Hideo Nakata a fait une entrée remarquée dans le cinéma d’horreur, avec Ring (Ringu, 1998), film d’angoisse au succès mondial qui ne repose pas sur les effets spéciaux et le sang, mais sur la suggestion. Dans Ring, une femme maléfique enterrée vivante dans un puits se venge par l’intermédiaire d’une cassette vidéo qui fait mourir d’effroi ou rend fou quiconque la visionne. On reconnaît dans Ring les motifs des contes de fantômes classiques souvent adaptés par cinéma japonais (Kwaidan de Kobayashi, les films de Kenji Misumi et Nobuo Nakagawa dans les années 60), transposés dans un univers technologique moderne. Le talent du cinéaste est de faire tenir debout cette mixture improbable entre Videodrome et La Maison du diable, sans jamais se perdre dans la surenchère ou la dérision. Avec un minimum d’effets visuels (compensés par une bande son incroyable), Nakata a réussi un film terrifiant, capable d’arracher des cris aux plus endurcis des spectateurs, en partant de notations anodines pour culminer avec un final proprement insoutenable. Le triomphe de Ring va engendrer plusieurs suites au Japon et des remakes américains, parfois réalisés par Nakata lui-même, ainsi que des copies et imitations dans toute l’Asie. En 2001, il nous parlait de sa conception d’un genre délaissé par les Japonais depuis des décennies, avant l’explosion de la J-Horror à la fin des années 90.
Comment avez-vous procédé pour adapter au cinéma le roman dont est tiré Ring ?
J’ai été assez fidèle au roman de Koji Suzuki. J’ai principalement modifié deux choses : dans le livre, le protagoniste était un homme, et j’ai préféré le transformer en une femme qui lutte pour son enfant pendant une semaine. Nous avons également ajouté l’apparition du fantôme, à la fin du film, avec le consentement, et même l’enthousiasme, de l’auteur. Une voyante ayant vécu au Japon il y a quatre-vingts ans a servi de modèle au personnage de la mère de Sadako. J’ai essayé de créer une ambiance bizarre et onirique. J’ai beaucoup travaillé avec le scénariste pour trouver des images qui évoqueraient le rêve d’un aveugle, en prenant comme référence Un chien andalou de Luis Buñuel et les mangas d’horreur. La scène du miroir qui bouge sur le mur m’a été inspirée par ma rencontre avec une actrice médium. Le plan des écritures en mouvement provient de l’expérience d’un ami du scénariste qui voyait les lettres bouger toutes seules quand il lisait le journal. On a utilisé pas mal de trucages, surtout pour les images de la cassette maudite. Mais pour le reste du film, je n’ai pas voulu abuser des effets numériques, qui restent très discrets, à la différence des films américains.
Le son joue un rôle important dans le film
J’ai conscience de l’importance du son dans les films d’horreur. Le film qui m’a le plus influencé pour Ring est La Maison du diable de Robert Wise. Avec les techniciens, nous avons beaucoup travaillé sur la création de sons bizarres, anormaux. Dans une scène, nous avons modifié le son de la pluie qui tombe pour mettre le spectateur mal à l’aise. Nous avons utilisé en tout cent pistes sonores : cinquante pour la musique et cinquante pour les bruitages.
Le film n’exprime-t-il pas une sorte de revanche de l’image contre le spectateur ?
La haine de Sadako engendre directement des images vidéo, qui sont ensuite dupliquées pour répandre la malédiction. Les spectateurs ont eu peur après Ring de regarder des cassettes vidéo. Je suis d’accord pour parler de vengeance de l’image à propos du film. Lorsque j’étais enfant, j’éprouvais une véritable terreur devant un puits de campagne, qui me semblait être une des portes de l’enfer. Inconsciemment, le puits qui m’a traumatisé dans mon enfance m’a sans doute inspiré pour Ring. Mais le puits est également un élément récurrent de la littérature fantastique japonaise, souvent lié aux femmes fantômes.
Il existe des similitudes entre Ring et votre film Ghost Actress, réalisé en 1996.
