il a découvert l’actrice qui devait jouer dans « Aryan Papers ».

  4. Olivier Père dit :

    Oui. La formidable Johanna ter Steege.

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