Ghost Actress racontait l’histoire d’un studio de cinéma hanté. On y trouve au moins un point commun avec Ring et sa suite, puisqu’il y est aussi question d’une cassette qui porte malheur aux gens qui la regarde. C’était avant même que je lise le roman de Koji Suzuki. Un jeune réalisateur commence son premier film dans ce studio et lors des tests de caméra, les opérateurs découvrent des images qu’ils n’ont pas filmées, et qui provoquent la mort accidentelle des membres de l’équipe de tournage, un par un. J’ai été le premier surpris de constater les similitudes entre l’histoire de ce film et Ring. Dans Ghost Actress, j’avais davantage montré le fantôme dans scène finale, et c’était moins efficace. C’est pour cela que dans Ring j’ai choisi de cacher le visage du fantôme, de le dissimuler derrière ses cheveux. Le résultat est beaucoup plus terrifiant.
Vous avez travaillé sur des films érotiques au début de votre carrière. Voyez-vous des points communs entre horreur et érotisme ?
Oui. Tatsumi Kumashiro et Masaru Konuma, deux réalisateurs très excentriques de la Nikkatsu dont j’ai été l’assistant, ont inventé des astuces de mises en scène très différentes pour contourner la censure et filmer des actes sexuels simulés. Kumashiro a choisi de reculer la caméra et de filmer les scènes d’amour en plans d’ensemble, afin de pouvoir tout montrer. Cela donne un résultat pas très excitant à mon goût, mais intéressant du point de vue cinématographique. Konuma au contraire a essayé de trouver une solution pour moins montrer et obtenir un résultat plus excitant, à l’aide du gros plan par exemple. J’ai un peu suivi son modèle dans le domaine de la peur. Les sensations érotiques et la peur sont voisines, ce sont deux formes primitives d’émotion. Sur Ring 2, j’ai découvert une vraie sensualité qui se dégageait d’un gros plan du visage terrifié de l’actrice principale.
Que pensez-vous de Kiyoshi Kurosawa qui oeuvre sur le même terrain que vous ?
J’appartiens à la même génération de cinéastes que lui, même si je suis plus jeune que lui (Nakata est né en 1961, ndr), et nos carrières sont toutes les deux marquées par la diversité des supports et des genres cinématographiques abordés. Mais je crois que j’appartiens plutôt à la vieille école des cinéastes, puisque j’ai d’abord été longtemps assistant et que je travaille davantage dans un registre du cinéma de divertissement. Kurosawa fait un cinéma sans concessions, qui ne se préoccupe pas des goûts du public.
Avez-vous été surpris par l’impact mondial de Ring ?
La mode des films d’horreur n’existait pas encore au Japon lors de la sortie de Ring. Je pense que le film a comblé une attente des spectateurs. La société de production a vendu les droits de Ring à la société Dreamworks, mais il faut attendre les conclusions de la grève des scénaristes à Hollywood pour que le projet puisse être mis en chantier. (Le Cercle sortira en 2002, réalisé par Gore Verbinski, avec Naomi Watts dans le rôle principal, et rencontrera un énorme succès commercial aux Etats-Unis et dans le monde, ndr.)
Propos d’Hideo Nakata recueillis en 2001.
Ressortie en salles de Ring (avec Dark Water et Audition) le mercredi 13 avril, distribués par The Jokers / The Bookmakers.
Je vais développer le symbolisme des cheveux dans ce film.
Les cheveux, par leur croissance post-mortem, tissent un lien fascinant entre le monde des vivants et celui des esprits, un motif exploré depuis les mythes anciens jusqu’à la littérature moderne. Dans Yotsuya Kaidan (1825), les cheveux désordonnés de l’onryō Oiwa incarnent sa rage surnaturelle, tandis que dans Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu, une nouvelle gothique, où la vampire Carmilla, avec sa longue chevelure sombre, incarne une féminité séduisante, mais mortelle. Les cheveux de Carmilla, souvent décrits comme luxuriants, contrastent avec leur association à la mort et à la prédation, un motif repris dans l’esthétique de Muriel/ Barbara Steele dans Les Amants d’outre-tombe de Mario Caiano.
Dans la tragédie Oreste d’Euripide, 408 av. J.-C, les Érinyes tourmentent Oreste pour le matricide. Oreste décrit les Érinyes comme des femmes « aux cheveux de serpents » soulignant leur aspect terrifiant et leur rôle de persécutrices.
Dans Ring, les cheveux longs, noirs et mouillés de Sadako, masquant son visage, sont un symbole puissant, ancré dans le folklore japonais et les angoisses modernes. Inspirés des yūrei et onryō, esprits vengeurs féminins des traditions kabuki et nô, ils incarnent une féminité brisée, reflétant la rage et la douleur d’une femme trahie, assassinée et jetée dans un puits. Contrairement à l’idéal japonais de cheveux soignés, symboles de beauté, ceux de Sadako, désordonnés et organiques, évoquent une révolte contre les normes sociales et un état liminal entre vie et mort, les cheveux continuant de pousser post-mortem.
Leur texture, comparée à des tentacules, et leur lien avec l’eau renforcent l’image d’une malédiction virale, se propageant comme une entité vivante via la cassette maudite. Ce motif capillaire, à la fois traditionnel et moderne, amplifie l’horreur de Sadako, notamment dans la scène iconique où elle émerge du téléviseur, ses cheveux accentuant son aura spectrale et menaçante.
Ayant revu récemment Les Amants d’outre-tombe de Mario Caiano 1965, une comparaison peut se faire en effet Barbara Steele incarne 2 rôles, Muriel et Jenny, avec une distinction visuelle marquée par la couleur de leurs cheveux : Muriel, la femme infidèle et sombre, a les cheveux noirs, tandis que Jenny, plus innocente, est blonde. Les cheveux noirs de Muriel, montrés comme longs et plaqués sur son visage tuméfié, contribuent à son image de fantôme spectral et menaçant, renforçant l’atmosphère gothique du film. Cette apparence, particulièrement dans les scènes d’apparitions, est particulièrement saisissante, évoquant une beauté macabre et une présence inquiétante, créé un parallèle visuel avec l’esthétique de Sadako. La photographie en noir et blanc de ce film accentue l’effet dramatique de sa chevelure.
La scène du téléviseur
La scène où Sadako émerge du téléviseur pour tuer Ryūji Takayama est l’un des moments les plus emblématiques et terrifiants du cinéma d’horreur.
Vers le point culminant de Ringu, Reiko Asakawa et son ex-mari Ryūji enquêtent sur la vidéocassette maudite, qui tue ses spectateurs sept jours après visionnage. Pensant avoir brisé la malédiction en découvrant le corps de Sadako dans un puits, ils croient être sauvés. Cependant, la scène débute avec Ryūji seul dans son appartement, travaillant sur un essai. Le téléviseur s’allume soudainement de lui-même, affichant l’image granuleuse du puits, mêlant le naturel et le technologique pour créer un malaise immédiat.
Sadako émerge du puits avec des mouvements saccadés, obtenus par un montage inversé de l’actrice Rie Inō marchant à l’envers, une technique inspirée du kabuki qui accentue son caractère surnaturel. En traversant l’écran, elle brise la frontière entre le monde fictif de la cassette et la réalité, un moment visuellement choquant.
La caméra alterne entre des plans moyens de Ryūji, figé par la peur, et des gros plans sur Sadako, renforçant l’intimité oppressante de la menace. Le design sonore, avec un bourdonnement statique et des silences ponctués de bruitages minimalistes, amplifie la tension, rendant l’horreur viscérale.
Cette scène s’inscrit dans la tradition des yūrei et onryō, incarnée par Sadako avec ses cheveux noirs et sa robe blanche, tout en modernisant ces figures via la technologie de la cassette. Elle reflète les angoisses japonaises des années 1990 face à la viralité des médias et à l’invasion du privé par des forces incontrôlables.
La mort de Ryūji, un personnage rationnel, souligne l’impuissance face à cette force surnaturelle, tandis que l’émergence de Sadako illustre la peur d’une perte de contrôle face à l’invisible. Ce moment incarne le thème central de Ringu : la propagation virale de la peur et de la mort, préfigurant les inquiétudes modernes sur les médias.
Ringu(1998) – Ryuji’s Death (4KUltra HD) :
https://www.youtube.com/watch?v=nFIk45uH2qo
Sources consultées :
« Enfers et fantômes d’Asie » un catalogue d’expo passionnant décrit à travers des supports variés comme les peintures bouddhiques, estampes celles d’Hokusai, le théâtre Nô, l’opéra de Pékin, le cinéma J-Horror, les films de kung-fu horrifique cela doit être quelque chose ! les mangas et des œuvres contemporaines.
Carmilla de Sheridan Le Fanu
Oreste d’Euripide (vers 256-257)